D’où vient le mot de sanglier ? De singularis porcus. Le porc qui préfère être seul. Qui ne veut pas être rose. Le porc qui déteste le happy end. Qui préfère au happy end le fond de la forêt. Qui entend rester seul au fond du fond du monde. Le solitaire loin des marcassins, des périphériques, des laies.
Pascal Quignard, Vie secrète, Chap. XIII, “seducere”, Gallimard, 1998, p.219.
Nombre de récits littéraires ou philosophiques décrivent la transformation de l’homme en animal ou de l’animal en homme en bouleversant ainsi l’intégrité de l’un et de l’autre. Ce changement de forme (meta-morphê) permet au passage de comprendre en quoi le rapport à l’animalité est décisif pour qui aspire à penser la révolte. On a coutume en effet de considérer l’animal comme celui qui, privé de conscience, ne réfléchit pas et adhère passivement au tout-venant de l’expérience sensible. Or, les diverses métamorphoses qui s’opèrent dans les textes suivants - Kafka (La métamoprhose), Orwell (La ferme des animaux) ou Darrieussecq (Truismes) - invitent au contraire selon nous à leur postuler un sens autre : ces transmutations dériveraient d’une réaction de révolte — ou de rejet de celle-ci. Et interroger la figure de l’animal revient dès lors à trouver le fondement ontologique de toute forme de soulèvement face à un angoissant ordre des choses.
Si toute révolte rend visible ce fond d’animalité qui en est paradoxalement la source, encore convient-il de déterminer, si l’on ose dire, la nature de cette dénaturation. La métamorphose peut certes s’entendre comme une volonté de tendre vers l’acceptation passive du donné, la satisfaction première et immédiate d’un mode de vie végétatif, vie animale rassasiée par le sempiternel retour au même qu’illustre notamment la “société des pourceaux” dont fait mention Platon au livre II de la République. Mais ne désigne-t-elle pas également, pour qui sait en lire les symptômes, cette révolte insoupçonnée qui consiste à tout mettre en oeuvre pour refuser une telle adhérence neutre à l’ordre des choses ?
La transmutation homme-animal ou le fardeau des apparences
La métamorphose n’est en ce sens qu’une figure — parmi d’autres — de la révolte, car elle est assimilée dans bien des cas à une sorte de “choix passif”, c’est-à-dire à un laisser-aller de l’organisme, à une passivité indéniable de mon être, mais qui néanmoins privilégie ostensiblement une forme de ma personnalité. Et la révolte qui l’amplifie, ne serait-ce que parce qu’elle correspond étymologiquement au fait de se “retourner sur soi”, faire “volte-face”, relève bien par essence dans la majorité des cas d’une transmutation existentielle qui vise en fait une véritable transformation ontologique, c’est-à-dire ici surtout qualitative de l’être. À l’instar de la jeune femme des Truismes de M. Darrieussecq (P.O.L, 1996), l’être révolté peut se laisser aller à l’absorption excessive de nourriture par exemple, car il “déplace” ses illusions concernant l’être en les convertissant en désir d’avoir. L’accumulation de l’avoir devient alors une véritable in(di-)gestion d’être, un désir d’être, et la nourriture une modification qualitative même, et non seulement quantitative. Une véritable révolte donc, qui correspondrait comme une sorte de décalque à un changement qualitatif-ontologique, à une révolution de soi.
Ce qui prévaut dans la métamorphose — entendue d’emblée comme rapport intrinsèque à soi — renvoie partant moins à une rationalité clairement identifiable qu’à un rejet d’un certain réel, ouvrant de ce fait sur l’imaginaire et le surréalisme. Même si mon enveloppe humaine change, se dégrade, régresse vers les bas-fonds de l’animalité, ce changement est fondamental puisque, par la prise de conscience qui demeure de ce que je ne suis plus, il affiche que quelque chose ne va pas dans mon rapport à moi, dans mon rapport au monde. Dysfonctionnement qui vient immanquablement relancer le travail de la réflexion s’y heurtant. Même si cela n’est pas clairement annoncé mais plutôt confusément pressenti, n’est-ce pas parce que la relation révolte-métamorphose ou métamorphose-révolte fait sens, qu’il importe à la rationalité humaine — dont le sort se joue ici — de la mesurer ?
