Petit bestiaire de la métamorphose comme figure de la révolte (1)

De la trans­for­ma­tion homme-animal comme révolte face à l’ordre des choses

D’où vient le mot de san­glier ? De sin­gu­la­ris por­cus. Le porc qui pré­fère être seul. Qui ne veut pas être rose. Le porc qui déteste le happy end. Qui pré­fère au happy end le fond de la forêt. Qui entend res­ter seul au fond du fond du monde. Le soli­taire loin des mar­cas­sins, des péri­phé­riques, des laies.
Pas­cal Qui­gnard, Vie secrète, Chap. XIII, “sedu­cere”, Gal­li­mard, 1998, p.219.

Nombre de récits lit­té­raires ou phi­lo­so­phiques décrivent la trans­for­ma­tion de l’homme en ani­mal ou de l’animal en homme en bou­le­ver­sant ainsi l’intégrité de l’un et de l’autre. Ce chan­ge­ment de forme (meta-morphê) per­met au pas­sage de com­prendre en quoi le rap­port à l’animalité est déci­sif pour qui aspire à pen­ser la révolte. On a cou­tume en effet de consi­dé­rer l’animal comme celui qui, privé de conscience, ne réflé­chit pas et adhère pas­si­ve­ment au tout-venant de l’expérience sen­sible. Or, les diverses méta­mor­phoses qui s’opèrent dans les textes sui­vants - Kafka (La méta­mo­prhose), Orwell (La ferme des ani­maux) ou Dar­rieus­secq (Truismes) - invitent au contraire selon nous à leur pos­tu­ler un sens autre : ces trans­mu­ta­tions déri­ve­raient d’une réac­tion de révolte — ou de rejet de celle-ci. Et inter­ro­ger la figure de l’animal revient dès lors à trou­ver le fon­de­ment onto­lo­gique de toute forme de sou­lè­ve­ment face à un angois­sant ordre des choses.

Si toute révolte rend visible ce fond d’animalité qui en est para­doxa­le­ment la source, encore convient-il de déter­mi­ner, si l’on ose dire, la nature de cette déna­tu­ra­tion. La méta­mor­phose peut certes s’entendre comme une volonté de tendre vers l’acceptation pas­sive du donné, la satis­fac­tion pre­mière et immé­diate d’un mode de vie végé­ta­tif, vie ani­male ras­sa­siée par le sem­pi­ter­nel retour au même qu’illustre notam­ment la “société des pour­ceaux” dont fait men­tion Pla­ton au livre II de la Répu­blique. Mais ne désigne-t-elle pas éga­le­ment, pour qui sait en lire les symp­tômes, cette révolte insoup­çon­née qui consiste à tout mettre en oeuvre pour refu­ser une telle adhé­rence neutre à l’ordre des choses ?

La trans­mu­ta­tion homme-animal ou le far­deau des appa­rences

La méta­mor­phose n’est en ce sens qu’une figure — parmi d’autres — de la révolte, car elle est assi­mi­lée dans bien des cas à une sorte de “choix pas­sif”, c’est-à-dire à un laisser-aller de l’organisme, à une pas­si­vité indé­niable de mon être, mais qui néan­moins pri­vi­lé­gie osten­si­ble­ment une forme de ma per­son­na­lité. Et la révolte qui l’amplifie, ne serait-ce que parce qu’elle cor­res­pond éty­mo­lo­gi­que­ment au fait de se “retour­ner sur soi”, faire “volte-face”, relève bien par essence dans la majo­rité des cas d’une trans­mu­ta­tion exis­ten­tielle qui vise en fait une véri­table trans­for­ma­tion onto­lo­gique, c’est-à-dire ici sur­tout qua­li­ta­tive de l’être. À l’instar de la jeune femme des Truismes de M. Dar­rieus­secq (P.O.L, 1996), l’être révolté peut se lais­ser aller à l’absorption exces­sive de nour­ri­ture par exemple, car il “déplace” ses illu­sions concer­nant l’être en les conver­tis­sant en désir d’avoir. L’accumulation de l’avoir devient alors une véri­table in(di-)gestion d’être, un désir d’être, et la nour­ri­ture une modi­fi­ca­tion qua­li­ta­tive même, et non seule­ment quan­ti­ta­tive. Une véri­table révolte donc, qui cor­res­pon­drait comme une sorte de décalque à un chan­ge­ment qualitatif-ontologique, à une révo­lu­tion de soi.

