Y a-t-il un art médical ? (2)

  • Molière fait du Ser­ment d’Hippocrate un ser­mon d’hypocrite

 Y a-t-il un art médi­cal ? (suite)

Ce mou­ve­ment cri­tique envers la méde­cine à par­tir du XVIIe siècle se trouve pour­suivi même par la vin­dicte phi­lo­so­phique. Celle dont témoigne Kant par exemple dans la Réponse à la ques­tion : qu’est-ce que les Lumières ? où le phi­lo­sophe n’accorde à l’activité médi­cale qu’un sta­tut annexe (qui ne fait que conno­ter cette même idée de main­mise et de domi­na­tion sur les indi­vi­dus au nom d’une com­pé­tence). Le méde­cin n’est pas pré­senté dans cette per­cep­tive comme un artiste jouant avec les cir­cons­tances, avec la sin­gu­la­rité du cas et la plu­ra­lité des affects, mais comme un de ces “tuteurs” qui font demeu­rer l’humanité sous la chape de l’infantilisme et de la pas­si­vité. Le méde­cin est l’équivalent du “direc­teur de conscience”, qui décide à ma place de ce qui est bien pour mon corps, me plon­geant ainsi dans la sou­mis­sion : celle-là même que les adver­saires de Socrate et d’Hippocrate reven­diquent contre la médecine.

Pour­tant, Kant ne rejette pas com­plè­te­ment la méde­cine, dont il pointe la dimen­sion “artis­tique”, et non méca­nique, dans Le conflit des facul­tés, où il dia­logue avec le pro­fes­seur Hufe­land à pro­pos de son oeuvre : De l’art de pro­lon­ger la vie humaine. Kant recon­naît là le tra­vail d’un méde­cin qui cherche à trai­ter mora­le­ment le phy­sique en l’homme. Hufe­land se pose en effet comme un méde­cin qui ne veut pas réduire sa dis­ci­pline à la simple habi­leté tech­nique des moyens que la rai­son pres­crit mais cherche, par-delà l’aide qu’il peut appor­ter, à déter­mi­ner ce qu’est le devoir du pra­ti­cien. Et Kant voit dans le reflet de cette ques­tion l’activité même de la phi­lo­so­phie pra­tique morale qui doit inter­ve­nir dans la méde­cine, plus par­ti­cu­liè­re­ment dans la “dié­té­tique” comme art de pré­ve­nir la mala­die.
Kant envi­sage ainsi un pas­sage de l’usage pra­tique pur de la rai­son à son usage prag­ma­tique : il s’agit bien, à côté de la com­pé­tence du méde­cin, de mettre sous l’empire de la rai­son et de la volonté ce que les hommes laissent d’ordinaire à l’habitude ou au des­tin, autre­ment dit à la kri­sis hip­po­cra­tique. Il s’agit donc de réin­tro­duire l’activité par-delà la pas­si­vité, et le juge­ment cri­tique par-delà la fata­lité existentielle.