C’est que, si l’on se révolte toujours contre quelque chose d’extérieur à soi, on opère avant tout une révolution sur soi, dans un mouvement intime à soi comme un mobile tournant autour de son axe de rotation. Ceci explique sans doute qu’il y ait des révolutions et non des révoltes de moeurs. Autrement dit, la priorité du poids conjoint du politique et de l’économique sur toute vélléité de reconnaissance morale.
Dans cette perspective, toute révolte apparaît bien comme un degré de révolution qui doit amener à un changement radical d’être. Et la multiplicité des métamorphoses comme l’échelle de ces différents degrés. Plus particulièrement, la métamorphose en animal pointe l’insatisfaction fondamentale qui taraude l’être de l’intérieur. Cette transmutation, souhaitée ou non, se révèle en effet agréable au départ. Elle permet de ne plus lutter pour préserver son identité face aux agressions des structures sociales, de ne plus exister uniquement en fonction du miroir trompeur des apparences et de se repaître dans la brute volonté d’être. Et si c’était justement cela qui définit la métamorphose ? Ne plus consentir à être le jouet des signes versatiles, mieux encore : plutôt que de dépendre ad vitam aeternam d’une seule apparence, en changer ! Faire volte-face, enfin !
Ou alors, autre possibilité, non pas changer d’apparence mais ne plus lutter contre elle, se relâcher, s’oublier en tant qu’homme au lieu de vouloir toujours apparaître. Répudier tout souhait d’enjolivement des formes pour s’adonner à la transparence (à soi, aux autres, donc au monde). La singularité de La Métamorphose chez Kafka (Le livre de poche, 1989) apparaît en ce sens comme l’expression d’une chute dans ce qui est autre que l’ensemble des structures sociales prégnantes consacrant la loi et l’ordre.
Ainsi, lorsque Gregor Samsa s’éveill(e) un matin, au sortir de rêves agités (…) dans son lit métamorphosé en un monstrueux insecte (p. 5), le drame survient justement du fait qu’il ne peut plus, en vertu de la carapace d’insecte qui s’est substituée pendant une nuit cauchemardesque à son dos, opérer de retour sur lui-même (re-volvere), autrement dit continuer à se révolter. Ici, en même temps que l’impossible retour à l’identité précédente, le héros connaît plus radicalement une perte de réflexion, de la conscience (définie précisément comme un retour réflexif à soi). Mais la métamorphose bestiale n’est-elle pas alors dans ces conditions le signe que l’homme ne se révolte plus ?
Pourtant, si la victime du changement de peau est passive en un sens, cette léthargie n’est pas sans cause, ce qui réduit son aura négative. Et ces causes renvoient, comme nous allons le voir, à un rejet, conscient ou inconscient, des principes érigés en norme par une société perçue à chaque fois comme castratrice. L’avantage de la transmutation ontologique est du moins qu’elle n’est plus lieu d’indécision et d’inquiétude parce que la révolte qu’elle implique (en amont ou en aval selon les auteurs) ressort invariablement d’un bien-être nouveau que ne borne plus un travail envahissant synonyme d’angoisse.
Quand Gregor se retrouve transformé en vermine (il ne l’a pas voulu, tout au plus certain désir inconscient l’emporte-t-il vraisemblablement chez lui sur un choix décisif qui émanerait de son libre arbitre), le travailleur et fils modèle qu’il incarne n’est plus, en l’espace d’une nuit, qu’un insecte. Lui, fidèle thuriféraire de la Loi invariante s’est mué en la figure par excellence du monstre. Le fait est qu’il refuse d’en passer par les fourches caudines de son employeur tyrannique. Cette réaction de “refoulement” contre le travail considéré comme valeur suprême dans la société, contre le mode de vie de ses parents donc, est sans doute ce qui l’amène à vouloir se transformer pendant le temps du sommeil en autre chose qu’un serviteur terne et obéissant. Et, cela, il va le payer au prix fort !
