Ecce Eco (Umberto de son petit nom)

Lire un roman d’Umberto Eco, c’est tou­jours se pré­pa­rer à un exploit…

Lire un roman d’Umberto Eco, c’est tou­jours se pré­pa­rer à un exploit. Le titu­laire de la chaire de sémio­lo­gie de Bologne s’est en effet fait une spé­cia­lité, depuis la paru­tion du mon­dia­le­ment plé­bis­cité Nom de la Rose (LGF, Livre de Poche, 1983), de ne pas ver­ser dans la faci­lité en matière d’écriture roma­nesque. Voire d’accumuler réfé­rents éru­dits et ratio­ci­na­tions pédantes au point de jouer son suc­cès sur le modèle témé­raire du « ça passe ou ça casse » où mainte plume s’est déjà cas­sée le bec sergent-major. Et l’avant –der­nière somme en date, Bau­do­lino (Gras­set, 2002) , ne dépa­rait pas l’ensemble de l’œuvre, relan­cée par La mys­té­rieuse flamme de la reine Loana (Gras­set, 2005)… 

Retour sur les points forts de cette vic­toire de l’intransigeance rigo­riste sur la com­pro­mis­sion communicationnelle.

Le Nom de la rose (LGF — Le livre de Poche, 1983)
Cette chro­nique médié­vale emprun­tant son tempo au récit poli­cier, pre­mier roman de son auteur à l’âge de 50 ans, fut saluée à sa sor­tie comme une oeuvre aty­pique et inat­ten­due. Umberto venait d’inventer le style Eco. L’histoire se dérou­lait, à la pre­mière moi­tié du XIVe siècle, en pleine bataille ouverte entre l’Eglise et les héré­tiques, entre l’Empereur et le Pape, dans une abbaye iso­lée d’Italie du Nord. Le frère Guillaume de Bas­ker­ville, talonné par son jeune secrétaire-disciple, Adso, doit résoudre sur place une série de crimes qui ont tous un rap­port avec la biblio­thèque.
Nanti d’un tel deco­rum où il faut croire qu’il se sent comme chez lui, Eco se lance dans de longues des­crip­tions, quasi his­to­riennes, de la vie quo­ti­dienne de l’abbaye béné­dic­tine, de l’église monu­men­tale et des acti­vi­tés des moines : cui­sine, bota­nique, théo­lo­gie prin­ci­pa­le­ment. Dans une langue à la fois rude et savou­reuse, Eco et son tra­duc­teur Schi­fano par­viennent à rendre cet aus­tère Moyen Age haut en cou­leurs.

C
e mélange de vocables poin­tus sinon abs­cons et d’une quête élé­men­taire — pour ne pas dire basique — déclenche un phé­no­mène de mode. C’est à qui se pro­mè­nera dans le métro ou dans le bus avec son Nom de la Rose sous le bras. Déli­cieux déca­lage du kitsch mona­cal quand il ren­contre la culture new age. Là où Eco fait très fort, c’est lorsqu’il met au point une lec­ture à double niveau. Le lec­teur lambda peut se conten­ter de l’intrigue elle-même, suf­fi­sam­ment bien fice­lée, et sau­ter les pas­sages qui l’encombrent aux­quels il n’entrave que couic. Le spé­cia­liste ès huma­ni­tés et ana­lyses his­to­riques peut bien lais­ser de côté les séquences polar du texte, tout à sa joie de repé­rer les emprunts et hom­mages constants dont est constellé le roman, qui fonc­tionne comme bibliothèque-miroir lui-même.

Un méta­texte qui fait de tout texte pro­duit à notre époque la somme de ceux qui le pré­cèdent, foi de sémio­ti­cien. Avec Le Nom de la Rose viennent se rejoindre les romans de Conan Doyle et ceux de Vic­tor Hugo, la phi­lo­so­phie de Vol­taire et celle de Witt­gen­stein. Le pro­fes­seur Eco se joue de tous les genres, dénonce les tra­vers de l’Italie contem­po­raine par sa mise en garde contre toute forme de “ter­ro­risme”… La clef de l’énigme repose sur un livre inédit d’Aristote où un éloge du rire est pré­senté, ce qui amoin­dri­rait pour cer­tain père inté­griste et extré­miste la peur de Dieu, et donc la déca­dence de l’Église. Umberto Eco entre par la grande porte (la Porta Ludo­vica) au royaume des lettres et des best-sellers mondiaux.

Fusion de la lit­té­ra­ture et de l’histoire, de l’élitisme des uns et de la grande consom­ma­tion de tous, mixte de phi­lo­so­phie, de théo­lo­gie et de thril­ler décalé, la “Eco’s touch” est née et déposée.

L’île du jour d’avant (Gras­set, 1992)
Après Le pen­dule de Fou­cault (LGF — Le Livre de Poche, 1992), deuxième oeuvre lit­té­raire qui déçoit une bonne par­tie des affi­cio­na­dos du Nom de la Rose, Eco revient à ses pre­mières amours : un récit à la fois éru­dit et humo­ris­tique situé dans une période éloi­gnée des lec­teurs contem­po­rains, ici le XVIIe siècle. La toile de fond vaut, une nou­velle fois, son pesant de caca­huètes. En juillet 1643, un jeune noble ita­lien, Roberto de la Grive, échappe par le plus grand des hasards à la noyade pen­dant le nau­frage d’un navire espion affrété par Maza­rin. Bal­lotté par les flots du Paci­fique, le mor­ceau de bois auquel il est par­venu à s’accrocher le mène au large des Fidji jusqu’à une goé­lette déserte, La Daphné. À l’intérieur de laquelle il découvre à sa grande stu­peur un luxu­riant jar­din, d’extraordinaires machines, une oisel­le­rie, des hor­loges, téles­copes et astro­labes en pagaille.
Last but not the least, Roberto découvre à bord du vais­seau, que nargue une île énig­ma­tique et inac­ces­sible, Cas­par Wan­der­dros­sel, un vieux jésuite aussi éru­dit qu’édenté, dont les com­pa­gnons ont été vic­times d’anthropophages. Devenu alors le men­tor de Roberto, Cas­par, arrivé ici pour décou­vrir sur le 180e méri­dien, soit le secret des lon­gi­tudes, l’initie aux mys­tères de l’astronomie et à la mathé­ma­tique céleste. Au-delà de ce méri­dien, le temps s’inverse et les dates reculent. Les deux hommes vont donc mettre tout en oeuvre pour atteindre “l’île du jour d’avant”…