Hufe­land dis­tingue ainsi la dié­té­tique comme art de pré­ve­nir les mala­dies et la thé­ra­peu­tique, comme art de les gué­rir, et il voit pré­ci­sé­ment dans la dié­té­tique “l’art de pro­lon­ger la vie humaine”. Repre­nant la dis­tinc­tion d’Hippocrate, Kant explique la dif­fé­rence entre le fait de se sen­tir bien por­tant et le fait de savoir avec cer­ti­tude qu’on l’est. La lon­gé­vité de la vie per­met donc seule­ment pour Kant d’attester de la santé dont on jouit, et la dié­té­tique doit, il est vrai, démon­trer son habi­leté ou sa science dans l’art de pro­lon­ger la vie et non d’en jouir ! La science de la méde­cine peut être phi­lo­so­phique à condi­tion que la puis­sance de la rai­son en l’homme déter­mine le mode de vie.
Kant assigne alors à la rai­son de l’homme la tâche de maî­tri­ser les sen­ti­ments de ses sens par un prin­cipe qu’il se donne à lui-même : de manière opti­miste, Kant semble croire par­tant au pou­voir de l’esprit humain de maî­tri­ser, par la fer­meté et la réso­lu­tion, ses sen­ti­ments mor­bides. En revanche, souligne-t-il, si la science médi­cale ne cherche, pour écar­ter ces affects, que des adju­vants dans des moyens cor­po­rels externes (la phar­ma­cie ou la chi­rur­gie), elle est sim­ple­ment empi­rique et méca­nique.
Kant pose bien les condi­tions aux­quelles il assi­mile la pra­tique médi­cale à un art, et non à une science pro­cé­du­rale. Il montre en même temps les limites de la dié­té­tique en conclu­sion, lorsqu’il affirme, de manière plus pes­si­miste, que la rai­son exerce de façon immé­diate un pou­voir salu­taire, et qui ne rem­pla­cera jamais les for­mules thé­ra­peu­tiques de l’officine (Le Conflit des facul­tés, Gal­li­mard, La Pléïade, 1986,p.927).

En dépit des affir­ma­tions d’un Molière et de tous ceux qui vili­pendent la méde­cine en dénon­çant son inca­pa­cité à gérer la mala­die, il faut donc ten­ter à tout prix — faute d’une réduc­tion de la liberté à du méca­nique, et de la trans­cen­dance du juge­ment à l’immanence des lois empi­riques — de pré­ser­ver “l’art médi­cal” en tant que tel. Un pen­seur de la généa­lo­gie comme Nietzsche n’attache-t-il pas une impor­tance à pré­sen­ter le phi­lo­sophe comme un “méde­cin de l’âme” ? Nietzsche montre effec­ti­ve­ment dans Humain, trop humain que la phi­lo­so­phie, tout comme la méde­cine, est un art en ce qu’elle affronte tou­jours les pos­sibles au lieu de se conten­ter d’un ordre fixe et sclé­rosé.
Cet art est celui de l’auscultation, qui per­met de repé­rer les symp­tômes et d’y réagir — quitte à inven­ter de nou­veaux remèdes face à l’imprévu ou à l’inouï de toute patho­lo­gie. Mais com­ment faire, à l’heure où la tech­nique rayonne et pré­do­mine dans le champ des acti­vi­tés humaines, pour lais­ser (ou rendre) à la méde­cine son sens d’engagement moral, son sens d’art du risque ? Com­ment retrou­ver der­rière l’urgence d’une pra­tique codi­fiée cette inter­re­la­tion, cette inter­sub­jec­ti­vité faute de laquelle le mot “art” ne signi­fie plus rien ?

III) Le moment de la récon­ci­lia­tion : la sub­jec­ti­vité du patient
Dans un troi­sème et der­nier temps d’analyse, on peut bien dis­tin­guer entre méde­cine pré­ven­tive (la dié­té­tique, l’hygiène chez Kant), méde­cine thé­ra­peu­tique (médi­ca­ments et trai­te­ments chez Molière) et méde­cine opé­ra­toire (chi­rur­gie), pour répondre que la méde­cine est un art ou une science selon les cas, c’est-à-dire selon le degré de cer­ti­tude et d’efficacité qu’elle mani­feste dans la manière de pré­ser­ver la vie.
Mais c’est là une réponse qui paraît trop facile à une époque où des mala­dies nou­velles sur­gissent, tel le syn­drome d’immuno-déficience acquise, qui court-circuitent en quelque sorte ces trois types de méde­cine et posent plus que jamais, à l’heure éga­le­ment des conflits au sujet de la bioé­thique, le pro­blème du rap­port qu’entretient le méde­cin à son acti­vité, et à son patient, dans le cadre d’une même com­mu­nauté.
Le rap­port de la santé à la mala­die ne peut en effet pro­ve­nir de la seule repré­sen­ta­tion scien­ti­fique ou médi­cale selon Can­guil­hem : il s’établit de prime abord dans le vécu du malade. Dans le rap­port, étroit et concret, que le vivant entre­tient avec la vie. Cha­cun peut en faire l’expérience au quo­ti­dien : si la bonne santé paraît “natu­relle” (on ne la ques­tionne pas), la mala­die à peine res­sen­tie par l’entremise de quelque dérè­gle­ment est le moment d’une inquié­tude immédiate.