Entité anomalique ayant transgressé la Norme, Gregor meurt seul dans sa chambre noire, à jamais éloigné d’une humanité dont il a eu le malheur de souligner les carences : é-normité du monstre telle que Grete elle-même, consécutivement au soulèvement de son frère contre l’oubli où le relègue sa famille, se révolte contre ses parents afin qu’ils mettent un terme à cette situation pénible. Lorsque Gregor sort de son antre un soir pour l’écouter jouer du violon, mettant en fuite les nouveaux locataires des Samsa, Grete, qui a déjà blessé son monstrueux frère au préalable en cassant un flacon près de lui (p. 49), réclame de manière violente qu’on se débarasse du monstre comme quantité négligeable : Devant ce monstre je n’ai pas l’intention de prononcer le nom de mon frère, c’est pourquoi je dirai seulement ceci : nous devons essayer de nous en débarasser (p. 69).
La métamorphose est d’autant plus redoutable ici qu’elle met un terme à la discipline et à la transparence de Gregor. En faisant paradoxalement éclater le cadre du désir entravé auparavant par toutes les autorités policées, la métamorphose ouvre la voie à une terrible révolte du protagoniste contre les fondements mêmes de l’existence dans laquelle il baignait auparavant : l’absence de vacances et de loisir, l’impossibilité de la méditation, le dévouement à une famille plus exécrable en vérité que le cancrelat, l’énorme tache brune sur le papier à fleurs (p. 49) ou le vieux bousier (p. 60) qu’il est devenu.
Cette passivité première de l’être métamorphosé se retrouve dans Truismes, où tout au long des diverses métamorphoses que subit l’héroïne — qui oscille entre femme et truie, entre truie et femme — on assiste effectivement à une véritable révolution des comportements humains. Tout porte à croire alors que la métamorphose ordinaire, que ne précède pas toujours une révolte éthique ou politique, est celle du sexe qui rend bête. D’abord flattés par les charmes du corps de plus en plus opulent de la narratrice, le directeur puis les clients de la “parfumerie” (bordel à peine déguisé) où elle travaille l’excluent finalement du cercle rose de leurs relations intimes dès qu’elle se transforme en cochon, c’est-à-dire pour eux en ce qui s’apparente excessivement à une “bête de sexe.” Se découvrant des appétits sexuels et des attirances alimentaires nouveaux, qui l’amènent à préférer l’ingestion de patates, le mâchage de fleurs, de marrons et de glands à l’absorption abjecte de viande et de sang, la jeune femme naïve dont tous abusent devient bel et bien un membre de l’espèce porcine.
Métamorphose qui semble en premier lieu en déclencher d’autres au sein du lupanar dont elle est le fleuron : ses partenaires ne se transforment-ils pas à son contact en d’incroyables bestiaux érotiques ?
Les clients prenaient des habitudes fermières avec moi.(…), certains commençaient à braire, d’autres à renifler comme des porcs, et de fil en aguille, ils se mettaient tous, plus ou moins, à quatre pattes. (pp. 26, 27, voir aussi p. 50).
Mais avant même que son apparence extérieure ne trahisse sa déshumanisation, ce sont les initiatives “révolutionnaires” qu’elle prend dans le domaine sexuel qui lui attirent le courroux des clients.
Lorsque la jeune femme décide, contre toute attente, d’éprouver du plaisir dans ses relations sexuelles répétitives, certains clients deviennent “comme des chiens” alors que d’autres, outrés par cette liberté qui dénie aux vendeuses le statut normé d’objet sexuel sans volonté semblent mal supporter la métamorphose. (p. 38). Ce n’est donc pas un hasard si elle entame une métamorphose inversée qui lui permet de redevenir plus humaine lorsque, après s’être échappée de l’asile, elle s’épanouit hors du travail dans un hôtel où elle est amoureusement entretenue par l’homme de ménage (p. 94 sq). Elle peut désormais se tenir debout et articuler des sons. Sa métamorphose et sa révolte contre les conduites unilatérales des clients de la parfumerie à son égard la poussant à se marginaliser, la “truie” illustre une opposition emblématique au sacre fondamental des apparences, elle contrevient par sa présence même à l’hygiène et à l’équilibre dont chacun se veut le héraut dans une société pourtant dépravée.
