Entretien avec Smaïn Laacher (De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil)

Lorsque le voyage devient enfer…
Combien sont-elles à quit­ter illé­ga­le­ment leur pays pour ten­ter leur chance ailleurs ? Du Came­roun, de la Côte d’Ivoire, du Sou­dan, du Nigé­ria et bien d’autres pays afri­cains, elles migrent clan­des­ti­ne­ment vers d’autres contrées, à la recherche d’une vie meilleure et d’une liberté d’action. Sur la route de l’exil, dans les pays tra­ver­sés et de tran­sit, ces femmes, ori­gi­naires d’Afrique sub­sa­ha­rienne pour la grande majo­rité, (1) par­tagent avec les hommes des épreuves du voyage clan­des­tin telles que la faim, la soif, la misère, l’exclusion, l’isolation, l’incertitude, la peur, l’angoisse. Cepen­dant, en rai­son de leur appar­te­nance au sexe fémi­nin, les femmes subissent d’autres vio­lences d’ordre sexuel notam­ment. Exer­cées dans des espaces urbains, pri­vés et dans le désert, ces der­nières prennent de mul­tiples formes : injures, vio­lences phy­siques, har­cè­le­ment sexuel, séques­tra­tion avec viol, exploi­ta­tion sexuelle, rapt, tor­ture sexuelle, viol collectif…

À tra­vers l’entretien qui suit, Smaïn Laa­cher, socio­logue et cher­cheur au Centre d’études des mou­ve­ments sociaux (CNRS-EHESS) pro­pose une pré­sen­ta­tion des phé­no­mènes de vio­lences que les femmes d’Afrique sub­sa­ha­rienne ont vécu au cours de leur voyage clan­des­tin.
À par­tir de récits de ces femmes qui ont che­miné jusqu’au Maroc, l’Algérie, la Tuni­sie, l’Espagne et la France, il recons­ti­tue la car­to­gra­phie des espaces où s’exerce les vio­lences, réper­to­rie les formes et met en lumière les consé­quences phy­siques, psy­cho­lo­giques, psy­chiques sur ces femmes sans iden­tité offi­cielle et les effets en termes « d’identité et de réputation ».

 De la vio­lence à la per­sé­cu­tion, femmes sur la route de l’exil, porte sur les femmes d’Afrique sub­sa­ha­rienne migrantes ayant fait l’objet de vio­lences sexuelles sur la route de l’exil, dans les pays tra­ver­sés et de transit.

Cet ouvrage traite essen­tiel­le­ment de la popu­la­tion sub­sa­ha­rienne qui se déplace à tra­vers les pays du Magh­reb, en l’occurrence, le Maroc, l’Algérie et la Tuni­sie et qui tente de rejoindre l’Europe. Et bien évi­dem­ment, ces per­sonnes ren­contrent un cer­tain nombre de pro­blèmes dont la ques­tion de la vio­lence. Notam­ment celle qui s’exerce auprès d’une frac­tion spé­ci­fique de cette popu­la­tion, c’est-à-dire les femmes.
Les ques­tions qui sont au prin­cipe de mon étude exa­minent, d’une part, la nature de la vio­lence subie par les femmes migrantes sub­sa­ha­riennes en tant qu’êtres vul­né­rables en rai­son de leur appar­te­nance au sexe fémi­nin. Je dirai même qu’elles sont plus vul­né­rables que les hommes. Et d’autre part, les torts qu’elles subissent, les condi­tions dans les­quelles un tort est reconnu ainsi que la ques­tion du recours pour ces per­sonnes répu­tées être sans iden­tité.
Il est impor­tant de sou­li­gner le fait que dans leur pays, les femmes qui font l’objet de mon étude, ont une iden­tité, un nom, un pré­nom, une adresse… Elles peuvent, par consé­quent, por­ter plainte à des ins­ti­tu­tions qui ont voca­tion à rendre légi­times leurs plaintes afin de pou­voir leur attri­buer des répa­ra­tions. Mais dans le cadre de leur par­cours migra­toire, elles se retrouvent dans des condi­tions tout à fait par­ti­cu­lières. Car com­ment faire recon­naître un tord lorsqu’on n’a pas d’existence officielle ?

En réa­lité, cet ouvrage fait suite à l’étude que j’avais menée sur les vio­lences faites aux femmes étran­gères et d’origine étran­gère en France (2). Je vou­lais élar­gir cette pro­blé­ma­tique à d’autres popu­la­tions vivant dans d’autres espaces. L’objectif étant d’examiner ce qu’est un tort ; com­ment on fait pour admettre qu’on a subi un tort ; com­ment s’organise le recours ; com­ment on demande répa­ra­tion.
Et si je me suis inté­ressé à ce thème, c’est parce qu’en réa­lité, il n’y a stric­te­ment aucune lit­té­ra­ture qui traite de ce sujet. D’un point de vue socio­lo­gique, mon objec­tif consis­tait à mettre en lumière les vio­lences quand elles sont exer­cées auprès des popu­la­tions extrê­me­ment vul­né­rables. Je vou­lais aller voir là où tra­di­tion­nel­le­ment on ne s’aventure pas.

Outre La France et l’Espagne, une très grande par­tie de l’enquête se déroule dans les pays du Magh­reb : Maroc, Algé­rie et Tuni­sie. Quels sont les élé­ments qui ont pré­sidé au choix de ce ter­rain d’investigation ?

