Toute la ville parle
Le film ouvre sur la magnifique baie d’Alger. Un fond de musique. Gazouillement d’oiseaux. Des rumeurs de vagues. De lointains bruits de voitures.
La ville. Et sa diversité architecturale, sociale, linguistique. Un espace urbain. Et sa beauté naturelle qui subjugue. Alger. Empêtrée dans ses tracas quotidiens mis à nu par les diverses conversations que la caméra capte à travers les baies des immeubles, témoins de la richesse architecturale de la Ville-Monde.
À travers cet entretien, Hassen Ferhani, le réalisateur des Baies d’Alger dévoile les dessous de ce premier court métrage qui mérite d’être connu et vu.
Dans quelles conditions ce premier court-métrage a – t-il été réalisé ?
C’était en 2006. A cette époque, je vivais à Alger. J’activais au sein d’une association à vocation culturelle : “Chrysalyde ». Les baies d’Alger a été réalisé dans le cadre d’un appel à projet lancé par Katia Kaméli, vidéaste franco-algérienne. En l’espace d’un mois, il fallait réaliser cinq nouveaux courts métrages axés sur notre vision contemporaine d’Alger. J’ai saisi cette opportunité en envoyant une ébauche des Baies d’Alger. Et mon idée a été sélectionnée parmi une trentaine de projets.
Katia Kaméli est venue à Alger en compagnie d’un chef opérateur et d’une monteuse. Du matériel a été mis à notre disposition pour la réalisation de ces films.
Le repérage des lieux du court métrage et l’écriture des projets des cinq films ont duré une semaine. Nous avons travaillé collectivement. L’idée étant que chacun s’investisse dans la réalisation des cinq courts métrages.
Concernant Les baies d’Alger, nous avons visité plusieurs lieux avant de décider de filmer à partir de l’immeuble Lafayette qui se situe sur le Boulevard Mohamed V, en plein coeur d’Alger. Le tournage et le montage ont duré deux jours et six jours pour la réalisation.
Pourquoi avoir choisi cet emplacement comme lieu de tournage ?
L’immeuble Lafayette offre une vue imprenable sur la ville d’Alger. Cet édifice permet de dominer la ville au point où on peut même capter des immeubles situés dans de petits quartiers à Alger centre. Nous avons filmé en plan séquence à partir d’un balcon, avec une caméra fixe sur pied. Cette dernière pivote mais ne bouge pas. Elle fait des panoramas, zoome et dé-zoome.
Quels sont les facteurs qui ont présidé au choix de filmer les fenêtres de ces immeubles situés à Alger centre ?
Ma démarche n’était ni architecturale, ni urbanistique, encore moins esthétique. Le choix de ces immeubles s’est fait sur la base de deux éléments. D’une part, parce que je m’intéresse à l’architecture d’Alger et à son histoire. Et d’autre part, car je voulais mettre en exergue la richesse et la diversité architecturales du centre d’Alger où se côtoient une diversité de styles architecturaux datant de différentes époques : périodes ottomane, coloniale, post coloniale, celle des années 1980, 1990…
J’ai été fortement marqué par la diversité et la beauté du paysage architectural algérois. Et c’est cet aspect qui m’a incité à faire d’Alger le personnage principal du film. La ville remplace physiquement les acteurs qui ne sont présents dans le court-métrage que par leur voix.
Par ailleurs, je savais exactement quel immeuble il fallait filmer et sur quelle fenêtre il fallait s’arrêter grâce au travail de repérage que nous avions fait avec un appareil à photos.
Mais avec du recul, je n’aurai peut être pas choisi Alger centre. J’aurai sans doute porté mon choix sur un autre angle d’Alger. Je me sera probablement intéressé à la nouvelle architecture qui est en passe de dominer le paysage de la ville. Et d’ailleurs, cette architecture « chaotique » (bina fawdaoui) existe partout dans le monde.
Le court-métrage met en scène une approche originale qui ne donne pas voir mais à entendre. La caméra se déplace d’un immeuble à un autre. Et en jouant le rôle de l’oeil du spectateur, elle devient un personnage narrateur. La caméra a plusieurs fonctions : elle regarde, observe, découvre, met à nu. N’y a –t-il pas là une idée de voyeurisme ?