Ce qui pré­vaut dans la méta­mor­phose — enten­due d’emblée comme rap­port intrin­sèque à soi — ren­voie par­tant moins à une ratio­na­lité clai­re­ment iden­ti­fiable qu’à un rejet d’un cer­tain réel, ouvrant de ce fait sur l’imaginaire et le sur­réa­lisme. Même si mon enve­loppe humaine change, se dégrade, régresse vers les bas-fonds de l’animalité, ce chan­ge­ment est fon­da­men­tal puisque, par la prise de conscience qui demeure de ce que je ne suis plus, il affiche que quelque chose ne va pas dans mon rap­port à moi, dans mon rap­port au monde. Dys­fonc­tion­ne­ment qui vient imman­qua­ble­ment relan­cer le tra­vail de la réflexion s’y heur­tant. Même si cela n’est pas clai­re­ment annoncé mais plu­tôt confu­sé­ment pres­senti, n’est-ce pas parce que la rela­tion révolte-métamorphose ou métamorphose-révolte fait sens, qu’il importe à la ratio­na­lité humaine — dont le sort se joue ici — de la mesu­rer ?
C’est que, si l’on se révolte tou­jours contre quelque chose d’extérieur à soi, on opère avant tout une révo­lu­tion sur soi, dans un mou­ve­ment intime à soi comme un mobile tour­nant autour de son axe de rota­tion. Ceci explique sans doute qu’il y ait des révo­lu­tions et non des révoltes de moeurs. Autre­ment dit, la prio­rité du poids conjoint du poli­tique et de l’économique sur toute vél­léité de recon­nais­sance morale.

Dans cette pers­pec­tive, toute révolte appa­raît bien comme un degré de révo­lu­tion qui doit ame­ner à un chan­ge­ment radi­cal d’être. Et la mul­ti­pli­cité des méta­mor­phoses comme l’échelle de ces dif­fé­rents degrés. Plus par­ti­cu­liè­re­ment, la méta­mor­phose en ani­mal pointe l’insatisfaction fon­da­men­tale qui taraude l’être de l’intérieur. Cette trans­mu­ta­tion, sou­hai­tée ou non, se révèle en effet agréable au départ. Elle per­met de ne plus lut­ter pour pré­ser­ver son iden­tité face aux agres­sions des struc­tures sociales, de ne plus exis­ter uni­que­ment en fonc­tion du miroir trom­peur des appa­rences et de se repaître dans la brute volonté d’être. Et si c’était jus­te­ment cela qui défi­nit la méta­mor­phose ? Ne plus consen­tir à être le jouet des signes ver­sa­tiles, mieux encore : plu­tôt que de dépendre ad vitam aeter­nam d’une seule appa­rence, en chan­ger ! Faire volte-face, enfin !
Ou alors, autre pos­si­bi­lité, non pas chan­ger d’apparence mais ne plus lut­ter contre elle, se relâ­cher, s’oublier en tant qu’homme au lieu de vou­loir tou­jours appa­raître. Répu­dier tout sou­hait d’enjolivement des formes pour s’adonner à la trans­pa­rence (à soi, aux autres, donc au monde). La sin­gu­la­rité de La Méta­mor­phose chez Kafka (Le livre de poche, 1989) appa­raît en ce sens comme l’expression d’une chute dans ce qui est autre que l’ensemble des struc­tures sociales pré­gnantes consa­crant la loi et l’ordre.

Ainsi, lorsque Gre­gor Samsa s’éveill(e) un matin, au sor­tir de rêves agi­tés (…) dans son lit méta­mor­phosé en un mons­trueux insecte (p. 5), le drame sur­vient jus­te­ment du fait qu’il ne peut plus, en vertu de la cara­pace d’insecte qui s’est sub­sti­tuée pen­dant une nuit cau­che­mar­desque à son dos, opé­rer de retour sur lui-même (re-volvere), autre­ment dit conti­nuer à se révol­ter. Ici, en même temps que l’impossible retour à l’identité pré­cé­dente, le héros connaît plus radi­ca­le­ment une perte de réflexion, de la conscience (défi­nie pré­ci­sé­ment comme un retour réflexif à soi). Mais la méta­mor­phose bes­tiale n’est-elle pas alors dans ces condi­tions le signe que l’homme ne se révolte plus ?
Pour­tant, si la vic­time du chan­ge­ment de peau est pas­sive en un sens, cette léthar­gie n’est pas sans cause, ce qui réduit son aura néga­tive. Et ces causes ren­voient, comme nous allons le voir, à un rejet, conscient ou incons­cient, des prin­cipes éri­gés en norme par une société per­çue à chaque fois comme cas­tra­trice. L’avantage de la trans­mu­ta­tion onto­lo­gique est du moins qu’elle n’est plus lieu d’indécision et d’inquiétude parce que la révolte qu’elle implique (en amont ou en aval selon les auteurs) res­sort inva­ria­ble­ment d’un bien-être nou­veau que ne borne plus un tra­vail enva­his­sant syno­nyme d’angoisse.