Soup­çon qui n’est pas la résul­tante d’un savoir ou d’une démarche expé­ri­men­tale, mais l’expérience sou­daine faite par le vivant que la vie ne va plus comme avant. Que la santé “déraille”. Rai­son pour laquelle Can­guil­hem recom­mande qu’on étu­die le rap­port du vivant à la vie, plu­tôt que de s’entêter à vou­loir concep­tua­li­ser cette défaillance avant de la gué­rir. C’est que la mala­die, quoiqu’on en ait, est moins l’objet de pré­di­lec­tion d’une ana­lyse médi­cale que le regard — émi­nem­ment sub­jec­tif — que le malade porte sur sa mala­die. Et sur les consé­quences qu’elle induit pour le corps propre.
Ana­ly­ser cor­rec­te­ment le lien du nor­mal et du patho­lo­gique requiert par­tant qu’on prenne acte de la sub­jec­ti­vité du malade. De la façon dont le vivant orga­nique appré­hende sa rela­tion à la vie. Alors la mala­die nous apprend-elle énor­mé­ment pour autant qu’elle illustre sim­ple­ment com­ment le malade se rap­porte à la vie.
En met­tant de ce fait l’accent sur l’expérience de la mala­die que construit le malade, Can­guil­hem invite à recon­si­dé­rer ce qui, dans le patho­lo­gique, pousse le vivant à se poser comme vivant. Il ne peut donc que contes­ter une pen­sée médi­cale et scien­ti­fique pré­ten­dant rame­ner l’expérience du patho­lo­gique à une sorte de varia­tion quan­ti­ta­tive du nor­mal. Atti­tude qui ne peut mener selon lui qu’à mécon­naître le sens même de la mala­die. Consi­dé­rer en effet la mala­die comme l’expérimentation d’un enfle­ment des lois du “nor­mal” revient à occul­ter l’expérience vécue du vivant que pro­meut tout bou­le­ver­se­ment pathologique.

Au contraire importe-t-il à qui veut défendre l’art médi­cal de sou­li­gner, pour reprendre la for­mule de G.Le Blanc, que la mala­die est le risque que l’organisme intro­duit dans le rap­port à lui-même (Can­guil­hem et les normes, PUF, coll. Phi­lo­so­phies, 1998, n°103, p.40). Ce qui per­met une nou­velle lec­ture du patho­lo­gique : celui-ci n’est plus élé­ment alié­nant et des­truc­teur, il est aussi pos­si­bi­lité d’un seuil qua­li­ta­tif nou­veau.(ib.). Autre­ment dit, c’est parce que la vie serait créa­tion que la santé aurait besoin de la mala­die pour mesu­rer l’ampleur de ses poten­tia­li­tés et de son adap­ta­bi­lité aux dif­fé­rents milieux qui la tra­versent. Pos­tu­ler dans cette optique la néces­sité d’un art médi­cal revient alors à contes­ter le pri­mat de la science sur la tech­nique : si la pra­tique du méde­cin est une tech­nique, c’est parce qu’il demeure du côté sub­jec­tif du patient, qui veut guérir.

