F. Le Moal se penche sur la Serbie pendant la Grande Guerre
Frédéric Le Moal, collaborateur du Litteraire, publie une nouvelle étude historique. Après s’être penché sur les rapports franco-italiens pendant la Première Guerre mondiale, il poursuit ses recherches en s’intéressant cette fois-ci à la Serbie. Docteur en histoire, ce spécialiste de l’histoire des relations internationales enseigne au lycée militaire de Saint-Cyr. C’est dans ces vénérables murs, autour d’une table du “labo d’histoire” encombré de cartes et de livres, qu’il nous a accordé cet entretien.
Dans quel cadre ce livre sur la Serbie pendant la Grande Guerre s’inscrit-il ?
Cette étude inaugure une collection dirigée par le colonel Frédéric Guelton, chef du département de l’armée de Terre au Service Historique de la Défense, et publiée par les éditions 14–18. Elle vise à offrir au plus grand nombre de lecteurs une étude sur chacun des pays qui ont participé à la Première Guerre mondiale.
Pourquoi avoir commencé la collection par la Serbie, pays secondaire fort éloigné des fronts majeurs de l’Ouest ?
Il paraissait logique de commencer la collection par la Serbie. Ce pays, on le sait, a joué un rôle de premier plan dans le déclenchement de la catastrophe et il est, avec l’Autriche-Hongrie, le premier à entrer en guerre dès le 28 juillet 1914. Par là-même, le processus de montée à la guerre pouvait être analysé sous l’angle des affaires balkaniques, fort complexes mais essentielles, pour comprendre les raisons de l’éclatement du conflit. Ensuite, la Serbie rassemble plusieurs caractéristiques majeures de la Grande Guerre tout en ayant un certain nombre de spécificités.
C’ est-à-dire ?
Je m’explique. L’histoire de ce pays nous renvoie aux semaines cruciales de l’été 1914 quand la guerre de mouvement, par sa rapidité, doit décider rapidement de l’issue du conflit. Or, grâce à leurs victoires du Tser, du Jadar et surtout de la Kolubara, les Serbes repoussent l’envahisseur austro-hongrois, stabilisent le front balkanique, ce qui contraint l’Autriche-Hongrie à faire la guerre sur deux fronts. De plus, malgré les drames de la défaite de la fin de 1915, les Serbes ne signent pas de paix séparée et poursuivent le combat jusqu’en novembre 1918. On se trouve ici face à l’une des problématiques majeures de l’historiographie actuelle : comment expliquer cette combativité des soldats, malgré les innombrables souffrances ? Force est de reconnaître que la puissance du sentiment national galvanise les civils comme les militaires.
Le patriotisme est donc très fort chez les Serbes ?
Ne tombons pas dans l’exagération et les outrances de la propagande de l’époque qui nous présente des soldats debout face à la mitraille ! L’attachement à la patrie et à son sol provoque, chez les Serbes, une volonté indéniable de lutter contre l’envahisseur. Cela se fait sans enthousiasme débridé mais avec le sentiment du devoir de défendre sa terre, sa famille et son Etat. Il existe bien un consentement à la guerre chez la plupart des Serbes. Cela dit, la population, comme l’élite dirigeante, est traversée de doutes pendant toute la période. Des tentations de paix séparées s’expriment dès 1914 et l’armée traverse une grave crise morale en 1917, à l’instar de l’ensemble des troupes européennes. La Grande Guerre est une guerre pour la nation. L’oublier, c’est mettre de côté tout un pan d’explication et de compréhension.
On est frappé par la violence subie par les Serbes dès 1914…
C’est tout à fait exact. Là aussi, nous rejoignons une thématique actuelle, celle de la violence sur les civils. C’est d’autant plus intéressant que la Serbie appartient à la liste réduite des pays occupés pendant la Première Guerre mondiale. En effet, dès l’invasion austro-hongroise de 1914, des violences d’une intensité inouïe s’abattent sur les civils. Le fait qu’elles aient été reprises, et parfois amplifiées par la propagande de l’Entente, ne doit rien retrancher de leur réalité. Les ordres donnés par le commandement s’expliquent, certes, par la crainte des francs-tireurs, mais aussi par la volonté de détruire la nation serbe. C’est particulièrement net lors de l’occupation du pays. Les Bulgares sont les plus acharnés à effacer toute trace de la culture serbe, et s’acharnent sur les livres, les icônes, et les hommes. Cela dit, ne faisons pas des Serbes d’innocentes victimes. Ils ont massacré eux aussi des civils pendant les guerres balkaniques et lors de la « libération » des terres slaves de la Double Monarchie. Les Serbes se trouvent à la conjonction de deux violences, celle habituelle chez les peuples des Balkans toujours tentés par l’épuration ethnique, et celle propre à la violence industrielle du conflit mondial.
Comment passe-t-on de la Serbie de 1914 à la Yougoslavie de 1918 ?
Par des chemins très tortueux ! la guerre est l’occasion pour les dirigeants serbes, le roi Pierre Ier, le prince régent Alexandre et surtout le président du Conseil Pašić de réaliser le rêve de la Grande Serbie, première étape avant la « libération » des autres Slaves du sud réunis dans une Yougoslavie dominée par les Serbes. Les obstacles sont très nombreux : les projets concurrents des Yougoslaves de la Double Monarchie, du Comité yougoslave de Londres, les réticences et les arrière-pensées des Alliés, l’hostilité des Italiens et bien sûr les vicissitudes de la guerre. Tous ces éléments poussent Pašić entre 1917 et 1918 à composer avec ses rivaux. Mais, avec un sens consommé de la manœuvre et un cynisme glacé, il parvient tout de même à ses fins. La Yougoslavie naissante de 1918 est bel et bien dominée par les Serbes, en position de force militaire et politique.
Au vu des évènements ultérieurs, on peut s’interroger sur la viabilité de cet Etat yougoslave, non ?
Cette question alimente les querelles historiographiques entre historiens serbes et croates, anglo-saxons et français. L’une des erreurs, à mon sens, a été de suivre le schéma de l’Etat-nation à la française, centralisateur, qui ne prend pas en compte l’existence de minorités nationales. C’était une vision particulièrement inadaptée à l’Europe centrale et orientale. Un tel système politique ne pouvait pas être perçu autrement que comme autoritaire. Mais un système fédéral aurait-il davantage fonctionné ? La réponse se trouve peut-être chez Jacques Bainville qui écrit avec raison : « Qui dit fédération dit fédérateur » !
En un mot, la Serbie pendant la Grande Guerre ?
Une nation qui ne veut pas mourir.
Propos recueillis à Saint– Cyr L’Ecole par Frédéric Grolleau le 10 décembre 2008.
Frédéric Le Moal, La Serbie, 1914–1918. Du martyre à la victoire, Paris, 14–18 Editions, 2008, 25,00 euros. |