A la découverte d’un auteur français (vraiment) pas comme les autres
Frédéric Boilet est un phénomène. Petite conversation rapportée à l’occasion de la parution de L’Apprenti Japonais.
Votre ouvrage s’ouvre sur votre découverte du Japon où vous croisez de belles jeunes femmes tenant leurs jupes pour monter les escaliers. Puis, plus on tourne les pages et plus vos propos prennent une dimension politique, avec des dessins parfois très polémiques. Est-ce que cela relève d’un choix ou est-ce que ça c’est fait de façon spontanée ?
Frédéric Boilet :
Je suis content que vous ayez remarqué une progression. Plus j’avance dans l’ouvrage et moins je cherche à décrire le Japon. Le début retrace la découverte du pays au quotidien, au travers des notes, photos et croquis rassemblés lors de mon premier séjour. Je n’étais pas là en touriste, je cherchais déjà à m’intégrer, mais mon point de vue restait forcément celui d’un étranger qui vient de débarquer, au regard encore extérieur, décalé. Et puis au fil des pages, le regard se banalise. Les choses se sont faites naturellement. Je vis au Japon depuis quelques années maintenant, et même si je ne suis pas japonais — et n’ai aucune intention de le devenir -, je ne suis déjà plus un simple étranger. Mais paradoxalement, il me semble que c’est quand j’essaie le moins de parler du Japon que, peut-être, j’en suis le plus proche. S’agissant d’un pays, qui d’autre qu’un natif de ce pays peut prétendre en parler “vraiment” ? Quand Yasujirô Ozu réalise Voyage à Tokyo ou quand Tsuge dessine l’Homme sans talent, leur propos n’est pas de décrire le Japon : et pourtant, c’est là que sont les vrais renseignements. Ainsi, la dernière partie du livre n’est pas consacrée au Japon en tant que tel. Elle rassemble une sélection de mes illustrations réalisées entre 2003 et 2005 pour le quotidien Asahi Shimbun, et traite surtout de l’actualité politique ou économique internationale. Mon idée était d’aborder ces sujets — qui ne sont pas exclusivement japonais — en ne quittant pas le cadre du Japon le plus quotidien. Au final, c’est peut-être dans cette partie du livre, avec son quotidien japonais seulement en filigrane, que je suis le plus proche de ce pays ?
Quant au côté “polémique” de ce dernier chapitre, comment ne pas l’être aujourd’hui, face aux dangers de l’intégrisme, de la mondialisation, de l’administration Bush ? Avec Bush, il n’y a pas grand mérite à être critique.
On distingue un mouvement de balancier. Au départ vous parlez d’un Japon vu par les yeux d’un Français. Mais plus on avance dans le temps, plus on sent vos attaches se détendre d’avec votre pays natal… Ne seriez-vous plus vraiment français ?
Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas japonais et ne souhaite pas le devenir ! Je reste ad vitam æternam un apprenti Japonais, quelque part entre le plus vraiment Français et le pas encore Japonais. Quand je reviens en France, je me sens effectivement aujourd’hui relativement étranger, et suis d’ailleurs parfois perçu comme tel par mes amis hexagonaux…
Un autre fil conducteur de votre ouvrage, ce sont les femmes. Vous êtes un grand amoureux de ces créatures, et on a l’impression qu’elles ont influé sur l’évolution de votre style graphique. Qu’est-ce que vous cherchez en elles au juste ?