Se mettant à errer dans la ville en rêvant à la campagne, sa dérive existentialiste est alors récupérée par Edgar, candidat au programme pour “la vie en plus sain”, qui se sert de l’image de la désormais truie pour gagner les élections locales. Du début à la fin de l’oeuvre, c’est parce qu’elle n’arrête pas d’être considérée comme étonnamment saine (cf pp.15, 20, 23) dans un monde dont il faut croire qu’il est déjà considérablement perverti que la jeune femme succombe au poids d’une métamorphose dont on peut se demander si elle n’est pas moins la résultante d’une révolution interne de son métabolisme que du regard social — jaloux des femmes, concupiscent des hommes — que font peser sur elle les autres membres de la communauté.
Ramenée à sa vérité ontologique — elle n’est qu’un cochon femelle, une truie (p.77) -, la jeune femme confond d’ailleurs exemplairement l’équilibre de son corps avec la rigueur morale de ses rapports avec les clients : tandis que les autres vendeuses se font culbuter contre de l’argent, elle estime nécessaire et vertueux de ne rien demander en échange des service sexuels qu’elle rend, détenant à ses yeux de ce fait la gestion la plus saine de l’entreprise (p. 35). Mélange des sens propre et figuré du terme “sain”, confusion de l’hygiénique et de l’intellectuel qui la voue somme toute au seul sain qui puisse correspondre à son état : cette graisse (en latin sagina) de sanglier ou, plus généralement, de toutes les bêtes qui attaquent et se défendent avec leurs dents.
Désormais insupportable pour une société où règne le culte des apparences, elle est tellement coupée du jeu des ressemblances et mimétismes sociaux qu’elle en devient monstrueuse. L’être qui subit la métamorphose plus qu’il ne la provoque en un premier temps (mais est-il réellement en règle avec lui-même avant d’enfreindre à ce point tous les codes de la représentation ?) est celui qui, en son for intérieur, refuse toute primauté aux apparences gouvernant les relations groupales. C’est sans doute pourquoi la société désire en contrepartie le faire crever comme un rat. Ainsi Gregor est-il pris, jusqu’à son trépas, comme la négation de l’être humain : Venez voir un peu, c’est crevé ; c’est là, par terre, complètement crevé ! (p. 76).
Plus pernicieuse est la transformation que dépeint Orwell dans La ferme des Animaux (Folio, 1981) : parallèlement à une révolte des animaux de la Ferme gérée par Mr Jones, l’auteur décrit comment toute révolte éthique et politique se trouve “récupérée” par ceux qui restent les maîtres des apparences. Très rapidement, la révolte dégénère. En effet, les animaux, lassés des orages d’indigence que charrie la houle des persécutions humaines répétées, et qui sont tout sauf “bêtes” peuvent, s’ils le souhaitent, larguer enfin les amarres avec le triste rocher de leur sujétion. Il suffit qu’ils le veulent !
C’est malheureusement suite au soulèvement victorieux que Boule de Neige et Napoléon, les deux cochons qui ont été les fers de lance de la révolte contre les humains, vont rapidement s’opposer : l’un déploie son énergie pour offrir de nouvelles propositions, l’autre pour tirer la couverture à soi et accaparer, tel un sophiste flattant son auditoire, l’attention de chacun, au détriment du bien commun de tous. Le désaccord entre les “meneurs” qui n’est encore que rhétorique dégénère bientôt en un conflit politique ouvert correspondant à la décadence de la République idéale, transformée peu à peu en enfer totalitaire. L’atteinte portée aux Sept commandements édictés par les anciens révolutionnaires est telle que, très rapidement, les cochons se distinguent de moins en moins des hommes et de plus en plus des animaux qu’ils considèrent comme une marchandise à exploiter pour améliorer le rendement de leur propriété.
Comble de l’horreur, certains cochons dorment ainsi dans des lits. Seule la jument Douce réagit et va vérifier au fond de la grange ce que disent les premières lois à ce sujet. Mais il est déjà trop tard, la réforme des mentalités entamée par Napoléon s’est accompagnée à l’insu de tous d’une déformation complète des sept lois originaires. Le quatrième commandement, ainsi habilement reformulé devient : Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps : la modification terminologique porte, non sur une suppression complète de l’ancienne formule, mais sur un rajout anodin qui en change complètement la substance, sans que les animaux puissent y réagir. Ou fassent un effort minimal pour vérifier, au sens fort, ce qui fonde cette déclaration :
Puisque c’était inscrit sur le mur il fallait se rendre à l’évidence (p.76).
