« Un peu de tenue, un peu d’ancien goût, un peu des anciennes moeurs de l’esprit, un peu de ce vieil esprit de la liberté de l’esprit. »
Au premier abord, c’est une verve touffue comme une forme de précipitation qui embrouillerait des paroles. Les phrases dégringolent dans un élan pyramidal : chaque mot est suivi, complété, suppléé, approfondi, agrandi par un autre, chaque mot ne sert jamais qu’à lui-même, mais au moins dix fois et pour dix autres. Chaque mot est comme une couleur que tant d’autres viennent colorer. Ni cloison, ni exclusivité, ni réserve, ni tempérance, ni unicité, ni poids dans cette syntaxe de graveur. Des pages entières parfois réitèrent le même mot, décliné sans scrupules à travers tous les cas d’intelligence et d’une vision impartiale.
Car ce n’est pas qu’une profusion en apparence folle, c’est un constat éminent et prophétique, qui fait la paix là où il y a faux débat. Là où il y a fausseté, où il y a méprise, où il y a diversion, là se trouve Péguy; un oeil gigantesque, averti, insatiable, un oeil de maître, un oeil de républicain, un oeil de monarchiste, un oeil français parce qu’un oeil conscient. Bien plus ! Une bonne foi, plus qu’une volonté ou qu’un désir, un sentiment de préservation.
Un sentiment qui recouvre toutes les tendances, toutes les époques, toutes les gloires, toutes les hontes, enfin tous les Français. Un sentiment de maître, d’historien, d’homme sensible, convaincu, clairvoyant, patriote, dont l’avertissement concerne tous les siècles, pour peu qu’on y gouverne, ou qu’on y croit.
Ce n’est pas que la passion, c’est la ferveur, c’est l’orateur que le temps oppresse, que son propre débit oppresse, qui parle à l’écrit comme il parle pour dire, expressément, sans inventer de mots, sans les choisir, mais en les jetant pêle-mêle et sans hasard.
Ce n’est pas un bavard, un rapide, un indécis qu’on lit, c’est une écriture relue, voulue, précise, disposée et stylisée. Dont le style roule à toute vitesse sur vos entrailles, devant le regard attentif de votre lecture, qui hurlerait, qui empoignerait, qui secouerait les consciences, s’il avait des mains et une voix.
Et la voix apparaît, on la devine, on la sent pour sa fraîcheur. Pas le langage éternel ou majestueux de la littérature, pas le langage galvaudé de la rue, mais le langage qui ne s’embarrasse pas, le langage de tous les hommes de tous les temps et de toutes les classes lorsque l’intuition et la réflexion remplacent leur parole. Ce n’est pas une parole, ce n’est pas un type, une condition, une appartenance, c’est une voix pleine de la fraîcheur de son temps qui est la fraîcheur de notre temps, aussi.
Une voix impitoyable, qui tyrannise les mots, qui les frappe, les enfonce, les empile, avec ça qui les éternise. Ni fioritures ni sécheresse, juste ce qu’il faut, sur le ton de l’urgence que chacun et chacune connaît et qui pour cela ne s’en étonne pas. Un style coulant, qui imprègne, qui passe, qui filtre, en un mot vivant.
A ce titre et sans logique, c’est une pensée qui filtre les vôtres, qui traverse votre conscience, qui vivifie. Qui redonne un contour, un sens, une vérité, un espoir même à ce qui n’est pas pleinement notre sujet ici. Belle leçon d’histoire, de politique et de France pour tous les exaspérés, les désespérés, les déprimés, les convaincus, les intolérants, les incrédules, les crédules, les révoltés, les conformistes, les conformés, les divisés, les vaincus, les intéressés, les passionnés, les exaltés, les agressifs, les modérés, les radicaux, les jeunes, les engagés, les athées, les Français, bref, pour tous les concernés.
enzo michelis
Charles Péguy, Notre jeunesse précédé par De la raison, Folio essais, 1910 (1), 1993 (2), 352 p. – 11,00 €.