Fort de ce livre, le Congo sort de la mer comme ces troncs qui flottent à plusieurs centaines de kilomètres de la côte, annonçant la terre et toute la puissance d’un fleuve
Le récit fleuve
L’histoire d’un pays ressemble souvent à un vol tranquille, à une promenade aérienne, guidée par le pilote décrivant aux lecteurs passagers les soubresauts de l’histoire qui se déroule en bas. Les grandes aventures des hommes semblent alors petites, observables et explicables. On peut décortiquer la fourmilière : repérer la reine, identifier les soldats et les ouvrières. Bref, exposer le système. Mais ce genre d’histoire tranquille ne convient pas pour le Congo.
David Van Reybrouck nous entraîne derrière lui et ce n’est pas une petite balade. Son livre imposant est une petite barque sur un fleuve puissant. Le capitaine belge parvient à tenir la barre sans s’échouer sur aucune des deux rives infestées de crocodiles et d’hippopotames. D’un côté la rive froide, objective, factuelle, celle qui vous fige. Et de l’autre côté la rive délirante, fictionnelle, ténébreuse, celle qui vous perd. D’un bout à l’autre, du début jusqu’à aujourd’hui David Van Reybrouck a su nous garder, simplement mais avec science et assurance.
Le voyage commence par une rencontre à Kinshasa en 2008, Etienne Nkasi « né en 1882 » a alors près de 125 ans… Au delà de l’incertitude évidente concernant la date de naissance, il y a la force du récit d’un homme né à l’époque de la conférence de Berlin, celle qui loin de l’Afrique attribua la souveraineté d’un immense territoire à un souverain des Belges fou de colonies. Et le témoignage du vieil homme vivant résiste à l’épreuve des faits et permet d’actualiser et de territorialiser de vieilles discussions et querelles européennes qui pourraient nous sembler, à nous Européens, de l’ancien temps.
La grande force du récit réside dans une constante mise à l’épreuve. Les témoignages sont mis à l’épreuve des faits et les grands discours mis à l’épreuve des détails. David Van Reybrouck découvre, gratte et pinaille. Il a lu énormément et la bibliographie – le commentaire l’atteste – fait partie du voyage. Solide et attentif, il pique le lisse et n’épargne aucun mythe. Bien sûr que les grandes marées (les rivalités coloniales, le communisme, l’affrontement est-ouest, le tiers-mondisme…) ont joué leur rôle et que les circonstances ont pu jouer sur les succès et les échecs déterminer des phases et des règnes. Mais le quotidien, lui, a peut-être d’autres choses à raconter : des histoires dures, terribles mais drôles aussi. On vivait bien à Elisabethville, racontent les colons, mais jamais on n’invitait un noir à une fête. On perdait alors ses amis. Ce quotidien là, c’est du roc. Dans le cadre de la Zaïranisation menée par le Guide Mobutu, porter une cravate pouvait être dangereux, c’était le temps de l’abacost (à bas le costume) ; Zizi, un témoin raconte qu’on pouvait se faire interpeller par la police « C’est quoi cette tenue coloniale ? Tu es un étranger peut-être? » Il fallait alors répondre « Yes, from Zambia » parce qu’on pouvait se faire tuer. Cette ère de Mobutu est riche en pépites, en blagues terribles, signes de grandes souffrances populaires et quotidiennes. Mobutu au grand stade de Kinshasa : « Si vous volez, ne volez pas trop en même temps et laissez en un peu pour la nation. » Sic. Rapport de la CIA : « Mobutu is a bastard, but at least, he is our bastard ». Mobutu a tenu longtemps, longtemps. En partie grâce à l’uranium.
Ah ces ressources… ivoire, caoutchouc, cuivre, diamants, uranium et aujourd’hui coltan.. Difficile de ne pas voir derrière toutes ces richesses une vraie malédiction, attirant sur ces bouts de terre les convoitises planétaires et entraînant toutes les corruptions. Il aurait été facile de faire de l’histoire du Congo une longue série de malheurs, de souffrances et de lamentations congolaises. Mais David Van Reybrouck ne mange pas de ce pain là. Sans pour autant occulter les souffrances – il suffit de lire les terribles descriptions des viols et des parcours d’enfants soldats de l’est du Congo pour s’en convaincre – l’écrivain se place du côté de la vie, de la résilience, de la sur-vie.
Cette survie c’est la vitalité et le rayonnement de la musique congolaise, c’est la sape (société des ambianceurs et des personnes élégantes), c’est la bière, la magouille et la débrouille. Malgré tout.
C’est sortir des ténèbres malgré la noirceur du tableau. C’est aller à Guangzhou faire des affaires. C’est écrire ce genre de livre, savant et vivant, pour que ce pays qui a toujours été à l’ombre des pouvoirs, des discours, des modes et des besoins, accède à une lumière qui lui soit propre. Fort de ce livre, le Congo sort de la mer comme ces troncs qui flottent à plusieurs centaines de kilomètres de la côte, annonçant la terre et toute la puissance d’un fleuve.
camille aranyossy
David Van Reybrouck, Congo, Une histoire , Actes Sud, Arles, septembre 2012, 711 p. –28,00 €.