Fédor Dostoïevski, Les Carnets de la maison morte

Dix-huitième pierre du vaste édi­fice qu’a entre­pris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écri­vain russe

Pour une pré­sen­ta­tion de l’ensemble du “dos­sier Dos­toïevski” dont cet article consti­tue le dix-huitième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Les Car­nets de la mai­son morte (Zapiski iz miort­vova doma en russe) est le dix-huitième des récits de Fédor Dos­toïevski écrit entre 1860 et 1862. C’est l’ouvrage char­nière de l’auteur. Il y a un avant et un après Les Car­nets de la mai­son morte. C’est un jour­nal de cinq cent quarante-quatre pages à la cou­ver­ture illus­trée d’un détail des Pay­sans (1914) de l’artiste russe Zinaïda Sere­bria­kova (1884–1967).

La pre­mière tra­duc­tion fran­çaise, parue en 1950 aux édi­tions Gal­li­mard, s’intitulait Sou­ve­nirs de la mai­son des morts. En 1977, elle est réédi­tée accom­pa­gnée cette fois d’une longue pré­face de Claude Roy qui pré­sen­tait ces morts que les vivants s’empressent de créer. Dans sa nou­velle tra­duc­tion, André Mar­ko­witcz change le titre. On passe des sou­ve­nirs à des car­nets mais sur­tout d’une “mai­son des morts” à une “mai­son morte”. La dif­fé­rence est sub­tile et la por­tée plus uni­ver­selle. L’histoire du conte­nant et du contenu.

Les Car­nets de la mai­son morte relatent l’intégralité de l’emprisonnement de Dos­toïevski dans un bagne de Sibé­rie suite à son com­plot au sein du groupe Petra­chevski. Depuis son arri­vée avec des chaînes non régle­men­taires et un uni­forme pas aux normes jusqu’à son départ, après dix longues années qui sont, para­doxa­le­ment, pas­sées rela­ti­ve­ment vite.

L’hor­reur et l’injustice sont décrites avec pré­ci­sion. Les dif­fi­cul­tés d’un aris­to­crate russe à se faire des amis, aussi. Beau­coup de faits divers. De la ten­ta­tive pour appri­voi­ser un aigle, juste pour rompre la mono­to­nie, à l’effort pour s’attacher un chien dans le but de récu­pé­rer sa peau. De l’absorption de jus de tabac pour deve­nir phti­sique et aller à l’hôpital aux puni­tions à la canne dont très peu se remettent.

Il y a aussi de grandes épo­pées. Une éva­sion pré­pa­rée avec les plus grands soins et qui échoue avec des éva­dés qui passent du sta­tut de héros à celui de moins que rien parce qu’ils n’ont pas pu réa­li­ser le rêve de beau­coup de ces “morts” en sur­sis. Un major qui n’en mène pas large mais qui abuse de son auto­rité tout en ne sachant pas com­ment agir avec des aris­to­crates aujourd’hui ban­nis mais demain de retour conquérants.

Les grands thèmes dos­toïevs­kiens sont bien sûr pré­sents. Com­ment ne pas par­ler de Foi dans un endroit où le seul livre auto­risé est la Bible ? Et puis on retrouve des thèmes plus natio­na­listes propres à l’auteur. L’aristocrate polo­nais, de par ses tour­ments, est mieux accepté que le Russe. Dos­toïevski, mal­gré tous ses efforts d’intégration, com­prend qu’il en ira autre­ment en ce qui le concerne.

D’abord spec­ta­teur, Dos­toïevski, peu à peu, devient acteur. Son inter­ne­ment aura plu­sieurs moments-clés dont les plus impor­tants sont, sans conteste pos­sible, ses nom­breuses visites à l’hôpital. Tout y est décrit avec une sim­pli­cité peu ragoû­tante. La robe de chambre cras­seuse qu’on enfile est d’une cha­leur dou­teuse. Les paillasses sur les­quelles on s’écroule pul­lulent de punaises. Les malades écrasent entre leurs doigts avec jouis­sance les puces qu’ils se refilent de patient à patient. L’hôpital est aussi le lieu de l’enfermement dans l’enfermement. Limité à deux pièces où les fous passent de l’une à l’autre — des fous dont la folie risque de se trans­mettre aux sains d’esprit. Mais c’est aussi l’endroit où la cama­ra­de­rie est pous­sée à l’extrême. Il faut voir la com­pas­sion des déte­nus envers leurs congé­nères de pas­sage entre deux salves de canne. L’occasion pour l’auteur de s’étendre sur ses théo­ries punitives.

Bref, la mai­son morte est l’endroit inhu­main par excel­lence où l’on cherche un brin d’humanité pour res­ter sain. Pour évi­ter l’aliénation. Dès l’arrivée, on s’empresse de tenir un décompte des jours qu’il reste à pas­ser là tout en réor­ga­ni­sant un sem­blant de vie avec ses abus. Toutes les occa­sions sont bonnes pour voler son pro­chain et s’enrichir sans honte alors même que le détenu res­pecte son pro­chain et fera tout pour l’aider. C’est en cela que tous ces morts res­tent vivants.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dos­toïevski, Les Car­nets de la mai­son morte (Tra­duc­tion d’André Mar­ko­wicz), Actes Sud coll. “Babel” (vol 365), 1999, 544 p. — 10,00 €.

 
     
 

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