Les baies d’Alger est un premier film. Et comme le thème de l’appel à projet portait sur notre vision contemporaine d’Alger, j’ai pensé à un dispositif où l’oeil serait sollicité pour se promener d’une baie à une autre. Je crois bien que j’avais une envie d’expérimenter et d’innover.
Tout au long de ce film, il y a une idée de voyeurisme. Mais dans un sens non péjoratif. Je ne pense pas qu’il y ait cette volonté de m’immiscer dans la vie privée des gens. C’est un oeil fouineur qui revêt une dimension subjective. Il va chercher là où on ne peut pas avoir accès. Il s’introduit à l’intérieur des foyers et met à nu ce qui est de l’ordre du caché tout en gardant dans le secret l’identité physique des personnes qui parlent derrière les baies. La caméra joue le rôle de témoin qui rapporte des discussions sans que les acteurs et les actrices soient visibles à l’écran. Raconter une histoire sans les images est une démarche qui a des effets très percutants. Le spectateur écoute et imagine. Lors d’un festival de courts-métrage, quelqu’un m’a dit un jour : toi tu rentres par la fenêtre et non par la porte. J’ai trouvé cette remarque très pertinente.
Le film propose une démarche participative. Il sollicite l’imagination et l’ouïe du spectateur…
En réalité, le procédé n’est pas nouveau. Il existe déjà. Mais en Algérie, les réalisations cinématographiques ne sont pas toujours innovantes. Mon objectif visait la recherche et l’application de nouveaux procédés afin d’éviter un retranchement cinématographique. Je voulais surtout éviter de reproduire une approche classique.
Il m’avait semblé tout à fait possible de faire du cinéma sans la présence physique des personnages. Un jour, quelqu’un m’a dit lors d’une projection de ce documentaire que pour chaque scène et pour chaque appartement, il imaginait les personnages, les scènes et l’intérieur des maisons. Une fois que l’imaginaire se met en mouvement, le spectateur endosse le rôle symbolique de réalisateur du film. Il crée ainsi sa propre mise en scène.
Les personnages parlent mais ne sont pas visibles à l’écran. Comment as-tu procédé pour mettre en scène leurs voix ?
Les hommes et les femmes qui ont prêté leur voix pour le film ne sont ni acteurs ni comédiens à l’exception du personnage qui joue le rôle du « trabendiste ». Certains font partie de mon réseau amical. D’autres sont des membres de ma famille. Ce court métrage m’a permis d’expérimenter et de gérer plusieurs situations. J’ai du diriger au moins une quinzaine de plateaux. J’ai fait le choix de ne pas écrire mot à mot les dialogues. J’ai juste noté les grandes lignes. A titre d’exemple, pour la première séquence où deux jeunes parlent et jouent de la guitare, j’ai écrit :
* Madani me parle de chômage
* Madani joue guitare
* Madani me parle de devenir une star …
Une fois que je détermine le sujet, j’explique ma démarche aux personnes qui ont accepté de participer au film. C’est une manière de les mettre en situation. Puis je leur laisse une liberté de parole. Je tenais à ce que les conversations ne soient ni définies au préalable ni dirigées. Il arrivait aux personnes qui se sont prêtées au jeu de converser pendant deux heures sans qu’elles soient interrompues. Et vu que le film était un court-métrage, dès fois, je ne retenais que cinq minutes de conversations. Il y avait une complicité entre les personnages qui se rencontraient dans une ambiance, très souvent, conviviale et parlaient de leur vécu sans la présence de la caméra. Leurs discussions étaient enregistrées.
Dans la séquence où il était question de l’organisation d’une cérémonie de mariage, trois femmes, ma tante et deux voisines, s’entretiennent de la tenue de la marié et du lieu de mariage autour d’un thé. J’ai lancé le sujet en annonçant l’objet de la discussion. J’ai dit à la voisine qui devait marier son fils : tu vas parler à tes copines du mariage. Et tout au long de cette conversation entre les trois femmes, l’équipe a adopté une position d’observation.
Tous ceux et toutes celles qui ont accepté de jouer le jeu ont été surpris-es du résultat final lorsqu’ils/elles sont venu-e-s assister à la projection du court métrage.