La capitulation des animaux est si grande que, ne pouvant plus par eux-mêmes se rendre compte des choses, ils ne peuvent que s’en remettre à une force extérieure qui les aliène et dépossède de tout accès authentique à la vérité de leur situation politique : reddition à l’évidence imposée par Napoléon, réduite ici à la triste adéquation des choses au bon vouloir des dirigeants de la Ferme. Dans les dernières pages de l’oeuvre, les animaux assemblés autour des fenêtres de la salle de réception où Napoléon reçoit les humains à sa table, s’aperçoivent soudain que les traits des cochons commensaux se modifient insensiblement. La similitude est telle qu’il n’y a désormais plus aucune différence morphologique entre les traits du cochon et ceux de l’homme. Napoléon, le nouveau dictateur de la ferme, père de l’horreur économique, est un homme-cochon ou un cochon-homme, c’est-à-dire un être hybride, un monstre que meuvent un orgueil démesuré (hubris en grec) et un égoïsme foncier dans la recherche de gains financiers.
La morale de l’histoire nous permet de concevoir comment, de manière paradoxale, en tout cochon, il y a un homme qui sommeille. Nous voyons bien une fois de plus l’aporie constitutive de toute révolte : toujours rattrapée par le cercle de l’histoire et la soif de pouvoir, elle n’est somme toute authentique qu’au prix de sa propre disparition. La métamorphose qui la scelle se veut pourtant une manifestation d’un exceptionnel rapport à soi, sincère et bouleversant en ce qu’il abat le masque du camouflage consensuel ordinaire. Mais dans ce combat acharné entre l’être “vrai” — d’une vérité qu’il ignore encore mais qu’il apprend dans ses nouvelles entrailles — et le simulateur ou dissimulateur, celui qui s’offre à la pâture des regards, c’est toujours l’individu au pouvoir et manipulant les apparences qui l’emporte. L’homme n’est-il pas le tricheur par excellence ? Napoléon s’identifie à cette ruse suffisante de l’humain qui détermine les animaux, qui en sont en principe démunis, à lui être assujettis à jamais.
Tel est bien l’intérêt que revêt la transmutation bestiale chez l’insoumis : la métamorphose de celui qui se révolte (qui ne se distingue pas dans le fond de la révolte de celui qui se métamorphose) est cet étrange jeu où pour vaincre, id est rafler la mise de l’introspection psychologique la plus critique et lucide, … il n’aurait pas fallu jouer ! Aussi la révolte de la jeune femme de Truismes est-elle réussie à la fin de l’oeuvre parce qu’elle sait dorénavant à la fois “travailler” les apparences sociales nécessaires à toute re-connaissance et se retirer dans son fond ontologique, la bauge comme source hédoniste de complétude à soi. Entre l’insecte de Kafka qui mène la valse de l’angoisse à son terme en mourant de son identité récente et les animaux de la Ferme dont les voeux d’authenticité sont brisés sous la botte napoléonienne, la truie se révèle suffisamment cochonne, c’est le cas de le dire, pour offrir aux gens ce qu’ils veulent voir en elle et être en parfaite adéquation avec ses aspirations existentielles.
Face à la liberté idéalisée sous-tendant la révolte animale s’amorce donc le véritable sens de la révolution dans sa lutte inégale contre les privilèges et l’Apparaître : comme le dit le cinéaste Jean Eustache, être révolutionnaire, c’est ne pas faire un pas en avant (…) mais essayer, au contraire, de faire de grands bonds en arrière pour revenir aux sources. Ce retrait, même s’il est passivement, réactivement mis en place de prime abord, ne tarde guère à manifester pour le pouvoir en place le danger de toute révolte annoncée par la métamorphose.
frederic grolleau
Livres convoqués dans cette première partie :
- Franz Kafka, La Métamoprhose, L.G.F — Le livre de poche, 1989
- George Orwell, La ferme des animaux, Gallimard, Folio, 1981
- Marie Darrieussecq, Truismes, P.O.L, 1996