Philippe Ratte ,Tintin ou L’accès à soi

Tout un tin­touin qui ne manque pas d’estomac

Il est impos­sible de lire (et d’apprécier) l’épais cor­pus de Phi­lippe Ratte si on refuse à l’auteur la thèse qu’il s’échine à conso­li­der et jus­ti­fier pen­dant plus de 300 pages, à savoir que le propre d’un indi­vidu est de s’enraciner dans l’être en retrou­vant ses racines (par­fois, sou­vent cachées) et en com­pre­nant – au sens latin de « faire sien ») ce qu’elles doivent à la figure de la femme. Ainsi, « advenu d’emblée sans famille, Tin­tin incarne[rait] le pro­blème de l’être-au-monde de tout indi­vidu privé d’origine ».
C’est à l’aune d’un tel pré­cepte – sinon un concept – que l’essayiste revi­site Les aven­tures de Tin­tin (1929–1983), manière de les dépous­sié­rer un brin à l’appui de l’approche psy­cha­na­ly­tique, insis­tant en par­ti­cu­lier sur deux albums fon­da­men­taux à ses yeux : Tin­tin au Tibet et Les bijoux de la Cas­ta­fiore – dont l’analyse res­pec­tive conduit aux deux par­ties de cet ouvrage : « Tant que yéti y est tu, tu n’y est pas » (pp. 21 à 315) et « Bou­gie rou­gie, bijoux bou­gés » (p. 323 à la fin).

Si la ques­tion des ori­gines comme fon­da­trice de l’individualité (en tant qu’être-au-monde) au regard de la « famille » peut à l’évidence être dis­cu­tée – mais c’est qu’il en va ici de cette notion comme de toutes les infé­rences sur les­quelles s’appuie le dis­cours psy­cha­na­ly­tique en son temps dénoncé par Pop­per : elle relève de la seule her­mé­neu­tique –, il n’en reste pas moins que l’auteur, notam­ment dans son ana­lyse assez monu­men­tale de la place de Tin­tin au Tibet dans le cor­pus her­géen, et de l’album en ques­tion lui-même, pro­duit nombre d’observations for convain­cantes quant à ce qu’il concep­tua­lise sous le terme d ’ « accès à soi».
Sous cet angle, à sup­po­ser que soient lais­sés de côté les mul­tiples jeux de mots qui pul­lulent et dont la per­ti­nence paraît au moins dis­cu­table (« sol-air », « mâle-entendu » etc), qui­conque s’intéresse aux exé­gèses dédiées à Tin­tin et à la vérité puta­tive dont il serait por­teur ou le signe incarné – on sait qu’elles sont légion – ne peut faire l’économie de l’ouvrage de P. Ratte, le bien nommé tant il nous esto­maque au détour des pages en lieu et place de man­quer son objec­tif qui n’a rien de lunaire.

« Cette théo­di­cée intime, pose en effet l’auteur, consis­tant à recons­ti­tuer la fonc­tion d’un père et celle d’une femme, pro­fite du contre­point de per­son­nages qui n’y arrivent pas : les Dupondt, Had­dock, Abdal­lah, Milou res­tent tous pié­gés dans cette apo­rie. Tin­tin échappe au piège de cette élu­ci­da­tion rétros­pec­tive impos­sible en osant pas­ser outre et se fon­der lui-même par la conquête de Soi que bla­sonne le sau­ve­tage de Tchang, miroir de son propre sta­tut d’enfant sans ori­gine, jadis sauvé des eaux. En allant l’arracher à la grotte uté­rine où le retient la puis­sance femelle que sont ensemble la ter­rible Yéti et les neiges qui la voilent d’une vir­gi­nité nup­tiale apo­tro­païque, il brise le scellé mor­ti­fère du secret, celui de la mère sidé­rée d’avoir fauté en conce­vant de père inavouable. »
Accueil favo­rable que refu­sera tout lec­teur hos­tile par prin­cipe à l’interprétation psy­cha­na­ly­tique comme de bien entendu. En revanche, nous sommes moins enthou­siastes devant le tra­vail édi­to­rial accom­pli sur le texte tant demeurent des fautes d’accents, une ponc­tua­tion erra­tique attes­tant qu’aucune lec­ture digne de ce nom n’a été accom­plie ici avant impres­sion, ce qui est abso­lu­ment regret­table. Une dif­fi­culté que par­achève, las, la posi­tion – dont on ne rap­pel­lera jamais assez à quelle point elle est scan­da­leuse – de la Fon­da­tion Mou­lin­sart, déten­trice des droits, qui a refusé la repro­duc­tion de citations/images des Aven­tures de Tin­tin (voir supra la cou­ver­ture ini­tiale aban­don­née : Le Tré­sor de Rack­ham le Rouge. Page 45, bande 3, image 2) : stra­té­gie d’autant plus incom­pré­hen­sible face au sérieux de P. Ratte et à tout l’amour lit­té­ral qu’il déploie envers la créa­tion et les créa­tures d’Hergé.

A ce titre, la plus grande vic­toire de l’auteur est bien de par­ve­nir, tout du long, à cap­ter notre atten­tion alors même qu’il com­mente de la bande des­si­née sans aucune image (cha­cune de celles pré­vues est rem­pla­cée par un réfé­ren­ce­ment per­met­tant de la retrou­ver dans chaque album).
Vous voici donc mis au défi vous –mêmes : serez-vous capable de lire toute l’importante pre­mière par­tie de Tin­tin ou L’accès à soi sans vous pré­ci­pi­tez (ou avoir envie de vous pré­ci­pi­ter ensuite) sur Tin­tin au Tibet ?

Ecou­ter « Tin­tin : de la quête des ori­gines à la construc­tion de soi, avec Phi­lippe Ratte » sur France Culture 

fre­de­ric grolleau

Phi­lippe Ratte ‚Tin­tin ou L’accès à soi, Ginkgo, 2015, 385 p. — 19, 00 €.

 

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