Yves Bonnefoy, Entretien avec Natacha Lafond et Mathieu Hilfiger sur la question du livre

 Quand brille « l’or natal du Verbe »

Les confi­dences d’Yves Bon­ne­foy peuvent paraître para­doxales au moment où l’ère du livre est en train de tour­ner la page ou de l’œil. En effet — plus ou moins insi­dieu­se­ment — au défilé du texte de manière hori­zon­tale et de gauche à droite se super­pose la lec­ture numé­rique ver­ti­cale en rou­leau comme à l’époque pré-livresque. Cet entre­tien datant de 2004, la ques­tion du numé­rique n’est pas abor­dée. Mais il est guère pro­bable que celui qui cherche à « res­ser­rer » la poé­sie et demande au lec­teur de sou­vent « rele­ver les yeux » face au texte soit sen­sible à un tel défi­le­ment optique des nou­veaux arcanes.
Yves Bon­ne­foy affirme par exemple que « le livre chose » peut-être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, « en tout cas pour la poé­sie » dont il « sépare des autres pos­sibles » et « casse la conti­nuité » en taillant dans le défilé des récits. La mise en page livresque est donc pour Bon­ne­foy une condi­tion de la poé­sie. Cela est vrai. Mais pas en tota­lité. A côté d’un André du Bou­cher et de Bon­ne­foy lui-même, pour les­quels les « espèces d’espace » se jus­ti­fient, la poé­sie peut se pour­suivre de manière moins spa­tiale et encore moins spa­tia­liste en pro­mou­vant la « langue à l’encontre de la parole » de manière moins visuelle : d’une cer­taine manière, qu’importe le fla­con, l’ivresse demeure et Bau­de­laire peut se lire de manière pro­fi­table quel qu’en soit le sup­port ou le calque.

Néan­moins, pour Bon­ne­foy le livre reste « le tom­beau des siens » (Mal­larmé) à carac­tère sacré, où chaque lec­teur des­cend en épou­sant l’idéal d’une per­fec­tion qui devient signe. Le livre impose donc son coude osseux et ses arca­tures dans le blanc de la page pour chas­ser les nuages de sa vir­gi­nité. Le livre reste ainsi une pièce maî­tresse dans une stra­té­gie céré­mo­nielle où s’incarne une pré­sence énig­ma­tique dont Bon­ne­foy pro­pose le rap­pel par la visite de sa biblio­thèque pri­vée. C’est aussi pour le poète la façon sub­tile d’affirmer le pou­voir voya­geur de l’encre afin évi­ter le jet d’une ancre para­ly­sante.
Fli­bus­tier de la langue, Bon­ne­foy trouve dans le livre la dia­lec­tique entre l’effacement et le dire. Grâce à lui, chaque poème s’élève tel un frag­ment d’inconnu capable de faire recu­ler par son encrage la part noire du silence. Bref, dans le champ du vide de la page, la poé­sie ins­crit sa charge de grâces nou­velles en ce qui devient un espace-temps où brille « l’or natal du Verbe » (H. Had­dad). Le livre est donc pour Bon­ne­foy un œil et une main et tout autant une chaise soli­taire ou une pirogue habi­tée. Sou­hai­tons que les temps qui s’ouvrent ne mal­mènent pas cet « objet » où il faut entrer pour sor­tir à la décou­verte de l’être et du monde, voire pour les exorciser.

jean-paul gavard-perret

Yves Bon­ne­foy, Entre­tien avec Nata­cha Lafond et Mathieu Hil­fi­ger sur la ques­tion du livre, Edi­tion Le Bateau Fan­tôme, 2016, 60 p. — 16,00 €.

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