Virginie Despentes, Teen spirit

Un roman qui exalte la pos­si­bi­lité du miracle ordi­naire au creux de la vague

On l’attendait au tour­nant, Vir­gi­nie. C’est que les éti­quettes sul­fu­reuses adhèrent par­ti­cu­liè­re­ment bien aux filles qui se sont impo­sées dans un rugis­se­ment avec des images trash, le lan­gage du sexe, les mots du dégoût trai­tés au bain acide de l’ultra vio­lence … Com­ment évi­ter alors les redites com­plai­santes, le ton qui a gagné un public, com­ment ne pas se lais­ser enfer­mer dans le piège de sa propre image caricaturée ?

Sûre­ment en pio­chant une forme de luci­dité dans la matière même de ce qu’on a vécu ou raconté. En sachant se faire vio­lence pour tendre le pouce et pas le majeur aux conduc­teurs des poids lourds de l’édition et la jouer fine­ment pour débar­quer un peu plus loin sur la route du métier d’écrivain, les mains propres et la culotte même pas froissée.

En stop sur l’autoroute du nir­vana

Dix ans après Baise-moi, Vir­gi­nie Des­pentes confirme qu’elle a su négo­cier les virages : avec Teen Spirit, c’est une facette inédite de sa per­son­na­lité qui séduit le lec­teur. Désor­mais nuan­cée, elle aborde un thème moins violent et y glisse même quelques touches d’espoir. La mise au monde de ce roman n’a pour­tant pas été facile. Por­tée pen­dant plus d’un an, la ges­ta­tion a connu quan­tité de départs avor­tés et nombre de fausses alertes, à tel point que même Gras­set n’y croyait plus. Et puis Vir­gi­nie l’a expulsé en six jours, nouveau-né de papier mieux armé pour la sur­vie que tout enfant humain dans un monde de plus en plus dif­fi­cile. Témoin de l’époque dont elle dénonce la déshu­ma­ni­sa­tion, Vir­gi­nie Des­pentes met dans cette his­toire l’optimisme qu’elle ne peut plus res­sen­tir face à la société.

Quand la culture est rache­tée par Jean-Marie Mes­sier, quand un Jean-Marie Le Pen est mis en posi­tion d’éjecter du pays toutes les ambi­tions liber­taires pour les cinq pro­chaines années, quand on réa­lise l’horreur qui règne sur la majeure par­tie de la pla­nète, on peut la com­prendre, non ? Cepen­dant, le mes­sage de Teen Spi­rit est clair : servi par un lan­gage décom­plexé, il exalte la pos­si­bi­lité du miracle ordi­naire au creux de la vague. En dres­sant le por­trait d’une fille de treize ans un peu pau­mée, mûre pour ses pre­mières grandes bêtises, per­due dans cet âge fra­gile entre l’enfance qui s’estompe et le monde des adultes aussi effrayant qu’inéluctable, Vir­gi­nie se connecte fer­me­ment à la réa­lité d’aujourd’hui.

Sa jeune Nancy est tour à tour, tou­chante, exas­pé­rante, naïve et délu­rée. Ele­vée par sa mère dans le 17ème, elle tra­verse la clas­sique crise d’adolescence, copie ses idoles télé­vi­sées et se cherche une iden­tité. La gamine a vrai­ment besoin d’aide que sa mère com­plè­te­ment dépas­sée ne peut lui appor­ter. Le des­tin, le hasard ou la plume de Vir­gi­nie Des­pentes pousse alors en avant un nou­veau per­son­nage : le géni­teur. Qui est l’heureux papa ? Jus­te­ment, le prin­ci­pal inté­ressé n’en a aucune idée ! A trente ans, Bruno glande à lon­gueur de jour­née, entre la fumette et MTV, dans un petit appart quelque part à Bar­bès. Deux ans qu’il n’a pas mis le nez dehors… Ago­ra­phobe à ten­dance hypo­con­driaque, ses rap­ports avec l’extérieur se limitent aux inter­mi­nables coups de télé­phone à sa copine San­dra, la seule à vibrer sur la même lon­gueur d’onde. Pro­tégé des sou­cis de la vie quo­ti­dienne par sa concu­bine Cathe­rine, il dédaigne les pré­oc­cu­pa­tions bas­se­ment maté­rielles et se plait dans son rôle de rocker mau­dit, d’éternel incom­pris. Un coup de télé­phone surgi du passé va le pro­je­ter de plein fouet dans le présent.