Alors la tech­nique médi­cale peut-elle être assi­mi­lée à un véri­table art de la gué­ri­son. Puisqu’elle met en exergue la notion d’un vivant, d’un indi­vidu bio­lo­gique, dont la santé dépend en par­tie des moyens tech­niques déployés par la méde­cine. Oublier en revanche la sin­gu­la­rité du malade, ne pas tenir compte du sens indi­vi­duel de la mala­die vécue par le patient sont autant de fac­teurs contri­buant à obli­té­rer la nature du juge­ment dressé par le malade à l’encontre du mal qui le frappe.
Mais pour­quoi donc pri­vi­lé­gier ainsi la vali­dité du juge­ment d’une tierce per­sonne, le méde­cin ? Pour­quoi reje­ter l’attention du malade à la mala­die même ?, s’interroge Can­guil­hem. Bien plus néces­saire paraît-il de réha­bi­li­ter en fait la tech­nique médi­cale, id est de faire sur­gir de l’individuel là où d’aucuns vou­draient écra­ser par com­mo­dité toutes les conson­nances patho­lo­giques — pour­tant signi­fiantes — sous le poids d’un nor­mal néces­sai­re­ment har­mo­nieux. Unique moyen, semble consta­ter Can­guil­hem, de pré­ser­ver une défi­ni­tion de la vie comme indi­vi­dua­lité. Comme mani­fes­ta­tion plu­rielle, inat­ten­due d’imprévus eux-mêmes multiples.

La bonne santé est alors moins un état figé, une place forte à défendre à tout prix, qu’un champ de risques. De pos­sibles et d’aléas qui struc­turent en retour notre vita­lité, ne serait-ce que par la pers­pec­tive des menaces dont ils cisèlent les contours. Dans ces condi­tions, pen­ser la vie à tra­vers le prisme de la mala­die incite en défi­ni­tive à pen­ser la santé comme pro­messe de liberté. C’est parce qu’il est malade (parce qu’il résiste aux pos­sibles) que l’individu est vivant ! C’est parce qu’il est avant tout l’écho de son corps qu’il est libre !
Seules ces consi­dé­ra­tions auto­risent selon Can­guil­hem à confé­rer à l’art médi­cal sa teneur propre : celle non pas tant d’une connais­sance scien­ti­fique du vivant aspi­rant à réduire la pra­tique du méde­cin à un de ses simples déri­vés, que celle d’un art. Un art, comme nous le rap­pe­lions en intro­duc­tion, à entendre, tel l’ars latin, comme savoir-faire mais éga­le­ment comme manière de vivre. Can­guil­hem défi­nit ainsi, dès l’introduction de son livre, Le nor­mal et le patho­lo­gique, la méde­cine comme un “art de la vie”, et non comme une science au sens étroit.

Le méde­cin est avant tout celui qui entre­tient une rela­tion directe avec le sujet qu’il soigne, et non une connais­sance essen­tiel­le­ment abs­traite du corps humain. Faute de quoi l’on mécon­naît la dimen­sion néces­sai­re­ment éthique de la pra­tique qu’il doit mettre en oeuvre dans sa volonté de gué­rir autrui. Parce qu’il connaît plus que qui­conque la pré­ca­rité du vivant assailli par ces maladies-événements qui sont autant de risques stig­ma­ti­sant et encou­ra­geant la santé para­doxale de son patient, le méde­cin doit déve­lop­per une éthique de la res­pon­sa­bi­lité qui trouve sa pleine mesure dans le recours à un “art” où rien n’est jamais par avance déter­miné.
Force est pour­tant de consta­ter qu’à l’heure actuelle, le méde­cin jouit d’un pou­voir proche de celui de l’apprenti-sorcier, capable de créer de la vie à par­tir du non-vivant, de l’animé à par­tir de l’inerte. Fran­çois Dago­gnet rend compte du pro­blème que repré­sente la notion d’art médi­cal dans Pour une phi­lo­so­phie de la mala­die, où il rap­pelle qu’Hippocrate et son école furent les pre­miers à s’interroger sur la fina­lité de “l’art médi­cal” (donc de la gué­ri­son) et sur la nature du pro­grès en méde­cine. Ce rap­pel inter­vient avant que Dago­gnet ne célèbre l’approche de Michel Fou­cault mon­trant dans La nais­sance de la cli­nique qu’avec l’émergence de la “cli­nique”, la patho­lo­gie met en fait un terme aux enti­tés ima­gi­naires des mala­dies, au pro­fit du concept de repé­rages : c’est dire qu’elle met à plat le corps du malade afin de loca­li­ser et de spa­tia­li­ser les affects.