Quand Gre­gor se retrouve trans­formé en ver­mine (il ne l’a pas voulu, tout au plus cer­tain désir incons­cient l’emporte-t-il vrai­sem­bla­ble­ment chez lui sur un choix déci­sif qui éma­ne­rait de son libre arbitre), le tra­vailleur et fils modèle qu’il incarne n’est plus, en l’espace d’une nuit, qu’un insecte. Lui, fidèle thu­ri­fé­raire de la Loi inva­riante s’est mué en la figure par excel­lence du monstre. Le fait est qu’il refuse d’en pas­ser par les fourches cau­dines de son employeur tyran­nique. Cette réac­tion de “refou­le­ment” contre le tra­vail consi­déré comme valeur suprême dans la société, contre le mode de vie de ses parents donc, est sans doute ce qui l’amène à vou­loir se trans­for­mer pen­dant le temps du som­meil en autre chose qu’un ser­vi­teur terne et obéis­sant. Et, cela, il va le payer au prix fort !
Entité ano­ma­lique ayant trans­gressé la Norme, Gre­gor meurt seul dans sa chambre noire, à jamais éloi­gné d’une huma­nité dont il a eu le mal­heur de sou­li­gner les carences : é-normité du monstre telle que Grete elle-même, consé­cu­ti­ve­ment au sou­lè­ve­ment de son frère contre l’oubli où le relègue sa famille, se révolte contre ses parents afin qu’ils mettent un terme à cette situa­tion pénible. Lorsque Gre­gor sort de son antre un soir pour l’écouter jouer du vio­lon, met­tant en fuite les nou­veaux loca­taires des Samsa, Grete, qui a déjà blessé son mons­trueux frère au préa­lable en cas­sant un fla­con près de lui (p. 49), réclame de manière vio­lente qu’on se déba­rasse du monstre comme quan­tité négli­geable : Devant ce monstre je n’ai pas l’intention de pro­non­cer le nom de mon frère, c’est pour­quoi je dirai seule­ment ceci : nous devons essayer de nous en déba­ras­ser (p. 69).

La méta­mor­phose est d’autant plus redou­table ici qu’elle met un terme à la dis­ci­pline et à la trans­pa­rence de Gre­gor. En fai­sant para­doxa­le­ment écla­ter le cadre du désir entravé aupa­ra­vant par toutes les auto­ri­tés poli­cées, la méta­mor­phose ouvre la voie à une ter­rible révolte du pro­ta­go­niste contre les fon­de­ments mêmes de l’existence dans laquelle il bai­gnait aupa­ra­vant : l’absence de vacances et de loi­sir, l’impossibilité de la médi­ta­tion, le dévoue­ment à une famille plus exé­crable en vérité que le can­cre­lat, l’énorme tache brune sur le papier à fleurs (p. 49) ou le vieux bou­sier (p. 60) qu’il est devenu.
Cette pas­si­vité pre­mière de l’être méta­mor­phosé se retrouve dans Truismes, où tout au long des diverses méta­mor­phoses que subit l’héroïne — qui oscille entre femme et truie, entre truie et femme — on assiste effec­ti­ve­ment à une véri­table révo­lu­tion des com­por­te­ments humains. Tout porte à croire alors que la méta­mor­phose ordi­naire, que ne pré­cède pas tou­jours une révolte éthique ou poli­tique, est celle du sexe qui rend bête. D’abord flat­tés par les charmes du corps de plus en plus opu­lent de la nar­ra­trice, le direc­teur puis les clients de la “par­fu­me­rie” (bor­del à peine déguisé) où elle tra­vaille l’excluent fina­le­ment du cercle rose de leurs rela­tions intimes dès qu’elle se trans­forme en cochon, c’est-à-dire pour eux en ce qui s’apparente exces­si­ve­ment à une “bête de sexe.” Se décou­vrant des appé­tits sexuels et des atti­rances ali­men­taires nou­veaux, qui l’amènent à pré­fé­rer l’ingestion de patates, le mâchage de fleurs, de mar­rons et de glands à l’absorption abjecte de viande et de sang, la jeune femme naïve dont tous abusent devient bel et bien un membre de l’espèce por­cine.
Méta­mor­phose qui semble en pre­mier lieu en déclen­cher d’autres au sein du lupa­nar dont elle est le fleu­ron : ses par­te­naires ne se transforment-ils pas à son contact en d’incroyables bes­tiaux éro­tiques ?
Les clients pre­naient des habi­tudes fer­mières avec moi.(…), cer­tains com­men­çaient à braire, d’autres à reni­fler comme des porcs, et de fil en aguille, ils se met­taient tous, plus ou moins, à quatre pattes. (pp. 26, 27, voir aussi p. 50).
Mais avant même que son appa­rence exté­rieure ne tra­hisse sa déshu­ma­ni­sa­tion, ce sont les ini­tia­tives “révo­lu­tion­naires” qu’elle prend dans le domaine sexuel qui lui attirent le cour­roux des clients.