Les femmes ! Voilà le vrai pays étranger pour moi ! Ce que je cherche ? Chez les femmes ou chez les Japonaises ? (Rires.) Non, là il faut que je précise quelque chose : je ne suis pas du tout fétichiste des Japonaises ! Si je parle d’elles dans mes livres, c’est tout bêtement parce que j’habite un pays, le Japon, et que 99,9 % des femmes y sont japonaises. Alors quand je proclame “les Japonaises sont formidables”, ce que je veux dire au fond, c’est “les femmes sont formidables”. Si j’ai abordé ce thème en particulier, c’était évidemment au départ par curiosité. Lorsque l’on découvre un nouveau pays, on est d’abord attiré par son exotisme. De la même manière, ce qui m’a d’abord séduit chez les Japonaises, c’est leur “différence”, réelle ou supposée. Je n’étais pas venu spécialement pour ça, mais il est vrai que j’ai tout de suite été surpris par leur beauté, leur façon d’être, et ça m’a donné envie d’en savoir plus. Mais là aussi, les années passant, les Japonaises ont perdu beaucoup de leur singularité pour moi. Mais les femmes, non ! Quant à l’exotisme, je le trouverais aujourd’hui plutôt chez les Françaises ! Curieusement, plusieurs lecteurs semblent ne retenir que mes textes sur les Japonaises, alors qu’il n’y a au fond que trois ou quatre articles sur ce sujet dans le livre, dont ceux volontairement provocateurs du second chapitre. Des gens m’écrivent par courriel pour me demander “Comment on fait pour rencontrer une Japonaise ? Les Japonaises ceci, les Japonaises cela…”, et ça m’embête beaucoup. Je suis désolé qu’ils aient pu avoir à ce point une lecture au premier degré de mes bandes dessinées ou articles. Car enfin, je n’ai jamais prétendu parler sérieusement des Japonaises ! Il faut resituer mes propos : ces articles sur le thème des Japonaises, je les ai écrits pour Big Comic, un hebdomadaire de manga pour hommes, Japonais moyen, salarié, marié, son épouse au foyer… Et ça m’amusait de les titiller avec ça : “Vos Japonaises sont formidables, vous ne les méritez pas !” Comparé aux femmes de ce pays, le Japonais lambda, je le trouve sacrément en deçà. Il est conservateur, éteint, et en plus il a le culot d’être phallocrate ! D’une manière générale, je trouve que les hommes, d’où qu’ils soient, sont toujours un peu éteints par rapport aux femmes, mais au Japon, ils sont en plus machistes, et c’est insupportable. Alors, je me suis adressé directement à eux, dans leur journal, pour leur dire, en en rajoutant un peu “Vous êtes nuls ! Laissez la place aux femmes !”
Votre accroche est extrêmement forte, car vous dites “je n’ai pas fait le Japon”. A l’heure d’une certaine mode pour le tourisme alternatif ou “ethno-tourisme” où l’on affirme “ah non ! je ne voyage pas comme un beauf !”, je ne crois pas que votre assertion ait la même signification. Dans quels termes faut-il alors la comprendre ?
Le tourisme alternatif, c’est quoi ? Les routards ? Il y a toujours eu des gens pour partir seuls avec leur sac à dos, même si on n’a pas appelé ça comme ça. Dans les années 70, le Guide du routard, c’était déjà du tourisme alternatif, non ? Ça a peut-être changé depuis ? En tous les cas, aujourd’hui comme hier, le meilleur moyen d’ignorer un pays, c’est toujours le tourisme. Quoi qu’on fasse, en débarquant quinze jours ou trois semaines dans un pays, on ne peut que l’effleurer, n’en saisir que les apparences. Ce que mes amis français résumaient fort bien avec leur “j’ai fait la Chine”… Mon premier séjour au Japon, c’était en 1990 pour les repérages de Love Hotel. J’étais resté en tout deux mois, six semaines en été, puis deux semaines l’hiver suivant. C’était déjà un séjour un peu long, mais j’avais quand même le sentiment d’être passé à côté de tout. Alors je suis revenu une année et demie, en 93–94, pour essayer d’approfondir et réaliser Tôkyô est mon jardin. Une clé est là : c’est le temps. Pour voir un peu plus que la surface des choses, pour commencer à faire de vraies rencontres, pour tout, il faut du temps.
Et pour conclure, quel serait “le” conseil que vous donneriez à un Français ou un Européen qui viendrait s’installer au Japon aujourd’hui ?
Bon, je vous réponds mais c’est une blague, hein ! Épouser une Japonaise, bien sûr ! Ou un Japonais si c’est une fille. En tout cas, vivre une histoire d’amour, hétérosexuelle, homosexuelle, ce que vous voulez, mais aimer ! Un bon moyen d’aimer un pays, c’est encore d’aimer dans ce pays.
Merci beaucoup.
Quelques liens pour approfondir :
- La critique de L’apprenti Japonais
– Le site des Impressions Nouvelles
- Le site de l’auteur
– L’interview de Benoît Peeters, l’éditeur
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Interview téléphonique réalisée par isabelle roche le 12 mars 2005. |
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