Seizième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe
Pour une présentation de l’ensemble du “dossier Dostoïevski” dont cet article constitue le seizième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.
Le Bourg de Stépantchikovo et sa population (Selo Stépantchikovo i iévla obitatli en russe) est le seizième des récits de Fédor Dostoïevski, écrit en 1859 et sous-titré Extrait des carnets d’un inconnu. C’est un roman de trois cent soixante-dix-neuf pages, à la couverture illustrée d’un détail de La Fenêtre du coiffeur (1906, exposée à la Galerie Tretiakov à Moscou), une peinture de l’artiste russe Mstislav Doboujinski (1875–1957).
Écrit après dix années de bagne alors qu’il préparait Humiliés et offensés ainsi que ses Carnets de la maison morte, Le Bourg de Stépantchikovo relève plus de la farce que du roman de mœurs que laissaient augurer Les Pauvres gens, Le Double et Nétotchka Nezvanova. Comme souvent chez Dostoïevski, le héros n’est pas le narrateur (ici le neveu de l’hôte). Ce dernier n’est que témoin. Pire, dans ce roman, il est impuissant et quoi qu’il puisse dire ou faire, son oncle, être simple et à la limite de la stupidité, n’en tient pas compte.
Stépantchikovo et ses quelques âmes abritent la famille du colonel Iégor Illitch Rostanev. Le principal problème est que Rostanev n’est que colonel alors que sa femme est fille de général. D’après elle, c’est comme une tare. Un électron libre hante la maison : Foma Fomitch. C’est un ancien bouffon qui maintenant s’évertue à jouer les tyrans. Il bénéficie pour ça de l’appui de la Générale.
On fête un anniversaire ? On doit aussi fêter celui de Foma Fomitch. On doit se mettre à table ? Il faut attendre le bon vouloir de Foma Fomitch avant de commencer. Est bien ce que Foma Fomitch reconnaît comme bien sur le moment. Les serviteurs de la maison ne sont que des rustres et des porcs. Ils doivent apprendre à parler français et réciter leurs leçons à genoux et devant tout le monde. D’humilié, Foma Fomitch passe à humiliateur.
L’oncle est amoureux d’une jeune et pure gouvernante. Malheureusement Foma Fomitch a déjà décidé qu’il épousera une veuve écervelée qui possède terres et biens. La gouvernante est sans le sou. Pour la sortir de la misère, l’oncle a décidé de faire venir notre narrateur afin qu’il l’épouse. La droiture de cette dernière fait qu’elle ne veut absolument pas épouser notre jeune et intelligent narrateur et préfère s’éclipser afin d’être la seule sacrifiée.
Foma Fomitch multiplie les crises de nerfs et se défend de l’intrusion du narrateur en dénigrant ses mérites et ses connaissances scientifiques. En sa qualité d’ancien bouffon, Foma Fomitch se défend héroïquement et avec maestria. Malheureusement, il va un peu trop loin et s’avère incapable d’anticiper les réactions de l’oncle qui entend bien montrer, enfin, à toute la maisonnée qu’il est le chef de famille.
Avec ce premier long roman (on est encore loin cependant des grandes fresque dostoïevskiennes), Fédor Dostoïevski rajoute à son art romanesque ce qu’il avait amorcé dans La Femme d’un autre et Le Mari sous le lit, à savoir la farce poussée à l’extrême. Foma Fomitch est ridicule du début à la fin, même s’il retrouve son humanité et un certain équilibre de pensée. Tout, jusqu’à son nom, Foma Fomitch, est là pour lui servir de caricature. Sa tyrannie est digne d’un Tartuffe. On ne soulignera jamais assez l’importance de Molière dans l’œuvre de Dostoïevski.
On ne peut s’empêcher aussi de voir une corrélation entre l’auteur et le bouffon du Bourg de Stépantchikovo et ses habitants. Comme lui, après une période d’asservissement forcé de l’esprit et du corps — n’oublions pas que Dostoïevski vient de passer dix ans en Sibérie pour avoir comploté contre le régime — l’auteur se doit de retrouver un certain équilibre de pensée. C’est une mise en garde écrite contre ce qu’il pourrait devenir s’il ne prenait pas garde. C’est aussi et avant tout une critique de ce qu’il aurait dû faire. En effet, seul un bouffon peut dire à un tyran ce qu’il pense réellement. Avant son procès, Dostoïevski était tout sauf un bouffon. Il a failli y perdre la tête.
j. vedrenne
Fédor Dostoïevski Le Bourg de Stépantchikovo et sa population (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. “Babel” (vol. n° 463), janvier 2001, 379 p. — 8,00 €. |