Jules Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse

« Les pas­sions que l’on croit mortes ne sont par­fois qu’assoupies. »

Ryno de Mari­gny, homme mûr et tem­pé­rant, est sur le point d’épouser Her­man­garde de Polas­tron, jeune femme encore inno­cente. Au pre­mier plan de ce tableau fade et heu­reux, l’auteur nous ren­voie à Vel­lini, cour­ti­sane laide et émi­nem­ment sédui­sante, liée par le sang à notre héros. Ce que Bar­bey nous offre d’habitude dans ses nou­velles, il le tient ici tout au long d’un roman.
Son style éta­blit des psy­cho­lo­gies com­plexes où se mêlent les sen­ti­ments, comme par les mani­pu­la­tions d’un chi­miste fabri­quant ses bombes. Les per­son­nages, sans paraître contra­dic­toires, paraissent faits de contraires. Les lignes sont des fils à plomb qui scrutent ce que l’on pren­drait pour du détail s’il ne révé­lait pas l’entièreté des âmes. Manières, arrières-pensées, situa­tions, mimiques et autres gestes, tout est relié à un style qui n’est pas un type.

En effet, Bar­bey ne pose pas, il com­pose ses per­son­nages à par­tir de sou­ve­nirs et d’inspirations plus loin­taines, en grande par­tie, ainsi que de son style rusé. Car si les langues véhi­culent des visions, dit-on, les lan­gages véhi­culent des tem­pé­ra­ments, et l’on recon­naît dans ce style comme une verve impi­toyable. Ni envers nous, ni envers les per­son­nages, mais pour elle-même.
Cet amour qui coule à flots de pages est fidèle au registre du nar­ra­teur : se donne à voir une liai­son ombreuse et malé­fique, folle et cruelle, mais déli­cieuse — comme une drogue dont on ne se passe plus — et dont tous les degrés, tous les aspects, toutes les rai­sons, tous les mal­heurs et toutes les réper­cus­sions sans faute narrent plus qu’ils ne décrivent.

Jamais au cours des pages le roman­cier ne lasse par quelque poli­tesse bien­séante: il met bien plu­tôt à jour une caverne infi­nie des sen­ti­ments, une déduc­tion presque inhu­maine, une intros­pec­tion redou­table et insa­tiable. Sans conteste l’auteur à le com­pas dans l’oeil.
Ce n’est pas sim­ple­ment de la jus­tesse, mais le sens de la jus­tesse, qu’il maî­trise épou­van­ta­ble­ment, et qui prend vie dans notre lec­ture par un usage har­mo­nieux des super­la­tifs (« c’était l’un des plus aimables et des plus spi­ri­tuels vicieux de Paris »), par des allu­sions sévères (« l’air patri­cien, — phy­sio­no­mie de plus en plus rare »), des dou­blures inci­sives (« avec un double orgueil, l’orgueil de la femme et l’orgueil de la mère »), des inci­sions redou­blées (« Toute âme d’homme est bizarre, mais l’âme d’un Anglais l’est deux fois »), des croi­se­ments à l’image exacte de leur inven­teur (« Assez habile pour n’avoir point besoin d’être heu­reuse, elle fut heu­reuse comme si elle n’avait point besoin d’être habile »), des généa­lo­gies sul­fu­reuses (« Madame de Men­doze avait cette lèvre rou­lée que la mai­son de Bour­gogne apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la mai­son d’Autriche. Issue d’une antique famille du Beau­jo­lais dans laquelle un des nom­breux bâtards de Philippe-le-Bon était entré, on recon­nais­sait au liquide cinabre de sa bouche les rami­fi­ca­tions loin­taines de ce sang fla­mand qui moula pour la volupté la lèvre impé­rieuse de la lym­pha­tique race alle­mande, et qui depuis coula sur la palette de Rubens ») des paral­lé­lismes féroces (« il y avait la réflexion qui voit juste et la saga­cité qui voit clair. ») et un juge­ment avisé (« le pêché capi­tal qui est, hélas ! aussi le pêché final ! »), le tout dans une iro­nie sagace et rigou­reuse pour son époque.

Car c’est éga­le­ment un oeil de lynx pen­ché sur son siècle qui nous narre en fili­grane ses médiocres dérives. Tout à l’opposé de sa trame, où la noblesse com­pose avec une sorte de magie plu­mée le théâtre pro­fond d’un des­tin pesant. Au bout de cette infer­nale orfè­vre­rie, on peut dou­ter qu’il y ait une morale à tirer. C’est dans le catho­li­cisme de l’auteur qu’on la trouve — plus que dans son oeuvre. Car, jan­sé­niste, Bar­bey dis­pose d’un bel argu­ment pour défendre la mora­lité qu’il a pié­ti­née pen­dant quatre cents pages.
Mais qu’importe qu’il paraisse davan­tage le porte-parole du vice que son accu­sa­teur, — à défaut de le magni­fier, il en fait la rai­son d’une beauté assez unique. Les élans acro­ba­tiques ne manquent pas, les construc­tions vous frappent constam­ment, c’est d’une pré­ci­sion et d’une répar­ti­tion des mots talen­tueuse — pour ne pas dire géniale. Le roman, semble-t-il, doit peindre les hommes, pas une morale, et encore moins s’y subor­don­ner, il “mange du coeur humain, se nour­rit de cette moelle”, pré­cise l’auteur. Coeur impur, moelle gâtée. Ai-je dit que tout cela était sain ?

Seul bémol : au début de la seconde par­tie, une cor­res­pon­dance de la Com­tesse d’Artelles au Vicomte de Prosny, où Bar­bey n’est plus Bar­bey. La pro­fu­sion est là d’ une non­cha­lance ché­tive, la ponc­tua­tion hache le souffle de la lec­ture, les dis­tances sont des lon­gueurs, l’esprit manque à la liai­son de tous ces mots pour­tant si orches­trés par­tout ailleurs ! Les phrases vous perdent plus qu’elles ne vous emportent, une mal­adresse mala­dive que l’auteur recon­naî­tra lui-même et qui per­turbe au pre­mier abord le lec­teur avisé. C’est au troi­sième cha­pitre que l’on res­pire à nou­veau ce style impé­tueux.
Quoi qu’il en soit, le roman res­pecte bien les règles de l’art aure­vil­lyen : un décor lon­gue­ment posé entre ce qu’il reste de noblesse en France et les confes­sions d’un amant qui revient de l’enfer. En concur­rence du mariage qui se pré­pare se trame un amour plus pro­fond et plus mal­sain. Vel­lini et Her­man­garde, les deux figures anti­no­miques, se par­tagent les onze pre­miers cha­pitres. L’une dis­pose du passé, l’autre de l’avenir proche, et l’auteur nous pro­met leur conjecture.

Une perle de pro­fu­sion pour les amou­reux d’un Verbe infatigable.

enzo miche­lis

Jules Bar­bey d’Aurevilly, Une vieille maî­tresse, GF Flam­ma­rion, 1996, 476 p. — 8, 50 €.

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