Cette étude a été finan­cée par le Haut Com­mis­sa­riat des Nations Unies pour les réfugié-e-s (H.C.R.). Et donc le finan­ce­ment a condi­tionné la nature, l’étendue de la recherche, et en par­ti­cu­lier les ter­rains d’investigation. Les pays du Magh­reb sont des régions qui m’étaient fami­lières puisque j’y avais mené plu­sieurs recherches. Ces pays sont inté­res­sants car ils offrent la pos­si­bi­lité d’examiner des situa­tions uni­ver­selles dans des condi­tions par­ti­cu­lières. Au fond, on peut retrou­ver exac­te­ment les mêmes cas de figure dans d’autres contrées du monde comme par exemple au Mexique et dans un cer­tain nombre de pays afri­cains voire même en Asie. Ce qui me sem­blait inté­res­sant dans le cadre de ce tra­vail, c’était d’analyser des ques­tions, des enjeux et des pro­blé­ma­tiques que l’on retrouve sur les cinq conti­nents.
Pour cette étude, je vou­lais exa­mi­ner de manière empi­rique l’Algérie car ce pays n’a qua­si­ment jamais été étu­dié sous cet angle là ; le Maroc qui offre une situa­tion tout à fait para­doxale et inté­res­sante ; l’Espagne et notam­ment la ville de Melilla qui accueille une plu­ra­lité de natio­na­li­tés et la France qui est un pays d’arrivée.
Concer­nant la Tuni­sie, j’avais déjà accu­mulé des maté­riaux rela­tifs à ces pro­blé­ma­tiques lors de mes pré­cé­dentes inves­ti­ga­tions de ter­rain effec­tuées dans ce pays.

Qui sont ces femmes qui subissent des vio­lences pen­dant le voyage ? Qu’est ce qui rend vul­né­rables ces êtres qui n’appartiennent à per­sonne, qui ne sont rat­ta­chés à aucun pays ?

Ces femmes n’ont rien de spé­ci­fique. Elles sont tout sim­ple­ment des femmes comme des mil­liers de femmes à tra­vers le monde. Cepen­dant, leur spé­ci­fi­cité réside dans le fait d’appartenir à un genre, en l’occurrence le sexe fémi­nin. Elles sont des femmes qui tra­versent des pays où il n’y a aucune pro­tec­tion. Elles peuvent donc être pos­sé­dées par n’importe qui et ce, que ce soit au Sierra Léone, en Côte d’Ivoire, au Mali, en Mau­ri­ta­nie, au Ban­gla­desh, en Inde…
L’appartenance à un genre est donc la pre­mière condi­tion onto­lo­gique qui pro­duit des affi­ni­tés entre ces femmes migrantes, indé­pen­dam­ment du lieu de nais­sance et de la natio­na­lité.
La seconde carac­té­ris­tique ren­voie au fait que ces femmes qui quittent leur pays effec­tuent un tra­jet sans iden­tité offi­cielle. C’est– à – dire sans nom, sans pré­nom, sans filia­tion ni affi­lia­tion, sans natio­na­lité… Tout au long du tra­jet, elles existent pour elles-mêmes. Bien évi­dem­ment, cette dimen­sion ren­force consi­dé­ra­ble­ment la pre­mière vul­né­ra­bi­lité qui est celle d’être une femme. Et le fait d’être sans iden­tité consti­tue une entrave pour por­ter plainte car cette der­nière est por­tée en son nom. Et il n’ y a pas de plainte col­lec­tive dans ce type de confi­gu­ra­tion. Cela n’a jamais existé.
C’est à par­tir de ces deux vul­né­ra­bi­li­tés que j’ai tenté de com­prendre et de cer­ner la nature des vio­lences qui s’exercent contre ces popu­la­tions tout en veillant à mettre en lumière les effets et les consé­quences que ces vio­lences pro­duisent non seule­ment sur l’identité per­son­nelle mais éga­le­ment sur l’identité sociale de ces femmes.

Cette étude traite d’un thème insuf­fi­sam­ment inex­ploré. Seuls deux rap­ports ont fait état des vio­lences faites aux femmes sur le che­min de l’exil : celui du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (2008) et celui de l’équipe de l’International for Repro­duc­tive Health (Uni­ver­sité de Gand en Bel­gique, 2009). Quels sont les limites de ces deux études ?

Le rap­port du Réseau Euro-Med est une com­pi­la­tion de notes qui se décline sous forme de recom­man­da­tions clas­siques. C’est une étude typi­que­ment bureau­cra­tique et rela­ti­ve­ment abs­traite. Sur le plan métho­do­lo­gique, il n’ y a aucune indi­ca­tion du dérou­le­ment de l’enquête.
Quant au rap­port des méde­cins belges sur les vio­lences faites aux femmes migrantes, il me semble qu’il existe un véri­table pro­blème de fia­bi­lité métho­do­lo­gique étant donné qu’il n’y a aucune indi­ca­tion rela­tive aux condi­tions de pas­sa­tion des ques­tion­naires. C’est pour cette rai­son que j’ai pré­cisé dans l’ouvrage que je ne m’appuierai en aucun cas sur ces deux études encore que dans le rap­port éta­bli par les méde­cins belges, il y a des élé­ments rela­ti­ve­ment inté­res­sants. Cepen­dant, ces der­niers confirment un cer­tain nombre d’enquêtes et d’analyses du HCR et des Nations Unies sur les condi­tions des femmes et des vio­lences qu’elles subissent en situa­tion de contraintes et d’exil.

Paroles des migrantes

Cette étude est basée sur la parole des femmes ayant vécu des vio­lences sexuelles et autres au cours de leur voyage. Quelles sont les dif­fé­rences les plus impor­tantes entre les entre­tiens réa­li­sés avec les femmes migrantes qui vivent dans les pays du Magh­reb et ceux menés en Espagne et en France ?