Lorsque la jeune femme décide, contre toute attente, d’éprouver du plai­sir dans ses rela­tions sexuelles répé­ti­tives, cer­tains clients deviennent “comme des chiens” alors que d’autres, outrés par cette liberté qui dénie aux ven­deuses le sta­tut normé d’objet sexuel sans volonté semblent mal sup­por­ter la méta­mor­phose. (p. 38). Ce n’est donc pas un hasard si elle entame une méta­mor­phose inver­sée qui lui per­met de rede­ve­nir plus humaine lorsque, après s’être échap­pée de l’asile, elle s’épanouit hors du tra­vail dans un hôtel où elle est amou­reu­se­ment entre­te­nue par l’homme de ménage (p. 94 sq). Elle peut désor­mais se tenir debout et arti­cu­ler des sons. Sa méta­mor­phose et sa révolte contre les conduites uni­la­té­rales des clients de la par­fu­me­rie à son égard la pous­sant à se mar­gi­na­li­ser, la “truie” illustre une oppo­si­tion emblé­ma­tique au sacre fon­da­men­tal des appa­rences, elle contre­vient par sa pré­sence même à l’hygiène et à l’équilibre dont cha­cun se veut le héraut dans une société pour­tant dépra­vée.
Se met­tant à errer dans la ville en rêvant à la cam­pagne, sa dérive exis­ten­tia­liste est alors récu­pé­rée par Edgar, can­di­dat au pro­gramme pour “la vie en plus sain”, qui se sert de l’image de la désor­mais truie pour gagner les élec­tions locales. Du début à la fin de l’oeuvre, c’est parce qu’elle n’arrête pas d’être consi­dé­rée comme éton­nam­ment saine (cf pp.15, 20, 23) dans un monde dont il faut croire qu’il est déjà consi­dé­ra­ble­ment per­verti que la jeune femme suc­combe au poids d’une méta­mor­phose dont on peut se deman­der si elle n’est pas moins la résul­tante d’une révo­lu­tion interne de son méta­bo­lisme que du regard social — jaloux des femmes, concu­pis­cent des hommes — que font peser sur elle les autres membres de la communauté.

Rame­née à sa vérité onto­lo­gique — elle n’est qu’un cochon femelle, une truie (p.77) -, la jeune femme confond d’ailleurs exem­plai­re­ment l’équilibre de son corps avec la rigueur morale de ses rap­ports avec les clients : tan­dis que les autres ven­deuses se font culbu­ter contre de l’argent, elle estime néces­saire et ver­tueux de ne rien deman­der en échange des ser­vice sexuels qu’elle rend, déte­nant à ses yeux de ce fait la ges­tion la plus saine de l’entreprise (p. 35). Mélange des sens propre et figuré du terme “sain”, confu­sion de l’hygiénique et de l’intellectuel qui la voue somme toute au seul sain qui puisse cor­res­pondre à son état : cette graisse (en latin sagina) de san­glier ou, plus géné­ra­le­ment, de toutes les bêtes qui attaquent et se défendent avec leurs dents.
Désor­mais insup­por­table pour une société où règne le culte des appa­rences, elle est tel­le­ment cou­pée du jeu des res­sem­blances et mimé­tismes sociaux qu’elle en devient mons­trueuse. L’être qui subit la méta­mor­phose plus qu’il ne la pro­voque en un pre­mier temps (mais est-il réel­le­ment en règle avec lui-même avant d’enfreindre à ce point tous les codes de la repré­sen­ta­tion ?) est celui qui, en son for inté­rieur, refuse toute pri­mauté aux appa­rences gou­ver­nant les rela­tions grou­pales. C’est sans doute pour­quoi la société désire en contre­par­tie le faire cre­ver comme un rat. Ainsi Gre­gor est-il pris, jusqu’à son tré­pas, comme la néga­tion de l’être humain : Venez voir un peu, c’est crevé ; c’est là, par terre, com­plè­te­ment crevé ! (p. 76).

