Un roman à côté duquel il ne faut pas passer !
Dans La double vie de Jesús, Enrique Serna brosse le portrait magnifique d’un homme aux convictions enracinées, emporté par un amour fou, explosant les apparences morales, dans le contexte politique effrayant du Mexique.
Jesús Pastrana, militant au PAD (Parti d’Action Démocratique) depuis vingt ans, attend la reconnaissance de son implication. Il veut être désigné comme candidat à la mairie de Cuernavaca dans l’État de Morelos, au Mexique. Son programme est simple : en finir avec toute la corruption qui affaiblit le pays, restaurer un État de droit.
Il mène une vie exemplaire entre son épouse et ses deux enfants, fait preuve d’une honnêteté indéfectible dans ses fonctions de Commissaire aux comptes de la mairie. Sa croisade est soutenue par Felipe Meneses, journaliste à El Impartial. Aussi, quand on lui annonce que le Comité directeur a porté son choix sur Manuel Azpiri, un membre corrompu qui ne changera rien, qu’on ne lui offre qu’un petit lot de consolation, il “pète les plombs”. Il part se soûler dans un piano-bar puis lève un travesti dans la rue, attiré par son allure et sa beauté. C’est une révélation de sensations qu’il ne ressent plus avec son austère épouse, un coup de foudre sexuel. Cependant, il a conscience que sa liaison avec celui qui se fait appeler Leslie doit rester secrète s’il veut garder sa réputation.
Après une dénonciation avortée de la corruption du candidat désigné par le parti, Jesús reçoit un dossier explosif, la copie de tous les titres des propriétés acquises récemment par Azpiri avec un petit mot : “Une modeste contribution à votre lutte pour assainir la mairie.” Le scandale est énorme et on lui propose l’investiture. Le lendemain, en arrivant sur son lieu de travail, il trouve Fabbio Alcántara qui se présente comme l’avocat de celui qui lui a fourni le dossier. Celui-ci veut le rencontrer tout en gardant l’anonymat. Jesús refuse un rendez-vous à l’aveugle. C’est en s’asseyant à son bureau qu’il heurte une mallette Louis Vuitton remplie de grosses liasses de dollars. Avant de rentrer en campagne, il veut revoir Leslie une fois encore. Il la trouve tabassée, torturée dans son appartement saccagé. À l’hôpital, pour la faire soigner il doit menacer, révèle sa fonction à la mairie et donne son nom. Il découvre aussi qu’elle est la sœur jumelle du chef d’un fameux gang, un chef de narcotrafiquants qui le fait amener chez lui par ses gorilles…
Avec le parcours de Jesús, Enrique Serna dresse un tableau effarant de la situation politique du Mexique, un Etat où la corruption règne en maîtresse absolue, où la direction du pays est dictée par des gangs. Tout est prétexte à enrichissement illégal que ce soit par les actions délictueuses des cartels ou la déchéance des élus avides de pots-de-vin. Il donne une description précise, sans fards, des liens qui unissent les “responsables” politiques, les édiles à la tête des administrations et le grand banditisme. C’est la situation française avec la lente démolition et la décadence de l’État, l’hémorragie du Trésor public, mais sans, encore, les enlèvements, les extorsions, la terreur.
Dans ce contexte dantesque, l’auteur place un personnage atypique qui croit en la Justice et rêve d’un État gouverné avec équité et probité. Fidèle à ses convictions partagées par un petit noyau d’individus utopistes, il veut sortir sa ville du marasme où elle se trouve.
Serna met son héros dans une position on ne peut plus scabreuse quand celui-ci découvre les plaisirs, les délices de l’amour physique avec ce travesti, un amour qui évolue vers plus de sentimentalité quand il prend conscience des relations sans joies qu’il entretient avec sa revêche épouse qui vit comme un pensum tout rapprochement charnel. Et cet amour va tout bouleverser, remettre en cause des principes de vie qui volent alors en éclats. Comment concilier cet amour “amoral” avec ses idéaux ? Le romancier illustre à merveille la complexité de l’existence quand il faut conjuguer passion et raison.
Enrique Serna concocte autour de ce personnage attachant, lunaire, décalé, une histoire dense, riche, d’une grande richesse narrative avec une galerie de protagonistes d’une grande qualité, quel que soit le bord auquel ils appartiennent. Le tout est conté avec un humour ravageur, un sens du récit remarquables, des images fortes concernant ces politiques véreux, ces mafieux sordides. Cependant, dans un souci d’exhaustivité, il donne tous les points de vue avec une égale qualité, faisant expliquer les choix et les motivations.
La double vie de Jesús est un roman à l’humour corrosif, à découvrir sans retard par un auteur à lire sans modération.
serge perraud
Enrique Serna, La double vie de Jesús (La doble vida de Jesús), traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry, Editions Métailié, Bibliothèque hispano-américaine, août 2016, 368 p. – 21,00 €.