Cette étude a été réa­li­sée essen­tiel­le­ment à par­tir d’observations et d’entretiens en Algé­rie, au Maroc et en Espagne. En France, la situa­tion s’est posée dif­fé­rem­ment. Car lorsque les femmes arrivent dans ce pays, elles ne veulent pas aller plus loin. Mais lorsqu’elles sont en Espagne et en par­ti­cu­lier à Melilla, elles espèrent rejoindre la grande Espagne et éven­tuel­le­ment le Nord et la France. Mais cette pers­pec­tive n’est pas tou­jours sys­té­ma­tique car lorsqu’elles trouvent du tra­vail dans cette ville,elles y res­tent.
Les entre­tiens ont été réa­li­sés dans une situa­tion de contrainte. Bien qu’il y ait eu des dif­fi­cul­tés dans l’accès aux popu­la­tions inter­viewées aussi bien au Maroc qu’en Algé­rie, il semble impor­tant de sou­li­gner que cette tâche était plus dif­fi­cile notam­ment dans le second pays. Et ce, pour deux rai­sons. D’une part, parce que je suis rela­ti­ve­ment connu au Maroc et par consé­quent, on a plus vite confiance en moi. Et d’autre part, car il existe des orga­ni­sa­tions qui viennent en aide aux deman­deurs d’asile et aux réfu­giés. Le HCR dont la mis­sion est l’éligibilité au sta­tut de réfu­gié a un rôle très actif dans ce pays. Et si au Maroc les condi­tions d’existence res­tent dif­fi­ciles, pénibles et aléa­toires, la situa­tion des africains-e-s subsaharien-ne-s vivant en Algé­rie est encore plus pré­caire. Leur exis­tence relève de l’ordre de la sur­vie car, très sou­vent, il leur arrive de ne pas man­ger pen­dant deux jours. Si le HCR et l’association « SOS femmes en détresse » ne leur venaient pas en aide, beau­coup seraient pro­ba­ble­ment pas très loin de mou­rir de faim. On ne peux pas par­ler de soi lorsqu’on a faim et que l’on est com­plè­te­ment obsédé par l’impératif de nour­rir ses enfants et de leur trou­ver un abri pour la nuit.
Les per­sonnes sol­li­ci­tées pour les inter­views étaient tel­le­ment fati­guées, trau­ma­ti­sées, angois­sées, anxieuses quant à leur ave­nir incer­tain qu’elles avaient du mal à par­ler. Ces condi­tions sont sus­cep­tibles d’entraver la conduite des entre­tiens et risquent d’avoir des consé­quences néga­tives sur l’ampleur de la libé­ra­tion de la parole. Cette contrainte d’ordre finan­cier et maté­riel bien évi­dem­ment pro­duit des effets sur la nature de l’entretien et sur la forme du récit qui sera déposé dans le micro de l’interviewer.

La situa­tion était dif­fé­rente en Espagne. Car les femmes inter­viewées vivaient dans un centre d’accueil pro­vi­soire pour étran­gers en situa­tion illé­gale. Elles étaient nour­ries, logées et soi­gnées. Dans leur cas, c’était plu­tôt l’attente qui deve­nait insup­por­table pour un très grand nombre.
En France, nous n’avons pas eu de dif­fi­cul­tés car les femmes migrantes étaient prises en charge par des asso­cia­tions. Cer­taines étaient pla­cées dans des familles d’accueil.
Nous avons éga­le­ment effec­tué un recueil de don­nées à par­tir d’interviews réa­li­sés auprès de per­sonnes inter­ve­nant dans des ONG et auprès du per­son­nel du HCR au Maroc et en Algé­rie. Les infor­ma­tions rela­tives au trai­te­ment par le HCR de la ques­tion des vio­lences faites au femmes sur le che­min de l’exil ont été obte­nues sur la base d’observations du trai­te­ment des dos­siers auprès des agents de cet organisme.

De quel ordre étaient les autres contraintes ?

Il y a une mul­ti­pli­cité de contraintes extrê­me­ment puis­santes en Algé­rie et au Maroc mais de moindre impor­tance à Melilla et en France.
Le pre­mier enjeu consis­tait à réduire au maxi­mum l’asymétrie qui exis­tait entre l’interviewer et l’interviewée en sachant que cette der­nière était en per­ma­nence en posi­tion de sol­li­ci­ta­tion à l’égard de tous les étran­gers qui sont dotés d’une quel­conque auto­rité. Sur le ter­rain d’investigation, j’étais perçu comme une per­sonne inves­tie d’une auto­rité. Par consé­quent, la sol­li­ci­ta­tion de ces femmes était redon­dante, très pres­sante et for­mu­lée avec un très grand degré d’anxiété. Cette der­nière était expri­mée de la manière sui­vante : pouvez-vous m’aider à avoir des papiers ?. Il y avait donc un vrai tra­vail à faire afin de réduire l’asymétrie qui était très dif­fi­cile voire impos­sible d’effacer.
Au regard de cette situa­tion, il était com­pli­qué de réa­li­ser des entre­tiens socio­lo­giques. Il s’agissait plu­tôt d’entretiens entre des per­sonnes dépos­sé­dées de tous moyens et une per­sonne dotée d’une auto­rité. Le jeu consis­tait à sol­li­ci­ter l’un en sachant que la per­sonne à qui on demande ne pourra pas répondre à la sol­li­ci­ta­tion.
Dit autre­ment, la situa­tion se pré­sen­tait selon les termes sui­vants. L’interviewer deman­dait pouvez-vous me dire ce que vous avez vécu, com­ment vous l’avez vécu et ce que vous comp­tez faire en sachant qu’il ne faut rien attendre de moi. Dans ce type de confi­gu­ra­tion, on peut alors trou­ver une porte de sor­tie com­mune et se mettre d’accord sur un mini­mum en pré­ci­sant qu’on le fait pour les autres, pour que les puis­sants et les ins­ti­tu­tions entendent, pour qu’à termes, on puisse entre­voir un début de solu­tion ou encore un début de sou­la­ge­ment des pro­blèmes que vivent ces popu­la­tions dépos­sé­dées de tout droit.
En Algé­rie, le droit à la parole des deman­deurs d’asile et des réfu­giés est insi­gni­fiant contrai­re­ment à celui de ceux qui vivent au Maroc, à Melilla et en France.