Plus per­ni­cieuse est la trans­for­ma­tion que dépeint Orwell dans La ferme des Ani­maux (Folio, 1981) : paral­lè­le­ment à une révolte des ani­maux de la Ferme gérée par Mr Jones, l’auteur décrit com­ment toute révolte éthique et poli­tique se trouve “récu­pé­rée” par ceux qui res­tent les maîtres des appa­rences. Très rapi­de­ment, la révolte dégé­nère. En effet, les ani­maux, las­sés des orages d’indigence que char­rie la houle des per­sé­cu­tions humaines répé­tées, et qui sont tout sauf “bêtes” peuvent, s’ils le sou­haitent, lar­guer enfin les amarres avec le triste rocher de leur sujé­tion. Il suf­fit qu’ils le veulent !
C’est mal­heu­reu­se­ment suite au sou­lè­ve­ment vic­to­rieux que Boule de Neige et Napo­léon, les deux cochons qui ont été les fers de lance de la révolte contre les humains, vont rapi­de­ment s’opposer : l’un déploie son éner­gie pour offrir de nou­velles pro­po­si­tions, l’autre pour tirer la cou­ver­ture à soi et acca­pa­rer, tel un sophiste flat­tant son audi­toire, l’attention de cha­cun, au détri­ment du bien com­mun de tous. Le désac­cord entre les “meneurs” qui n’est encore que rhé­to­rique dégé­nère bien­tôt en un conflit poli­tique ouvert cor­res­pon­dant à la déca­dence de la Répu­blique idéale, trans­for­mée peu à peu en enfer tota­li­taire. L’atteinte por­tée aux Sept com­man­de­ments édic­tés par les anciens révo­lu­tion­naires est telle que, très rapi­de­ment, les cochons se dis­tinguent de moins en moins des hommes et de plus en plus des ani­maux qu’ils consi­dèrent comme une mar­chan­dise à exploi­ter pour amé­lio­rer le ren­de­ment de leur propriété.

Comble de l’horreur, cer­tains cochons dorment ainsi dans des lits. Seule la jument Douce réagit et va véri­fier au fond de la grange ce que disent les pre­mières lois à ce sujet. Mais il est déjà trop tard, la réforme des men­ta­li­tés enta­mée par Napo­léon s’est accom­pa­gnée à l’insu de tous d’une défor­ma­tion com­plète des sept lois ori­gi­naires. Le qua­trième com­man­de­ment, ainsi habi­le­ment refor­mulé devient : Aucun ani­mal ne dor­mira dans un lit avec des draps : la modi­fi­ca­tion ter­mi­no­lo­gique porte, non sur une sup­pres­sion com­plète de l’ancienne for­mule, mais sur un rajout ano­din qui en change com­plè­te­ment la sub­stance, sans que les ani­maux puissent y réagir. Ou fassent un effort mini­mal pour véri­fier, au sens fort, ce qui fonde cette décla­ra­tion :
Puisque c’était ins­crit sur le mur il fal­lait se rendre à l’évidence (p.76).
La capi­tu­la­tion des ani­maux est si grande que, ne pou­vant plus par eux-mêmes se rendre compte des choses, ils ne peuvent que s’en remettre à une force exté­rieure qui les aliène et dépos­sède de tout accès authen­tique à la vérité de leur situa­tion poli­tique : red­di­tion à l’évidence impo­sée par Napo­léon, réduite ici à la triste adé­qua­tion des choses au bon vou­loir des diri­geants de la Ferme. Dans les der­nières pages de l’oeuvre, les ani­maux assem­blés autour des fenêtres de la salle de récep­tion où Napo­léon reçoit les humains à sa table, s’aperçoivent sou­dain que les traits des cochons com­men­saux se modi­fient insen­si­ble­ment. La simi­li­tude est telle qu’il n’y a désor­mais plus aucune dif­fé­rence mor­pho­lo­gique entre les traits du cochon et ceux de l’homme. Napo­léon, le nou­veau dic­ta­teur de la ferme, père de l’hor­reur éco­no­mique, est un homme-cochon ou un cochon-homme, c’est-à-dire un être hybride, un monstre que meuvent un orgueil déme­suré (hubris en grec) et un égoïsme fon­cier dans la recherche de gains financiers.

