En chacun de ses livres, Scholastique Mukasonga parcourt les territoires douloureux de sa mémoire dans la quête d’un Rwanda plus légendaire que réel, entre tradition et modernité. Son monde est peuplé de griots qui n’ignorent rien de ce qui arrive après eux. Surgit dans son livre une princesse africaine dont le nom est parvenu jusque sur les plages de la Jamaïque. Le tout sur fond de la terreur de ceux qui eux-mêmes l’apportèrent : les blancs prêts à colporter les rumeurs sanguinaires de celle qui pourtant n’avait le cœur à massacrer personne.
Un tambour mythique suffit à la rébellion de la « reine », du Rwanda et de l’Ethiopie aux îles des Caraïbes peuplées de mystères, d’ initiations et sur fond de la naissance de la musique rasta, au nom d’un crime fondateur. Celui de la diva Kitami, surnommée aux quatre points de l’horizon « l’Amazone noire ». Restent alors la parole dans l’écriture, l’écriture dans la parole. Laisses et liasses, effet transparences, transe-lucidité par delà les massacres du Rwanda. D’où les lignes sensuelles mais aussi cassées : éros et deuil. Cela pour s’agripper : tam-tam du corps, battements de mesure et démesure, marges substantielles (le blanc) que l’écriture boit par application de l’espace sur lui même.
Il s’agit d’enfouir et déployer par suspens et retombées, par « répons » dévoilant la profondeur du contact par le diaphane. Mots blancs, peaux noires, voix nues. Un parcours que l’œil suit. Un parcours qui déborde et fait repli. Emprise et prise de vue en quelque sorte là où Scholastique Mukasonga possède aptitude à dire l’impossible, à dire l’émotion si longtemps retenue par pudeur, là où existe un passage à la tombée de l’inhibition capitale et où s’allonge le geste sur lequel l’attention doit porter dans un aller sans retour
Demeurent un fond, un bruit, un fluide, un flux. Lumière et non éclairage. L’oxygène de l’écriture — mais aussi l’azote de sa trace. L’ellipse et l’énoncé. Nécessité du secret. Impératif de la parole. Partition troublante du grave et de l’aigu. Et l’impossibilité de ne plus voir les bords d’ombre, les suites d’à-côtés, les théâtres d’ombres que chaque moment et l’histoire du livre évoquent là où une fois de plus l’auteure cherche dans le silence ce qui la parle, par marche forcée au sein du cœur battant de mère Afrique
jean-paul gavard-perret
Scholastique Mukasonga, Cœur Tambour, Gallimard, 2016, 176 p. — 16,50 €.