Les vio­lences et leurs formes

Les vio­lences à l’égard des femmes en cours de route sont-elles systématiques ?

Non. Non. Parmi les femmes qui migrent, il y en a qui n’ont jamais subi de vio­lence chez elles mais qui peuvent faire l’objet de vio­lences sexuelles en cours de route de l’exil. Les femmes qui avaient été vio­lenté et violé dans leur pays peuvent ne subir aucune vio­lence. Mais ce qui m’intéressait, c’étaient les vio­lences pen­dant le par­cours. C’est vrai que le fait d’avoir vécu ou non de vio­lences dans le pays d’origine peut jouer sur le fait de subir encore ou jamais de vio­lence durant le voyage. A l’évidence, celles qui ont fait l’objet de vio­lences chez elles, ont plus de chances d’en subir pen­dant le par­cours. Et c’est pour cela que j’avais qua­li­fié pour ces femmes là ce qu’elles vivaient comme une répé­ti­tion du mal­heur. Cet état de fait peut consti­tuer un fac­teur favo­rable pour l’obtention du sta­tut de réfu­giée au moment de l’éligibilité. C’est – à – dire au moment où ces per­sonnes sont inter­ro­gées par le HCR. La répé­ti­tion du mal­heur est un pro­fond trau­ma­tisme qui peut contri­buer à rendre plus atten­tif l’officier de pro­tec­tion sur les mal­heurs des femmes migrantes afin qu’elles béné­fi­cient d’une pro­tec­tion néces­saire pour qu’elles puissent se réparer.

Quels types de vio­lences avez-vous recen­sées ? Quelles sont leurs spécificités ?

Il n’existe aucune spé­ci­fi­cité. Au fond, les vio­lences subies par les femmes dans le désert sont les mêmes que celles que l’on peut retrou­ver muta­tis mutan­dis dans l’espace urbain, en Algé­rie, au Maroc, en Tuni­sie, en Egypte, en France, en Angle­terre, aux Pays Bas, aux Etats-Unis, au Mexique… Les vio­lences prennent dif­fé­rentes formes : de l’insulte au viol col­lec­tif. Ce der­nier étant l’ultime acte de des­truc­tion totale de la per­sonne. D’autant plus que contrai­re­ment à d’autres types de viols, celui-ci est public. Il n’est jamais privé. Cet aspect est très impor­tant. Les vio­lences que ces femmes subissent, au delà des vio­lences conju­gales et domes­tiques sont publiques. Et dans le désert, une vio­lence ne peut pas être pri­vée par défi­ni­tion parce que la confi­gu­ra­tion spa­tiale l’interdit. Et là, la modi­fi­ca­tion des rela­tions entre le public et le privé est radi­cale. C’est vrai­ment une expé­rience nou­velle que ces femmes vont faire dans ce domaine là. Les consé­quences sont véri­ta­ble­ment dra­ma­tiques puisque si c’est public, c’est fait pour que ça se sache. Et tout le monde le saura. D’abord, au moment du viol bien évi­dem­ment puisqu’on saura qui a été vio­lée et qui ne l’a pas été. Puis lorsqu’elles arri­ve­ront en ville, on saura éga­le­ment qui a été vio­lée.
Les vio­lences psy­cho­lo­giques et phy­siques sont de mon point de vue abso­lu­ment insé­pa­rables. Ça com­mence par une gifle et ça se ter­mine par une pos­ses­sion totale du corps de l’autre.

Quelle est l’origine des vio­lences com­mises à l’égard de ces femmes sans iden­tité sur la route de l’exil ? Existe-t-il des formes pré­do­mi­nantes et récurrentes ?

L’ori­gine des vio­lences peut être de source dif­fé­rente. Elles peuvent être le fait de milices ou de groupes para­mi­li­taires. Sur la route de l’exil, elle peut être com­mise par un com­pa­gnon de route de même natio­na­lité ou de natio­na­lité dif­fé­rente. Un viol peut être le fait d’un voi­sin, d’un mili­taire ou d’un natio­nal du pays tra­versé.
Cer­taines vio­lences sont sem­blables. Celles com­mises par un mili­taire du pays d’origine et un mili­taire d’un pays de tran­sit ne sont pas très dif­fé­rentes car elles sont le fait d’individus qui repré­sentent l’autorité. A mon avis, c’est là une des­truc­tion défi­ni­tive de la confiance en une quel­conque auto­rité. Cet aspect est très impor­tant. Les confi­gu­ra­tions des vio­lences sont plu­rielles mais elles ne sont pas infinies.

« Les récits sur les iti­né­raires et les espaces où se sont pro­duites les vio­lences et les formes qu’elles ont prises ne peuvent en aucun cas être tenus pour la vérité vraie », écrivez-vous. Quels sont les élé­ments qui ont conduit à ce constat ?

