Délaissant quelques temps le récit social, Laurent Galandon propose une histoire entre conte et romance, entre fable philosophique et aventure sentimentale. Il place l’intrigue de son diptyque en 1927–1928, à une période où le cinéma va vivre une intense mutation. Le premier film parlant vient de sortir aux USA. Ce spectacle n’est plus une simple attraction de foire. « Le temps des bricoleurs et des inventeurs est fini. Méliès a disparu ! C’est maintenant une industrie où l’argent règne en maître. » Cependant, il reste toujours des rêveurs, des esprits forts qui veulent, contre toute évidence et tout bon sens, réussir leur pari, vivre comme ils aspirent. Avec Célestin, le scénariste prend le parti du héros sympathique, immédiatement empathique tant sa gentillesse et son émerveillement emportent l’adhésion.
Célestin est employé par son père dans son étude provinciale de notaire. Il est étourdit et maladroit, car ce qu’il fait ne l’intéresse pas. Il rêve d’entrer dans l’univers du cinéma comme réalisateur. Un soir, entendant ses parents se lamenter sur son attitude, il fait ses valises et part pour Paris. Il retrouve le patron et bonimenteur de l’Alcatraz. Las, malgré son bagout, Anatole Fortevoix ne remplit plus sa salle. Il subsiste, cependant, en organisant des séances clandestines où il projette des films érotiques. Celui que découvre Célestin lui fait grand effet, enthousiasmé par la jeune femme en qui il voit, au-delà de l’effeuilleuse, une véritable comédienne. Quand il veut en savoir plus sur elle, Anatole reste assez évasif quant à la provenance du film.
Célestin décide de ne plus rêver sa vie, mais de vivre son rêve et cherche à se faire embaucher dans un studio pour devenir réalisateur. Après de nombreux refus, il est recruté comme assistant… décorateur. Il se lie avec Marcel, un autre décorateur. Ils évoquent leurs projets, chacun rêvant d’une autre fonction. C’est parce qu’il veut lui montrer cette comédienne qu’il entraîne son nouvel ami dans une séance. La police fait irruption mettant pour quelques mois Anatole à La Roquette. Les bobines de film sont saisies. C’est le musicien de l’Alcatraz qui assure l’intérim. Ce dernier demande à Célestin de l’aider pour la comptabilité. Il continue également à diffuser des films répréhensibles avec un nouveau spectacle qui présente la même effeuilleuse. Célestin a des doutes et se met à la recherche de la jeune comédienne. C’est le hasard qui va le servir. Mais le hasard ne sait pas, et ne peut pas, tout faire, alors…
Laurent Galandon, qui a été directeur d’un cinéma d’Art et d’essai, nous entraîne dans une histoire où il livre sans aucun doute quelques éléments autobiographiques quant à la politique menée pour la défense d’un cinéma de qualité et aux difficultés de faire tourner de telles structures. Il présente une histoire attrayante, une plongée dans un univers différent avec les divers rouages qui concourent à la réalisation de ces œuvres qui font rêver, qui projettent dans des atmosphères et des domaines dépaysants. Il mêle avec aisance sentiments et émotions.
Le dessin de Frédéric Blier s’accorde à merveille à cet univers de salles obscures. Il joue avec brio entre ombre et lumière pour une mise en images des plus réussies, réalisant une galerie de personnages très étudiée, graphiquement élégante. Les plus attentifs pourront traquer, dans les différents publics, quelques visages, des figures qui ont compté pour le cinéma comme Jacques Tati et sa pipe et bien d’autres.
Ce premier volume est une belle réussite tant pour son scénario des plus plaisants que pour un dessin et une mise en couleurs de grande qualité. De plus, il inclut un cahier de huit pages sur l’histoire du cinéma réalisé avec l’Institut Lumière de Lyon.
serge perraud
Laurent Galandon (scénario), Frédéric Blier (dessin) & Sébastien Bouet (couleurs), La parole du muet - t. 1 : “Le géant et l’effeuilleuse”, Bamboo, coll. Grand Angle, avril 2016, 56 p. — 13,90 €.