Les conversations mettent en exergue des préoccupations quotidiennes des Algérois-e-s. Comment s’est opéré le choix de ces thèmes ?
Il s’agit là de discussions banales et quotidiennes de la population algéroise, hommes et femmes.. J’ai fait le choix de mettre l’accent sur des thèmes qui me paraissaient importants et récurrents tels que le chômage, l’amour, la sexualité, les rapports entre les sexes, les disparités sociales, la difficulté d’être soi dans une société où le collectif prend le pas sur l’individuel, les obstacles rencontrées par les couples qui s’aiment. Car à Alger et partout ailleurs en Algérie, lorsque deux êtres s’aiment, ils se retrouvent contraient de vivre leur amour dans l’ombre. Le téléphone devient alors le moyen privilégié de communication.
Tout au long de ce court-métrage, il n’y avait aucune intention de transmettre aucun message. Je voulais avant tout soumettre au regard et à l’ouïe des bribes de tranches de vie d’hommes et de femmes qui se connaissent et vivent au sein d’un espace urbain commun, d’une part. Et d’autre part, proposer aux spectateurs des moments d’échanges, de connivence, d’intimité et de partage entre des personnages qui ont bien voulu mettre en scène leurs « compétences » pour rendre possible ce court métrage.
Les discussions entre les personnages mettent en évidence une pluralité des langues. Quel est l’intérêt de cette démarche ?
En Algérie, l’arabe officiel n’est pas l’unique langue du pays. Il n’y a pas qu’une seule langue mais plusieurs. A travers le film, je voulais mettre en exergue la dimension plurielle du champ linguistique algérois. C’est pourquoi, j’ai veillé à mettre sur le même pied d’égalité l’arabe académique, la langue française, le kabyle que j’ai appris par le biais de ma grand-mère lorsque petit, j’allais au village. Et l’arabe parlé algérien qui de mon point de vue est une donne importante et incontournable du paysage linguistique et social algérien. Et d’ailleurs, j’ai pu faire le constat que cette langue n’était pas suffisamment exploitée dans le champ cinématographique algérien.
Lors d’une journée algéroise quelconque, nous employons une variété de langues en fonction du contexte, de l’interlocuteur, du lieu, des intérêts, de l’humeur…
Le matin, tu lis le journal en arabe littéraire et/ou en français. Puis tu rencontres des amis avec qui tu converses dans un langage très souvent mélangé d’arabe et de français. Lorsque tu te rends dans une administration, tu parles soit arabe soit français et dès fois les deux. Le soir, lorsque tu rentres chez toi, tu parles à tes parents en arabe parlé, en kabyle. Et très souvent, les deux sont mélangés à la langue française qui, en Algérie, a ses propres spécificités.
En Algérie, nous avons cette possibilité de passer d’une langue à une autre naturellement et avec beaucoup de souplesse.
Les sous-titrages des conversations s’inscrivent-ils dans cette démarche de valorisation du patrimoine linguistique ?
Le sous-titrage des dialogues dénote, en effet, le souci de la prise en compte de la pluralité et de la richesse linguistiques. L’objectif étant de rendre ce court métrage accessible au plus grand nombre. Je voulais que tout le monde accède à la compréhension du contenu des conversations.
Dès fois, je sous titrais dans les deux langues. J’ai également essayé de sous titrer en arabe dialectal. Ce court métrage est un premier film. C’est un essai…
Repères biographiques :
Hassen Ferhani est né à Alger. Il vit actuellement à Paris. En 2003, il a travaillé comme Assistant-script stagiaire dans le film Cousines, réalisé par Lyès Salem. En 2006, il était assistant-réalisateur et second rôle masculin du court métrage Ce qu’on doit faire. Il a également été Assistant-metteur en scène dans la pièce Vol d’oiseau de Hajar Bali.
En 2006, il réalise Les Baies d’Alger dans le cadre du projet Bledi in progress, initié par la vidéaste, Katia Kaméli. En 2010, il co-réalise, avec Nabil Djedouani, Afric Hotel.
nadia agsous
Hassen Ferhani, Les Baies d’Alger, réalisation et scénario – 2006, 14 mn |