Dago­gnet expose alors que l’art médi­cal consiste à ne plus dis­so­cier malade et mala­die. Il ne s’agit plus d’objectiver et de se fixer sur la mala­die pour en oublier le malade, car ce qui importe éga­le­ment désor­mais, ce sont la manière de vivre du malade, le milieu dans lequel il évo­lue et les varia­tions de son psy­chisme. L’époque de la fré­né­sie tech­ni­ciste a atteint ses limites et il faut doré­na­vant reve­nir, en accord avec les théo­ries de Can­guil­hem, sur un sub­jec­tif trop écarté. Tout comme la méde­cine doit inté­grer davan­tage le “social” (le milieu agres­sif, les nom­breux risques subis par le citoyen), l’art médi­cal requiert en fait qu’on se mette à l’écoute du patient qui est tout sauf un malade ima­gi­naire. Il ne faut donc pas pri­vi­lé­gier la dis­ci­pline des exa­mens et des dépis­tages mais l’étude des troubles inchoa­tifs res­sen­tis par le patient.
Toute la dif­fi­culté de l’art médi­cal est de par­ve­nir à situer la limite entre l’irrégularité et l’anormalité, entre l’anomalie et le patho­lo­gique. C’est en ce sens que l’art médi­cal rejoint l’art tout court, par le biais de l’innovation tech­nique savam­ment dosée : ainsi l’imagerie médi­cale permet-elle de lire un sys­tème osseux sans qu’il y ait effrac­tion patho­lo­gique. La radio­gra­phie rejoint elle-même qua­si­ment l’esthétique en ce que l’art consiste, pour nous, post-Modernes, à faire de l’invisible une réa­lité visible.

Nous pou­vons reprendre le pro­jet d’Hippocrate ici et mon­trer com­ment nous sommes pas­sés de l’art médi­cal comme savoir garant de ses pro­cé­dures à un art “esthé­tique” de la méde­cine. Cette logique pous­sée à l’extrême, il est pos­sible de son­ger ici par exemple aux tableaux du peintre Kupka où les rayons X peuvent nous don­ner une figure trans­lu­cide. L’artiste uti­lise la tech­nique médi­cale pour livrer des oeuvres d’art, à la jonc­tion entre la phy­sique et la méde­cine.
Mais l’essentiel n’est pas là, et c’est dans le rap­port du méde­cin au patient qu’il faut retrou­ver la nature même de l’art médi­cal. Dago­gnet peau­fine ses ana­lyses en repre­nant l’image du Gor­gias dans une oeuvre récente, Savoir et pou­voir en méde­cine : il y remarque que Pla­ton défi­nit la méde­cine comme un art ou une tech­nique qui a un rôle à part, la fai­sant s’écarter des autres métiers tou­chant le corps et qui sont ser­viles (à l’exception éga­le­ment de la gym­nas­tique). C’est que la méde­cine ne soigne le malade qu’en étu­diant les causes (voir Gor­gias, 501a), et par là elle dépasse le sen­sible puisqu’elle cherche à atteindre ce qui le déter­mine (les symp­tômes). La méde­cine sub­sti­tue aux appa­rences le vrai. Elle est une “science de l’ordre”, non seule­ment du corps, mais du corps en rela­tion avec l’univers. Corps qui reflète le cos­mos, lui-même voué à la régularité.