La morale de l’histoire nous per­met de conce­voir com­ment, de manière para­doxale, en tout cochon, il y a un homme qui som­meille. Nous voyons bien une fois de plus l’aporie consti­tu­tive de toute révolte : tou­jours rat­tra­pée par le cercle de l’histoire et la soif de pou­voir, elle n’est somme toute authen­tique qu’au prix de sa propre dis­pa­ri­tion. La méta­mor­phose qui la scelle se veut pour­tant une mani­fes­ta­tion d’un excep­tion­nel rap­port à soi, sin­cère et bou­le­ver­sant en ce qu’il abat le masque du camou­flage consen­suel ordi­naire. Mais dans ce com­bat acharné entre l’être “vrai” — d’une vérité qu’il ignore encore mais qu’il apprend dans ses nou­velles entrailles — et le simu­la­teur ou dis­si­mu­la­teur, celui qui s’offre à la pâture des regards, c’est tou­jours l’individu au pou­voir et mani­pu­lant les appa­rences qui l’emporte. L’homme n’est-il pas le tri­cheur par excel­lence ? Napo­léon s’identifie à cette ruse suf­fi­sante de l’humain qui déter­mine les ani­maux, qui en sont en prin­cipe dému­nis, à lui être assu­jet­tis à jamais.
Tel est bien l’intérêt que revêt la trans­mu­ta­tion bes­tiale chez l’insoumis : la méta­mor­phose de celui qui se révolte (qui ne se dis­tingue pas dans le fond de la révolte de celui qui se méta­mor­phose) est cet étrange jeu où pour vaincre, id est rafler la mise de l’introspection psy­cho­lo­gique la plus cri­tique et lucide, … il n’aurait pas fallu jouer ! Aussi la révolte de la jeune femme de Truismes est-elle réus­sie à la fin de l’oeuvre parce qu’elle sait doré­na­vant à la fois “tra­vailler” les appa­rences sociales néces­saires à toute re-connaissance et se reti­rer dans son fond onto­lo­gique, la bauge comme source hédo­niste de com­plé­tude à soi. Entre l’insecte de Kafka qui mène la valse de l’angoisse à son terme en mou­rant de son iden­tité récente et les ani­maux de la Ferme dont les voeux d’authenticité sont bri­sés sous la botte napo­léo­nienne, la truie se révèle suf­fi­sam­ment cochonne, c’est le cas de le dire, pour offrir aux gens ce qu’ils veulent voir en elle et être en par­faite adé­qua­tion avec ses aspi­ra­tions existentielles.

Face à la liberté idéa­li­sée sous-tendant la révolte ani­male s’amorce donc le véri­table sens de la révo­lu­tion dans sa lutte inégale contre les pri­vi­lèges et l’Apparaître : comme le dit le cinéaste Jean Eus­tache, être révo­lu­tion­naire, c’est ne pas faire un pas en avant (…) mais essayer, au contraire, de faire de grands bonds en arrière pour reve­nir aux sources. Ce retrait, même s’il est pas­si­ve­ment, réac­ti­ve­ment mis en place de prime abord, ne tarde guère à mani­fes­ter pour le pou­voir en place le dan­ger de toute révolte annon­cée par la métamorphose.

fre­de­ric grolleau

Lire la par­tie 2 du dossier

Livres convo­qués dans cette pre­mière par­tie :
- Franz Kafka, La Méta­mo­prhose, L.G.F — Le livre de poche, 1989
- George Orwell, La ferme des ani­maux, Gal­li­mard, Folio, 1981
- Marie Dar­rieus­secq, Truismes, P.O.L, 1996

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