Effec­tuer un voyage dans ces condi­tions est une véri­table épreuve phy­sique, psy­cho­lo­gique et psy­chique. Pour beau­coup, le voyage a été trau­ma­ti­sant. Cette expé­rience lais­sera des traces défi­ni­tives sur les per­sonnes et sur leur iden­tité. Car ces vio­lences ont été vécues dans leur chair et ont été subies devant tout le monde. Si on admet que le voyage a été trau­ma­tique en par­ti­cu­lier lorsqu’on a subi des vio­lences de cette nature, bien évi­dem­ment la manière de recons­truire les récits va s’en res­sen­tir. Il va y avoir des évé­ne­ments qu’elles vont oublier. Il y aura des aspects sur les­quelles elles vont plu­tôt mettre l’accent. Elles vont faire des rac­cords et des liens qui n’ont pas lieu d’être. Et celui qui réa­lise l’entretien n’a aucun pou­voir de déter­mi­ner ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Le seul pou­voir qu’il pos­sède consiste à ras­sem­bler des élé­ments, à construire une cohé­rence entre les pro­pos recueillis et à aller cher­cher ce qui est vrai­sem­blable. Ce n’est pas le pro­blème de la vérité qui doit se poser mais celui de la vrai­sem­blance qui est un enjeu fon­da­men­tal dans ce type de récit. Mais on peut savoir si les récits sont vrais ou pas. Cer­tains récits des jeunes filles éthio­piennes et ougan­daises étaient épiques, roma­nesques et abso­lu­ment far­fe­lus. Per­sonne n’y croit. Y com­pris elles. C’est exac­te­ment comme ces femmes soma­liennes qui me racon­taient dans le Peuple des clan­des­tins (3) qu’elles venaient du même lieu. Même si l’interviewer n’a aucun moyen de savoir si les récits sont empi­ri­que­ment véri­diques ou non, il y a cepen­dant des élé­ments impro­bables et très for­te­ment pro­bables. Si ça été vécu ailleurs, de la même manière et raconté par d’autres, c’est-à-dire en d’autres lieux et en d’autres temps, il y a de très grandes chances pour que les récits de ces femmes soient vraisemblables.

La car­to­gra­phie des vio­lences pro­duite dans le cadre de cette étude est approxi­ma­tive car basée sur une géo­gra­phie du sou­ve­nir, de l’affectif et de l’imaginaire. Cette confi­gu­ra­tion ne risque-t-elle pas de poser le pro­blème de la fia­bi­lité de la parole recueillie ? La dimen­sion de la fia­bi­lité des pro­pos des femmes est-elle importante ?

La fia­bi­lité de la parole des femmes est impor­tante. Cepen­dant, leurs pro­pos peuvent être maî­tri­sés. Il faut faire un tra­vail de poli­cier. Cette tâche ne relève pas du rôle du socio­logue mais il faut recou­per les infor­ma­tions, aller cher­cher des récits qui dans le passé ont éta­bli à peu près la même chose alors que les per­sonnes ne se connaissent abso­lu­ment pas. Ces récits ne peuvent être qu’approximatifs. Cepen­dant, cela ne signi­fie qu’ils sont inexacts car les per­sonnes qui parlent peuvent se trom­per dans le nom de la ville tra­ver­sée, par exemple. Les sou­ve­nirs racon­tés se sont construits tout au long du voyage et des épreuves.
La car­to­gra­phie est un acte de recons­truc­tion à par­tir des pro­pos des autres qui for­mulent des récits après les épreuves. Et lorsqu’on raconte ce que l’on a vécu, on ne rap­porte jamais les faits de la même manière. On pro­cède à un tri. Ce qui reste, ce ne sont pas seule­ment des faits fac­tuels mais par­fois des approxi­ma­tions. Cet élé­ment est extrê­me­ment impor­tant à prendre en compte car je pense qu’on a méprisé les approxi­ma­tions.
Dans le cas des femmes qui parlent de leurs expé­riences trau­ma­ti­santes sur la route de l’exil, l’enjeu prin­ci­pal est de faire croire à leurs mal­heurs et obte­nir un sen­ti­ment et de la com­pré­hen­sion afin d’accéder légi­ti­me­ment au droit d’exister offi­ciel­le­ment. C’est-à-dire obte­nir des docu­ments qui montrent qu’elles sont bien ce qu’elles pré­tendent être et avoir une iden­tité civile recon­nue et une exis­tence nor­male. Ces enjeux sont extrê­me­ment importants.

La car­to­gra­phie des espaces de vio­lences met en évi­dence deux grandes zones : celle de la vio­lence subie et celle de la vio­lence poten­tielle…. Que recouvre ces deux types de vio­lence ? Qu’est ce qui les distingue ?

Il est très impor­tant de ne pas oublier que la car­to­gra­phie des espaces de vio­lences est réa­li­sée à par­tir de récits. Les vio­lences réelles sont celles que les femmes ont subies notam­ment dans le désert. La vio­lence poten­tielle ren­voie à celle qui peut adve­nir à tout moment car les espaces tra­ver­sés sont poten­tiel­le­ment dangereux.

Quels sont les élé­ments sub­jec­tifs qui ins­crivent les voya­geuses dans des rela­tions de dépen­dance et de sou­mis­sion durant le voyage ? En quoi ces élé­ments constituent-ils une pro­tec­tion pour ces femmes ?

