L’Argentine post-dictature où malgré les apparences rien n’a changé
Une histoire déjà lue mille fois. Une mort étrange, un journaliste un peu solitaire et mélancolique qui enquête, qui gêne, et puis, d’autres morts de plus en plus suspectes à mesure qu’il se rapproche de la vérité. On connaît tout ceci par cœur. Cela nous intéresse à peine. Mais il faut faire confiance à l’auteure qui a bien conscience qu’une histoire pareille n’a aucun intérêt, que ce qui compte, c’est le contexte dans laquelle elle se déploie, la façon de la raconter, la façon de raconter autre chose, d’aller plus loin que les simples faits pour toucher du doigts ce dont on n’a pas conscience ou ce que l’on préfère ignorer.
Reprenons. Nous sommes donc en Argentine dans les années 2000, un jour, une jeune femme se tire une balle dans la poitrine en pleine rue après avoir menacé un homme qui n’a même pas réagit. Qui était-elle ? Qui était-il ? Pourquoi ce geste extravagant et funeste ? C’est un incident intrigant mais qui semble sans importance. Pourtant, la justice est sous pression. L’affaire est classée vite fait et les éléments de l’enquête enterrés au plus profond de la préfecture de police.
Un journaliste, troublé par le sort de la jeune femme, poursuit l’enquête dans son coin, sans comprendre qu’il ouvre la boîte de Pandore et met en danger son entourage. Ce qui l’intéresse, au fond, ce ne sont pas les faits (qui était l’homme menacé, pourquoi voulait-elle sa mort), c’est de comprendre le basculement vers le suicide, ce quart de seconde où tout change et après lequel elle retourne l’arme contre elle-même. Evidemment, c’est une quête vaine, tout le monde le lui répète. Mais il continue.
Ce livre est donc un polar, mais un polar à mèche lente. Et qui, sans avoir besoin d’une explosion étourdissante, ne laisse à la fin qu’un champ de ruines. Tout ceci est raconté de manière sèche et rapide, mais baignant dans une poésie discrète et mélancolique. Mélancolique car tout le monde à l’air triste de ceux qui n’ont pas bien supporté les désillusions de la vie. Il est répété à plusieurs reprises qu’il faut parfois savoir sacrifier une pièce pour en sauver une plus importante. Tous ont déjà expérimenté cela, et personne ne s’en est vraiment remis (“Quel courage y a-t-il à s’efforcer de rester toujours debout au lieu de se laisser enfin tomber ?”). C’est ce qui rend leur teint pâle et leur regard vide. Sans émotions.
Un personnage nous dit de la victime : “…ce qu’elle cherchait était suffisamment important pour qu’il y ait un mort”, comme ça, alors qu’il ne la vue que de loin, comme si c’était écrit sur son front, comme si l’odeur du drame flottait dans l’air, sans que cela n’étonne qui que ce soit. Une certaine lassitude règne. Seul un personnage de barman semble encore heureux et bienveillant. Sans doute est-il encore assez jeune pour ne pas percevoir la brutalité du monde qui l’entoure.
La brutalité, justement, vient d’un personnage mystérieux. L’auteure s’est souvenue de l’adage selon lequel l’histoire est bonne si le méchant est bon. Et là il l’est. Et c’est peut-être là au fond le cœur du livre, ce qui le rend si marquant : la description, ou plutôt l’évocation du méchant. Car on ne sait pas qui c’est, ni quels sont ses réels pouvoirs. Et c’est justement ce qui fait sa force : il agit dans l’ombre, son existence même est discutée, et les rares personnes le côtoyant savent que la moindre maladresse de leur part aura une conséquence immédiate et définitive.
Se dessine alors une figure du Mal dont le seul fait de prononcer le nom, peut entraîner une catastrophe (“Si tu en faisais partie, tu ne prononcerais jamais ce mot. Ceux qui n’en sont pas et qui le prononcent sont morts deux heures après.”). Un Mal dont beaucoup voudraient s’approcher (son pouvoir illimité peut faire rêver) mais le prix à payer pour cela est énorme. Ne doutons pas que ce qui nous est raconté ici est l’Argentine post-dictature où malgré les apparences rien n’a changé : le pouvoir, l’influence sont toujours aux mains des mêmes personnes, qui ne sont pas forcément celles qui sont en pleine lumière. Et la justice, les médias, la police sont encore en leur pouvoir. Se rapprocher de ce pouvoir, c’est prendre de gros risques. En connaître l’existence, c’est déjà être condamné.
Alors oui, finalement, il reste une émotion : la peur.
matthias jullien
PS : Le titre français est hors sujet, oublions-le. Le titre original est La Tension del umbral. Littéralement, la tension du seuil. En électronique, la tension de seuil d’une diode correspond à la tension minimale de fonctionnement en-dessous de laquelle celle-ci ne peut pas fonctionner. Cela n’a aucun rapport. Alors quoi ? Peut-être s’agit-il de la tension ressentie lorsque l’on se trouve au seuil de la folie, de la mort ou du désespoir ? Une idée de vertige face à la complexité et la cruauté du monde.
Eugenia Almedia, L’échange (titre original : La tensión del umbral), traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, 2016, 249 p.