« Les passions que l’on croit mortes ne sont parfois qu’assoupies. »
Ryno de Marigny, homme mûr et tempérant, est sur le point d’épouser Hermangarde de Polastron, jeune femme encore innocente. Au premier plan de ce tableau fade et heureux, l’auteur nous renvoie à Vellini, courtisane laide et éminemment séduisante, liée par le sang à notre héros. Ce que Barbey nous offre d’habitude dans ses nouvelles, il le tient ici tout au long d’un roman.
Son style établit des psychologies complexes où se mêlent les sentiments, comme par les manipulations d’un chimiste fabriquant ses bombes. Les personnages, sans paraître contradictoires, paraissent faits de contraires. Les lignes sont des fils à plomb qui scrutent ce que l’on prendrait pour du détail s’il ne révélait pas l’entièreté des âmes. Manières, arrières-pensées, situations, mimiques et autres gestes, tout est relié à un style qui n’est pas un type.
En effet, Barbey ne pose pas, il compose ses personnages à partir de souvenirs et d’inspirations plus lointaines, en grande partie, ainsi que de son style rusé. Car si les langues véhiculent des visions, dit-on, les langages véhiculent des tempéraments, et l’on reconnaît dans ce style comme une verve impitoyable. Ni envers nous, ni envers les personnages, mais pour elle-même.
Cet amour qui coule à flots de pages est fidèle au registre du narrateur : se donne à voir une liaison ombreuse et maléfique, folle et cruelle, mais délicieuse — comme une drogue dont on ne se passe plus — et dont tous les degrés, tous les aspects, toutes les raisons, tous les malheurs et toutes les répercussions sans faute narrent plus qu’ils ne décrivent.
Jamais au cours des pages le romancier ne lasse par quelque politesse bienséante: il met bien plutôt à jour une caverne infinie des sentiments, une déduction presque inhumaine, une introspection redoutable et insatiable. Sans conteste l’auteur à le compas dans l’oeil.
Ce n’est pas simplement de la justesse, mais le sens de la justesse, qu’il maîtrise épouvantablement, et qui prend vie dans notre lecture par un usage harmonieux des superlatifs (« c’était l’un des plus aimables et des plus spirituels vicieux de Paris »), par des allusions sévères (« l’air patricien, — physionomie de plus en plus rare »), des doublures incisives (« avec un double orgueil, l’orgueil de la femme et l’orgueil de la mère »), des incisions redoublées (« Toute âme d’homme est bizarre, mais l’âme d’un Anglais l’est deux fois »), des croisements à l’image exacte de leur inventeur (« Assez habile pour n’avoir point besoin d’être heureuse, elle fut heureuse comme si elle n’avait point besoin d’être habile »), des généalogies sulfureuses (« Madame de Mendoze avait cette lèvre roulée que la maison de Bourgogne apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la maison d’Autriche. Issue d’une antique famille du Beaujolais dans laquelle un des nombreux bâtards de Philippe-le-Bon était entré, on reconnaissait au liquide cinabre de sa bouche les ramifications lointaines de ce sang flamand qui moula pour la volupté la lèvre impérieuse de la lymphatique race allemande, et qui depuis coula sur la palette de Rubens ») des parallélismes féroces (« il y avait la réflexion qui voit juste et la sagacité qui voit clair. ») et un jugement avisé (« le pêché capital qui est, hélas ! aussi le pêché final ! »), le tout dans une ironie sagace et rigoureuse pour son époque.
Car c’est également un oeil de lynx penché sur son siècle qui nous narre en filigrane ses médiocres dérives. Tout à l’opposé de sa trame, où la noblesse compose avec une sorte de magie plumée le théâtre profond d’un destin pesant. Au bout de cette infernale orfèvrerie, on peut douter qu’il y ait une morale à tirer. C’est dans le catholicisme de l’auteur qu’on la trouve — plus que dans son oeuvre. Car, janséniste, Barbey dispose d’un bel argument pour défendre la moralité qu’il a piétinée pendant quatre cents pages.
Mais qu’importe qu’il paraisse davantage le porte-parole du vice que son accusateur, — à défaut de le magnifier, il en fait la raison d’une beauté assez unique. Les élans acrobatiques ne manquent pas, les constructions vous frappent constamment, c’est d’une précision et d’une répartition des mots talentueuse — pour ne pas dire géniale. Le roman, semble-t-il, doit peindre les hommes, pas une morale, et encore moins s’y subordonner, il “mange du coeur humain, se nourrit de cette moelle”, précise l’auteur. Coeur impur, moelle gâtée. Ai-je dit que tout cela était sain ?
Seul bémol : au début de la seconde partie, une correspondance de la Comtesse d’Artelles au Vicomte de Prosny, où Barbey n’est plus Barbey. La profusion est là d’ une nonchalance chétive, la ponctuation hache le souffle de la lecture, les distances sont des longueurs, l’esprit manque à la liaison de tous ces mots pourtant si orchestrés partout ailleurs ! Les phrases vous perdent plus qu’elles ne vous emportent, une maladresse maladive que l’auteur reconnaîtra lui-même et qui perturbe au premier abord le lecteur avisé. C’est au troisième chapitre que l’on respire à nouveau ce style impétueux.
Quoi qu’il en soit, le roman respecte bien les règles de l’art aurevillyen : un décor longuement posé entre ce qu’il reste de noblesse en France et les confessions d’un amant qui revient de l’enfer. En concurrence du mariage qui se prépare se trame un amour plus profond et plus malsain. Vellini et Hermangarde, les deux figures antinomiques, se partagent les onze premiers chapitres. L’une dispose du passé, l’autre de l’avenir proche, et l’auteur nous promet leur conjecture.
Une perle de profusion pour les amoureux d’un Verbe infatigable.
enzo michelis
Jules Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse, GF Flammarion, 1996, 476 p. — 8, 50 €.