L’élé­ment sub­jec­tif, c’est celui d’être une femme. Quand on appar­tient au sexe fémi­nin, on doit être pro­tégé. Les femmes ne peuvent pas pro­té­ger les femmes. Il revient aux hommes d’assurer cette fonc­tion. Et quelque soit le lien juri­dique, celui qui pro­tège doit être un homme. Il peut être un frère, un vrai ou un faux, un com­pa­gnon, un mari, un vrai ou un faux, un cou­sin, un vrai ou un faux, un oncle, un vrai ou un faux. Ce n’est pas très impor­tant. Le prin­ci­pal c’est que tout le monde doit savoir que la femme qui voyage n’est pas seule et qu’elle est accom­pa­gnée. Et que si on cherche à la pos­sé­der, ça peut deve­nir très conflic­tuel. Et dans ce type de voyage et de confi­gu­ra­tion, il est impé­ra­tif de faire l’économie des conflits.
La pro­tec­tion des femmes par les hommes est un fac­teur qui ins­crit les pro­té­gées dans des rela­tions de dépen­dance extrê­me­ment forte à l’égard des hommes, en géné­ral, et vis-à-vis de ceux de leur com­mu­nauté, en par­ti­cu­lier.
Ces liens de dépen­dance peuvent faire taire les vio­lences que ces femmes subissent. Bien qu’elles soient mal­trai­tées et vio­len­tées, le fait d’avoir des pro­tec­teurs leur garan­tit nour­ri­ture, abri et sécurité.

Mais il arrive qu’un homme vio­lente la femme avec qui il vit et l’oblige à avoir des rela­tions sexuelles avec d’autres hommes ?

Il peut arri­ver qu’une femme soit vio­len­tée par l’homme avec lequel elle vit et que ce der­nier la sou­mette à l’esclavage sexuel. Le fait qu’une femme ait un homme pour la pro­té­ger au cours du voyage n’est pas du tout incom­pa­tible avec le fait qu’il soit à l’origine des vio­lences. Elle devient sa propre mar­chan­dise et donc il en fait ce qu’il veut.

Vous qua­li­fiez cette vio­lence exer­cée dans des espaces et des condi­tions par­ti­cu­liers de vio­lence totale. Quelles en sont les carac­té­ris­tiques principales ?

Il s’agit d’une vio­lence qui s’exerce sur le corps et l’esprit. Au fond, la notion de tota­lité abo­lit deux élé­ments : le corps et l’esprit, d’une part. Et d’autre part, le public et le privé. Dans ce type de situa­tion, la vio­lence ne se limite à une paire de gifles. Elle est exer­cée dans les pires condi­tions. Ce qui rend la situa­tion atroce, c’est qu’elle est pra­ti­quée publi­que­ment. Et ce qui est ter­rible, c’est que ce type de viol enferme les femmes vio­lées entre elles. C’est ce qui est abso­lu­ment dra­ma­tique. La souillure est ins­crite dans le corps des femmes et iden­ti­fiable dans l’espace. On sait qui a été vio­lée et où se trouvent celles qui l’ont été. Dans ce type de situa­tion, ces femmes ne peuvent plus s’appartenir. Et si elles ne s’appartiennent pas, elles appar­tiennent aux autres. Elles sont à la dis­po­si­tion des autres.
La vio­lence est totale au sens où la tota­lité ne laisse plus de place au secret. On ne peut pas être vio­lée et se taire en pen­sant que les gens ne le sau­ront pas. C’est pour cela que les méde­cins ont rai­son de dire que le viol est un véri­table traumatisme.

Selon votre étude, ces femmes ne portent pas plainte. Qu’est ce qui les empêche de faire recon­naître les tortsqu’ellesontsubies au cour du voyage, dans les pays de tra­ver­sés et de transit ?

<FONTCOLOR=#666666 size=”4″>On pour­rait répondre exac­te­ment comme elles le font lorsque la ques­tion leur est posée : à qui ?.
Pour pou­voir por­ter plainte, il faut sur­tout iden­ti­fier les per­sonnes qui ont com­mis le tord. Com­ment voulez-vous les iden­ti­fier ? Le vio­leur peut être mas­qué comme il peut ne pas l’être. Com­ment voulez-vous por­ter plainte contre un gen­darme algé­rien ou maro­cain lorsqu’on est une femme sub­sa­ha­rienne et sans iden­tité ? De ce point de vue là, les femmes sont en posi­tion d’anéantissement. C’est-à-dire que la plainte ne tra­verse même pas leur caté­go­rie saut lorsqu’elles ont le sta­tut de réfu­giées. C’est au Maroc où il existe de rares cas de femmes vio­lées par des chauf­feurs de taxi qui avaient porté plainte. D’une manière géné­rale, il est très rare que les femmes portent plainte. Et lorsqu’elles le font, c’est sta­tis­ti­que­ment insi­gni­fiant.
Il n’y a pas de plainte comme il n’y a qua­si­ment jamais de plaintes de la part de femmes maro­caines et algé­riennes. En cela, les suh­sa­ha­riennes ne sont pas dif­fé­rentes des Maro­caines et des Algériennes.

À qui vont-elles se plaindre ? Et pour dénon­cer qui ? La femme peut savoir qui l’a vio­lée car elle a bien pu regar­der le vio­leur dans les yeux pen­dant l’acte. Mais com­ment voulez-vous qu’elle iden­ti­fie le vio­leur ? Les condi­tions pour réunir une plainte audible par les caté­go­ries de l’institution sont qua­si­ment impos­sibles. On porte plainte contre quelqu’un. On ne dit pas on m’a violé, je porte plainte contre le viol. C’est abso­lu­ment impos­sible. Alors quand ce sont des auto­ri­tés, en l’occurrence des gen­darmes et des poli­ciers qui sont sup­po­sés incar­ner l’ordre et la pro­tec­tion qui violent, c’est pire. C’est inima­gi­nable de les dési­gner comme vio­leurs car ces femmes subissent quo­ti­dien­ne­ment l’arbitraire, l’injustice et la vio­lence.
Dans les pays du Magh­reb, les Afri­cains sub­sa­ha­riens, et en par­ti­cu­lier les femmes, font quo­ti­dien­ne­ment l’objet d’attouchements sexuels, de bri­mades… On leur met la main au fesses. On leur touche les seins. On les insulte. Ces com­por­te­ments à l’égard des Afri­cains ne sont pas du tout des phé­no­mènes étran­gers. Et il ne vien­drait pas à l’idée de ces femmes d’aller seplaindre. Et puis pour por­ter plainte, il faut ren­trer dans un commissariat…

Quels sont les effets immé­diats de ces vio­lences com­mises en public en termes d’identité et de répu­ta­tion ?

