Fernando Pessoa, Ode Maritime

Pessoa ne montre pas les « façades » mari­time mais ce qu’il y a derrière

En signant Alvaro de Cam­pos (un de ses « hété­ro­nymes »), Fer­nando Pes­soa, crée son texte poé­tique majeur : l’ Ode Mari­time. L’œuvre est repu­bliée dans une nou­velle tra­duc­tion de Nico­las Pesle. S’y retrouve le désir d’écart et de contem­pla­tion du poète : « Seul, sur le quai désert, en ce matin d’été,/ Je regarde du côté de la barre, je regarde l’Indéfini ». Face à un bateau qui accoste il « s’éveille la vie mari­time ». Et le poète d’ajouter : « mon âme est avec ce que je vois le moins, / Avec le paque­bot qui entre, / Parce qu’il est avec la Dis­tance, avec le Matin, / Avec le sens mari­time de cette Heure, / Avec la dou­ceur dou­lou­reuse qui monte en moi comme une nau­sée, / Comme un début de mal de mer, mais dans l’esprit ». S’écrit non pas « un » poème mais celui qui tra­verse et dépasse l’homme troué en un noyau de trans­poé­sie incon­nue. Car il faut à l’homme troué qui ne nie pas le monde une autre connais­sance que celle de la science.
C’est donc grâce au double d’Alvaro de Cam­pos, ingé­nieur naval formé à Glas­gow, de culture bri­tan­nique, qu’il inves­tit sa pas­sion de l’océan sous les mer­veilleux nuages. Pes­soa prouve que l’homme est né pour extraire des yeux fer­més de la matière un invi­sible regard que celle-ci ne peut appro­cher que de loin et à la suite de la poé­sie alchi­mique qui l’anticipe tou­jours. Son poème mêle l’effusion lyrique jusqu’aux cris fré­né­tiques avant que tout finisse en une sorte de mur­mure. L’imagination orphique de l’océan bat son plein dans l’effacement de toute des­crip­tion ou nota­tion pré­cise. Le monde mari­time est évo­qué plus que montré.

A l’élément aqua­tique fait place un espace d’ouverture propre à ren­ver­ser le monde dans ce qui devient absence et pré­sence. Le poète désar­ti­cule l’océan avec un regard en dedans. Double regard même pour ramas­ser les insectes de sa pen­sée qui volent sur la mer selon une trans­mis­sion sans cour­roie.
Le poème devient un moment rare. Il casse les idées et la notion même de lyrisme comme de l’ “ut pic­tura poe­sis”. Il se trans­forme en ce qui mar­tèle dans le crâne un « ça n’a pas d’issue » mais qui éveille et mène droit au registre de l’avenir. L’océan n’est plus un gouffre amer, il enfle là où se touche non ce qui est craint mais espéré. L’imperceptible — ce qui est contenu, ce qui est cause de l’envers — est embaumé. Pes­soa ne montre pas les « façades » mari­time mais ce qu’il y a der­rière — selon une voyance créée par un œil reculé, phy­sio­lo­gique mais tout autant cosmique.

jean-paul gavard-perret

Fer­nando Pes­soa, Ode Mari­time, tra­duit du por­tu­gais et accom­pa­gné de des­sins par Tho­mas Pesle, Edi­tions Unes, 2016, 48 p. — 15,00 €.

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