Influencée très jeune par Rousseau et Balzac, Linda Lê trouva dans la lecture un moyen de créer autour d’elle un cercle de feu lorsqu’elle vivait au Vietnam. Arrivée en France avec sa mère, la douleur de l’exil l’a emporté progressivement sur l’exaltation du départ et le rêve de Paris (Gavroche, le jardin du Luxembourg et autres images).
C’est néanmoins Musil et Cioran qui poussèrent la jeune fille à vers l’écriture. Plus tard, elle biffe de sa bibliographie ses trois premiers livres pour cause de « manque d’audace ». Elle se refuse toutefois l’imprécation chère — selon Cioran que l’auteure saluera dans un de ses plus beaux livres — à l’état de métèque et de désespoir.
Lecture et écriture restent pour l’auteure la même activité mais sans tomber dans le moindre mimétisme. Affranchie de ses maîtres, elle passe de la noirceur à un scepticisme tonique en explorant certains pans de sa vie.
Celle qui courut le train de l’amour, de l’écriture et de sa gloire a compris qu’il fallait se laisser hanter par d’autres fantômes : entre autres et surtout, celui du père « abandonné » au Vietnam dans un sentiment de perte, de culpabilité et d’absence.
Grâce à Christian Bourgois, Linda Lê a trouvé sa voie et sa voix littéraires. Celle qui ne se sent d’aucune communauté, refuse tout enracinement en dehors de l’écriture. Roman le prouve jusque dans le double sens que le titre laisse planer. Linda Lê y reste étrangère à elle-même et au monde. Son héroïne est semblable : détachée de qui elle est, elle demeure négative à ses propres yeux. S’installe pourtant dans ce livre une légèreté et une sérénité voire une certaine ironie à la Thomas Bernhardt.
Sortant peu à peu de ses affres et après une longue crise existentielle, Linda Lé qui fut sauvée par les livres des autres garde la foi dans ses propres mots. Certes, comme pour Duras, l’écriture ne guérit pas. Mais le mal trouve son origine dans la « petite victoire » qu’elle engendre. Avec le temps qui passe — et même si le sentiment du trop tard pèse sur ses personnages — celle qui a souvent « fermé des portes », en ouvre une dans ce « roman » où Linde Lê poursuit, malgré tout, son accomplissement intérieur.
Empreint de poésie et dans l’esprit de Georges Perros (salué lui aussi dans un des textes de la romancière Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau), Roman tranche dans la langue et les événements de manière parfois imprévue. Les êtres de papier sont plus vrais que les exilés, les proscrits. Ils deviennent leurs doubles dans ce dernier roman à trois bandes : Roman (jeune lecteur), L. son auteur favori et l’auteure elle-même. Ils sont le miroir à trois faces d’un même « paria ».
Seule l’entrée dans la fiction devient une reproduction juste de la vie et de la mort. Et ce, dans la nostalgie de « la continuité perdue » (Bataille) et l’expérience de ses limites.
jean-paul gavard-perret
Linda Lê, Roman, Bourgois, Paris, 2016, 176 p — 20,00 €.