Le fait d’être vio­lées et d’être enfer­mées dans une posi­tion à la fois d’exclusionet d’isolement consti­tue la répu­ta­tion des per­sonnes. Ces femmes sont iden­ti­fiées quasi faci­le­ment. On sait quelles sont faci­le­ment pre­nables. Il y a vrai­ment là une sorte d’éthos de femmes bat­tues et vio­len­tées. Ce sont des femmes que les hommes peuvent prendre faci­le­ment car elles n’offrent plus de résis­tance. Au fond, elles n’ont plus de force. Elles ont été vidées. C’est dif­fi­cile pour elles de dire non.
La répu­ta­tion consiste à ne plus comp­ter pour les gens mais d’être sur­tout une femme que l’on pos­sède sans dif­fi­culté par­ti­cu­lière. C’est éga­le­ment le fait de savoir qu’elle est à la dis­po­si­tion de tout le monde et qu’à tout moment on peut dis­po­ser de cette per­sonne. Dans ce type d’épreuves, il est extrê­me­ment aléa­toire et pour ne pas dire métho­do­lo­gi­que­ment néfaste de sépa­rer l’identité per­son­nelle et sociale. C’est pour cela que j’avais employé la notion de tota­lité. Lorsque ces femmes sont abî­mées, elles le sont tota­le­ment. Il n’y a plus de par­celles de soi qu’elles peuvent sau­ver. Car indé­pen­dam­ment de cela, ce sont les condi­tions d’existence dans les­quelles elles vivent qui rendent leur situa­tion davan­tage stigmatisante.

Existe-t-il des nuances entre les vio­lences com­mises en Algé­rie et au Maroc ?

Pas à ma connais­sance. Mais la société algé­rienne semble beau­coup plus vio­lente que le Maroc à l’égard des femmes, en géné­ral, et vis-à-vis des sub­sa­ha­riennes, en par­ti­cu­lier. Mais les deux socié­tés sont pro­fon­dé­ment racistes et xéno­phobes à l’égard de ces popu­la­tions. Durant mon enquête, j’ai entendu des pro­pos dignes du Front natio­nal. Et com­paré à ce que j’ai pu entendre, je peux affir­mer que par moments, le Front natio­nal paraît un parti plus pro­gres­siste. Les Chi­nois n’échappent guère à cette atti­tude xéno­phobe sauf qu’au sein de cette com­mu­nauté, les femmes sont moins nom­breuses et sta­tu­tai­re­ment, ils sont mieux lotis que les Sub­sa­ha­riens.
Les pro­pos racistes et xéno­phobes en vigueur en Algé­rie et au Maroc ne m’ont pas été rap­por­tés. Je les ai enten­dus de mes propres oreilles. Pour expli­quer ce phé­no­mène, on peut mobi­li­ser les caté­go­ries bour­dieu­siennes. Les Algé­riens et les Maro­cains sont des domi­nés qui ont trouvé plus domi­nés qu’eux, c’est-à-dire les Noirs. On ne peut pas aller plus bas. Et là, les Afri­cains sub­sa­ha­riens font l’objet de racisme par­tout : dans la rue, dans les bus, les cafés… C’est inouï à quel point ces socié­tés sont pro­fon­dé­ment vio­lentes à l’égard de leurs propres res­sor­tis­sants et des Noirs.

Les vio­lences vécues au cours du voyage sont-elles prises en compte par le HCR ? Ont –elles un impact sur les déci­sions d’octroi du sta­tut de réfu­gié pour ces femmes ?

Les vio­lences vécues sur la route de l’exil peuvent être prises en compte mais ce n’est pas auto­ma­tique. Je dirai que c’est même loin de l’être. Les vio­lences que le HCR prend en consi­dé­ra­tion sont celles qui se sont pro­duites dans le pays d’origine. Il faut que l’officier de pro­tec­tion détecte l’état de santé du requé­rant pour lui poser plus de ques­tions qu’à l’ordinaire en par­ti­cu­lier sur les condi­tions du voyage et sur­tout lorsqu’il s’agit de femmes. Et lorsqu’il y a répé­ti­tion du mal­heur, les vio­lences subies durant le tra­jet sont prises en compte et rac­cor­dées aux vio­lences vécues dans le pays d’origine.
Il n’est pas du tout impos­sible que les femmes les plus vio­len­tées et les plus atteintes, notam­ment celles qui arrivent pros­trées devant l’officier de pro­tec­tion ou celles qui ont énor­mé­ment de mal à par­ler soient sol­li­ci­tées par l’officier pour par­ler des vio­lences vécues dans le pays d’origine et de racon­ter le voyage durant le par­cours. Très sou­vent, les offi­ciers de pro­tec­tion sont des femmes. C’est peut-être pour cette rai­son qu’elles sont plus sen­sibles à la ques­tion des vio­lences exer­cées sur les femmes dans le pays d’origine et durant leur tra­jec­toire migratoire.

La situa­tion de la popu­la­tion migrante sub­sa­ha­rienne dans les pays du Magh­reb est plu­tôt catas­tro­phique. Existe-t-il dans ces pays une poli­tique publique en matière migra­toire ? Quelles sont ses caractéristiques ?