Pour toutes ces rai­sons, la méde­cine s’élève dans la hié­rar­chie des acti­vi­tés et des savoirs. À la dif­fé­rence du char­la­tan, le méde­cin ne s’aligne pas sur la seule phé­no­mé­na­lité, il n’est pas influencé par le malade. C’est pour­quoi il sait recon­naître le mal, c’est pour­quoi il sait pres­crire à la fois un trai­te­ment et un régime. Ce qui importe pour lui, ce sont les pro­por­tions et l’harmonie des par­ties qu’assure la gym­nas­tique elle-même. Le méde­cin ne se borne pas tou­te­fois à recom­man­der une dié­té­tique qui convient au corps ni à diag­nos­ti­quer la mala­die. Il soigne, il devance les réponses de l’organisme et l’aide lui-même.
Pla­ton pose ainsi à bon droit que la méde­cine ser­vira de fon­de­ment à la for­ma­tion de celui qui gou­ver­nera car :
1 - Elle lui montre les dan­gers de ce qui plaît (la flat­te­rie) mais aussi cor­rompt. Elle détourne de l’agréable et apprend les règles de l’hygiène et et de la santé.
2 - Elle pré­co­nise aussi des trai­te­ments qui ne vont pas dans le sens de l’opinion.
Dago­gnet éclaire cepen­dant d’un jour nou­veau la pre­mière par­tie de notre ana­lyse en poin­tant que Pla­ton ne conserve pas cette solu­tion par la suite, dans la mesure où il défi­nit autre­ment pou­voir, santé et mala­die. Pla­ton remet en effet en cause sa phi­lo­so­phie dans le Phèdre puisqu’il assi­mile la méde­cine à la rhé­to­rique, au bavar­dage même (270c). Même constat dans le Poli­tique où la méde­cine est déva­luée et perd son rôle d’art régu­la­teur car elle relève d’un domaine empi­rique et flot­tant. Comme aucun malade ne res­semble à un autre selon Pla­ton (295d), le soi­gnant doit s’adapter à cette situa­tion mou­vante, ce qui exclut des règles ne varie­tur.

Mais c’est peut-être là para­doxa­le­ment, dans le jeu des varia­tions sans iden­tité, que l’art médi­cal peut excel­ler. Il faut en effet, selon Dago­gnet, nous pré­mu­nir du dan­ger qui consiste à confondre art médi­cal et pou­voir médi­cal. Le pre­mier se veut écoute du malade, inven­tion per­pé­tuelle d’une phar­ma­cie ad hoc pour gué­rir ou pré­ve­nir les mala­dies ; le second se pose tou­jours (dans la logique kan­tienne de la Réponse à la ques­tion : qu’est-ce que les Lumières ?) comme une oppres­sion des mino­ri­tés et est le lieu du soup­çon.
Il faut condam­ner, observe Dago­gnet, le pou­voir médi­cal qui s’autojustifie parce que les déci­sions ultimes, toutes celles qui concernent le malade ou la pro­créa­tion arti­fi­cielle par exemple, ne se prennent pas en fonc­tion des don­nées (même s’il faut les connaître) mais se prennent selon des valeurs. Et celles-ci n’entrent pas dans les cal­culs, elles ren­voient tou­jours à la res­pon­sa­bi­lité de citoyens.
Dago­gnet pose ainsi la gageure d’un art médi­cal qui l‘emporte sur le pou­voir médi­cal, ce qui revient à faire en sorte que “la rela­tion pouvoir-servitude” cesse avec l’entrée dans “le monde médi­cal”, car “cette rela­tion ne peut que dété­rio­rer l’action thé­ra­peu­tique”. Or, le dan­ger du méde­cin se mesure à ceci que, en tant que pres­crip­teur, il est à son insu revêtu d’un “rôle d’agent d’autorité” (praes­cripta dare veut d’abord dire en latin : don­ner des ordres prio­ri­taires), ce qui dés­équi­libre la rela­tion entre malade et médecin.