Une ex, dont le sou­ve­nir ne l’a pas effleuré depuis envi­ron treize ans a quelque chose d’ IMPORTANT à lui dire, pire elle par­vient à lui extor­quer un rendez-vous dehors. Emer­geant dou­lou­reu­se­ment de son cocon, Bruno le fils de che­mi­not mar­gi­nal, apprend sa pater­nité dans un bar, de la bouche d’une femme stres­sée qui gère sa car­rière et sa vie tant bien que mal, mais avec les moyens de la bour­geoi­sie. Mal­gré ses craintes et sa colère, il accepte de ren­con­trer sa fille. Com­mencent alors les vraies embrouilles ! On pour­rait s’attendre à un choc des cultures entre ces deux uni­vers, et la for­mule « res­sen­ti­ment mul­ti­plié par incom­pré­hen­sion » fait effec­ti­ve­ment des étin­celles entre les parents. Com­ment vont évo­luer les rap­ports entre ce père et sa fille ? Qui chan­gera l’autre ? Aux yeux de Nancy, son papa est-il un raté comme à ceux de la société ? Com­ment faire quand on est déjà trop vieux pour jouer au jeune, mais pas encore assez adulte pour savoir se débrouiller dans le monde ? Bom­bardé père sans l’avoir choisi, Bruno s’avèrera plu­tôt com­plice de sa fille que de l’autorité.

Gare à la Des­pentes…

A tra­vers le prisme de cette famille de l’an 2001, Vir­gi­nie Des­pentes explore les thèmes des com­pro­mis, de la réus­site sociale, d’une civi­li­sa­tion de plus en plus vio­lente envers les out­si­ders. Son constat est élo­quent : notre société ne rend plus per­sonne heu­reux et ne laisse plus per­sonne tran­quille. Contrôlé par le sys­tème sécu­ri­taire tout au long de sa vie, sur­veillé jusque dans sa tête par les péda­gogues et autres contin­gents de psy, mani­pulé par les média, racolé par les marques, l’individu impuis­sant se débat dans un milieu de plus en plus tota­li­taire. Vu sous cet angle, l’idée d’accompagner un enfant vers son sta­tut d’adulte, de l’aider à s’intégrer suf­fi­sam­ment pour qu’il ne subisse pas le sort que la société réserve à ses exclus, semble autant une tra­hi­son qu’une néces­sité. Peut-être qu’alors le manque de cer­ti­tude et de repères moraux de l’adulte ne repré­sente plus un handicap.

Plutôt qu’une énième lamen­ta­tion sur l’injustice du sys­tème, Vir­gi­nie Des­pentes se démarque avec une satire où la forme réa­liste, cocasse et tendre équi­libre le sérieux du pro­pos. Sous ses airs assa­gis, que cer­tains qua­li­fie­ront d’embourgeoisés mais que ses yeux cer­nés démentent, elle dégage une éner­gie posi­tive, une sub­ver­sion qui peut chan­ger les choses. Non, elle n’a pas renié son héri­tage keu­pon de l’époque des Béru, ce livre dédié à DJ Sex­Toy, signe encore une fois sa lutte contre le confor­misme qui trans­forme si faci­le­ment les nou­velles géné­ra­tions en chair à canon.

stig legrand

 Vir­gi­nie Des­pentes, Teen spi­rit,  J’ai Lu, 2004, 158 p. — 4,50 €.

© 2004–2013 LELITTERAIRE.COM
Tous droits de repro­duc­tion et de repré­sen­ta­tion réser­vés. Toutes les infor­ma­tions repro­duites dans cette rubrique (texte, pho­tos, logos) sont pro­té­gées par des droits de pro­priété intel­lec­tuelle déte­nus par lelitteraire.com. Par consé­quent, aucune de ces infor­ma­tions ne peut être repro­duite, modi­fiée, redif­fu­sée, tra­duite, ven­due, exploi­tée com­mer­cia­le­ment ou réuti­li­sée de quelque manière que ce soit sans l’accord préa­lable écrit de La Rédac­tion. 
 

Leave a Comment

Filed under Chapeau bas, Poches

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>