EAlgé­rie, en Tuni­sie et au Maroc, il n’existe aucune poli­tique migra­toire. Il y a des étran­gers. Et un étran­ger est en situa­tion régu­lière ou irré­gu­lière. Peu importe. Il n’y a pas de poli­tique publique d’accueil et d’intégration. Il n’y a que des poli­tiques répres­sives. C’est-à-dire qu’il n’y a qu’un droit des étran­gers qui est plu­tôt répres­sif. Les trois pays du Magh­reb sont signa­taires de la Conven­tion de Genève. Mais aucun n’a un droit d’asile interne. On se retrouve donc devant la situa­tion sui­vante : les immi­grés clan­des­tins qui veulent pas­ser en Europe ou qui veulent res­ter dans ces trois pays peuvent deman­der l’asile au HCR. Dans ce cas là, ce der­nier est seul habi­lité à octroyer ou à refu­ser le sta­tut de réfu­gié. Mais une fois que le requé­rant devient un réfu­gié, il n’est pas du tout au bout de ses peines. Car ces trois pays n’octroient pas aux réfu­giés des cartes de rési­dents. Le migrant se retrouve donc dans la situa­tion sui­vante : il a été reconnu inter­na­tio­na­le­ment comme quelqu’un ayant besoin d’une pro­tec­tion inter­na­tio­nale et c’est le HCR qui la lui délivre dans le cadre de son man­dat. Et comme les trois pays ont signé la Conven­tion de Genève, ils ne peuvent pas se récu­ser. Mais en même temps, ils ne leur octroient pas de titres de séjour et ainsi la pos­si­bi­lité de tra­vailler et de vivre dans ces pays.
Il arrive éga­le­ment très sou­vent que les trois pays ne res­pectent pas les termes de la Conven­tion de Genève et pro­cèdent à des expul­sions d’étrangers ayant obtenu le sta­tut de réfu­gié. Cette situa­tion est très loin d’être rare. Et d’ailleurs on ne voit pas par quel miracle, tout à coup ces pays devien­draient sen­sibles à l’égard du réfu­gié et du per­sé­cuté s’ils sont mépri­sants à l’égard de leurs propres res­sor­tis­sants. On n’a vu aucun état avoir un res­pect immo­déré à l’égard du droit. On ne voit pas pour­quoi tout à coup ils aime­raient les réfu­giés et les émi­grés qui vivent dans des condi­tions effroyables.

Pour­tant ces pays ont de plus en plus ten­dance à deve­nir des pays d’immigration…

Sans aucun doute pos­sible, ces trois pays sont en train d’être des pays d’immigration. Car si on devait mener des enquêtes plus exhaus­tives et empi­riques, on s’apercevrait en fait que beau­coup pour­raient res­ter dans ces pays et vivre dans des condi­tions conve­nables. Si les migrants pou­vaient obte­nir un loge­ment et trou­ver un tra­vail, ils s’installeraient dans ces socié­tés.
Ces trois pays demeurent un ter­rain vierge concer­nant les pro­blé­ma­tiques de migra­tion clan­des­tine et d’accueil des migrants venant d’Afrique sub­sa­ha­rienne et d’autres contrées du monde comme la Chine par exemple.

Avez-vous des pro­jets de recherche dans ces pays ?

J’aime­rai réa­li­ser une enquête com­pa­ra­tive entre le Maroc, la Tuni­sie et l’Algérie. Mais c’est tou­jours le même pro­blème qui se pose : trou­ver des finan­ce­ments et des équipes de recherche locales. Il existe quelques études rela­tives à ces pro­blé­ma­tiques. Cepen­dant, elles demeurent extrê­me­ment clas­siques, tra­di­tion­nelles et quan­ti­ta­tives pour l’essentiel. Il y a une incli­na­tion quasi natu­relle au quan­ti­ta­tif mais il n’existe pra­ti­que­ment pas d’analyses qua­li­ta­tives et com­pa­ra­tives. Ces études peuvent s’avérer inté­res­santes car elles donnent des indi­ca­tions pré­cieuses qui peuvent être tra­vaillées qua­li­ta­ti­ve­ment.
Les flux entre ces trois pays ne sont pas négli­geables. Les dépla­ce­ments des popu­la­tions entre ces trois pays sont très fré­quents et même sys­té­ma­tiques. N’oublions pas que dans les années 1990, des Algé­riens sont allés se réfu­gier en Tuni­sie. Ils se sont vus octroyer qu’un seul droit : celui de retour­ner chez eux ou d’aller ailleurs. Ces trois pays demeurent encore des terra inco­gnita qu’il fau­drait explorer.

pro­pos recueillis par nadia agsous le 17 sep­tembre 2011.

Notes
1) Il s’agit notam­ment du Came­roun, Côte d’Ivoire, Répu­blique démo­cra­tique du Congo, Libé­ria, Nigé­ria, Ethio­pie, Zim­babwe, Nami­bie, Niger, Sou­dan, Rwanda, Ghana, Kenya…
2) Femmes invi­sibles. Leurs mots contre la vio­lence
3) Ouvrage publié en 2007

Biblio­gra­phie
Smaïn Laa­cher, Femmes invi­sibles. Leurs mots contre la vio­lence, Cal­mann– Lévy, 2009, 272 p.- 18,00 € 
Smaïn Laa­cher, Le peuple des clan­des­tins, Calmann-Lévy, 2007, 214 p.- 16,00 €

 

     
 

Smaïn Laa­cher, De la vio­lence à la per­sé­cu­tion, femmes sur la route de l’exil, La Dis­pute, décembre 2010, 169 p. – 12,00 €

 
     

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