Au contraire la dimen­sion de l’art entendu comme esthé­tique doit-elle être celle de l’universel par lequel l’artiste, l’artisan est capable de com­mu­ni­quer à son alter ego. Et cette com­mu­ni­ca­tion — certes naïve mais indis­pen­sable — n’a de sens qu’à repo­ser sur une com­mu­nauté éthique où puisse s’opérer un caté­chisme à la lettre, une mise en com­mun (kata ekein en grec) des capa­ci­tés d’expression de cha­cun. Reven­di­quer un art médi­cal, c’est alors dépas­ser l’aspect guer­rier de l’acte cura­tif dans sa lutte contre les virus et les para­sites qui nous infectent, c’est sur­tout ne pas res­treindre le malade à n’être que le théâtre d’une lutte où se trouve auréolé de pres­tige, comme chez Molière peut-être, celui qui décide des opé­ra­tions cen­sées se révé­ler vic­to­rieuses.
En appe­ler à l’art médi­cal, revient dès lors, nous est-il apparu, à invi­ter le méde­cin qui, somme toute, est aussi et avant tout un homme, à conce­voir, selon la belle for­mule de Fran­çois Dago­gnet, qu’il n’ira jamais assez loin dans le sens de l’humanité et qu’il doit tou­jours s’efforcer d’instituer un rap­port de confiance et de fra­ter­nité envers celui qu’il soigne. Tâche dif­fi­cile s’il en est, car il doit tou­jours en même temps main­te­nir une cer­taine dis­tance entre lui et son patient.

L’expres­sion “art médi­cal” résume alors à elle seule toute la déli­ca­tesse et l’âpreté d’une pra­tique qui doit conci­lier, à l’instar de l’oeuvre d’art elle-même, l’universel d’une exi­gence ou d’une attente avec le par­ti­cu­lier d’une réponse opé­ra­toire et féconde. La conno­ta­tion esthé­ti­sante de l’art médi­cal per­met en ce sens d’éviter la poli­ti­sa­tion exces­sive de cette notion et de répondre à la ques­tion ini­tiale : la méde­cine ainsi enten­due ne se coupe pas du divers sen­sible où elle prend source puisqu’elle se donne comme hori­zon régu­la­teur et heu­ris­tique la mis­sion de conci­lier les dimen­sions phy­sique et éthique de l’être dans une pra­tique vigi­lante et ouverte en droit au regard de la com­mu­nauté.
C’est là, dans la sub­sti­tu­tion de l’art à l’artificiel ou à l’artificieux d’une tech­nique, que la ques­tion phi­lo­so­phique de “l’art médi­cal” pré­sente un inté­rêt pour autant que l’intérêt (inter-esse en latin, l’entre-deux êtres) n’est que l’autre nom, pour la conscience en quête de connais­sance, de cet inter­valle cri­tique qui sépare le vivant du néant chez Hip­po­crate.
Se trouve par consé­quent auto­ri­sée une inter­pré­ta­tion de la méde­cine, et de “l’art” qu’elle pré­sup­pose, comme ce phar­ma­kon pla­to­ni­cien exposé dans le Phèdre, terme clef qui conci­lie en son sein à part égale le poi­son et le remède, autre­ment dit ce qui tout en n’étant jamais inof­fen­sif ne peut pas non plus être sim­ple­ment bénéfique.

Lire la par­tie 1 du dossier

fre­de­ric grolleau

Biblio­gra­phie des ouvrages convo­qués dans cet article :

Hip­po­crate, De l’Art médi­cal, Librai­rie géné­rale Fran­çaise, Biblio­thèque clas­sique, 1994, “De l’art” — (pp. 187, 188).

Pla­ton, Gor­gias (464a sq), Gal­li­mard coll. “La Pleïade”, 1950, p.398 sqq.

Molière, Le malade ima­gi­naire, Gal­li­mard coll. “La Pleïade”, 1971.

E.Kant, Le Conflit des facul­tés, Gal­li­mard coll. “La Pléïade”, 1986, pp. 906–927.

G.Canguilhem, Le nor­mal et le patho­lo­gique, PUF coll. “Qua­drige”, 1966.

F.Dagognet, Savoir et Pou­voir en méde­cine, Ins­ti­tut Syn­thé­labo, coll. “les empê­cheurs de pen­ser en rond”, 1998.

Guillaume Le Blanc, Can­guil­hem et les normes, PUF, coll.“Philosophies”, 1998, n°103.

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