La presse qua­li­fie L’île du jour d’avant du “plus baroque” des romans du Maître. Et pour cause : le roman­cier en rajoute une couche en ima­gi­nant dans la der­nière par­tie du texte que Roberto, demeuré fina­le­ment seul à bord de la Daphné, lui prend sa plume pour écrire le roman qu’on est en train de lire et affron­ter des énigmes éter­nelles ! Pro­blème : déjà cha­huté par un ver­biage culti­vant les termes obso­lètes et archaïques, dont le sens n’est même plus fixé dans les dic­tion­naires, Eco en fait trop, mêle sous pré­texte d’un final en feu d’artifice des digres­sions sur l’art d’écrire, l’amour, les affres de la jalou­sie mais aussi sur les ver­tiges et les para­doxes du temps, et nombre d’autres uto­pies. Si les experts suivent ou font sem­blant, cer­tains lec­teurs y perdent le peu de latin qu’il leur res­tait.
Le pas­tiche ne fonc­tionne plus vrai­ment, par force d’accumulation, et la renom­mée du sire Eco, si elle conti­nue de briller au fir­ma­ment uni­ver­si­taire et à celui des jour­na­listes qui ne lisent pas les livres de plus de 250 pages, prend un coup dans l’aile. Grisé par le suc­cès déjà annoncé, la plume de celui qui est aussi pro­fes­seur au Col­lège de France sentirait-elle le pétard mouillé ? Ce qui est passé haut la main avec Le nom de la Rose, de jus­tesse avec Le Pen­dule de Fou­cault, vient de cas­ser sur les rivages de L’île du jour d’avant.

Bau­do­lino (Gras­set, 2002)
C’est dire l’importance atta­chée par les lec­teurs de la pre­mière heure au récit sui­vant du philosophe-sémioticien-romancier, Bau­do­lino (Gras­set, 2002). Or, le roman com­mence plu­tôt mal. Une ving­taine de pages, indi­geste sabir à base d’italien de des­sous les fagots, de bas latin, de vieux fran­çais, d’allemand et de pro­ven­çal semble n’avoir d’autre fonc­tion que de décou­ra­ger le lec­teur d’emblée et de l’inviter à attendre la page 150 pour s’installer enfin dans l’histoire. Eco qui avait ouvert Le Pen­dule de Fou­cault avec une illi­sible demi-page en hébreu, et qui n’est pas sans savoir l’impact “ten­dance” des mots latins dont était émaillé, au dam de son édi­teur fran­çais, Le nom de la Rose, per­siste et signe. Bau­do­lino sera la subli­ma­tion des romans pré­cé­dents en matière de jeu sur les langues.

C’est dans une Constan­ti­nople rava­gée que le poly­glotte Bau­do­lino raconte l’interminable his­toire de sa vie au sei­gneur Nicé­tas Kho­nia­tès dont il vient de sau­ver la vie dans Sainte-Sophie. Enfant d’une contrée ita­lienne misé­reuse per­due dans la brume, entre Milan et Pavie, Bau­do­lino est un fieffé coquin que Fré­dé­ric Bar­be­rousse, l’empereur d’Allemagne tra­ver­sant l’Italie lors d’une de ses cam­pagnes, a adopté pour son sens de l’affabulation. Élevé dans le giron de l’empereur, le mécréant qui ment comme il res­pire rece­vra une ins­truc­tion de let­tré (avec pas­sage obligé pen­dant dix ans par Paris) avant de deve­nir le confi­dent puis le bras droit de Fré­dé­ric. Une exis­tence hors du com­mun qui amène l’originaire de la Fra­scheta pié­mon­taise à aller au bout du monde, puisqu’il n’aura bien­tôt qu’un double objec­tif : remon­ter la piste de l’assassin de son père, qui n’est pas mort noyé comme on le croit à tort, et trou­ver le royaume du Prêtre Jean, mythe de para­dis paci­fique et sur­abon­dant — où se trou­ve­rait le Graal — aux confins de la Terre, quelque part vers les Indes, dont on rebat les oreilles du gamin depuis qu’il sait lire.

Une fable que, pour les besoins de l’Histoire et de la gloire de son père adop­tif (ce qui est la même chose ici), il devra rendre vérace en écri­vant lui-même la lettre dudit prêtre qui va pro­vo­quer rien moins que la troi­sième croi­sade — à laquelle par­ti­ci­pera évi­dem­ment Bar­be­rousse — et inci­ter Marco Polo à faire route vers l’Asie…
Par un ren­ver­se­ment qui est le lot de nos civi­li­sa­tions et de la nature de l’Homme, le faux que pro­duit de toutes pièces Bau­do­lino avec ses amis “étu­diants” de diverses ori­gines et consom­ma­teurs de haschich va se trans­muer en une uto­pie dont il devien­dra, par prin­cipe, impos­sible de véri­fier les fon­de­ments, ancrée qu’elle sera dans l’imaginaire de ceux qui s’en empa­re­ront pour la conso­li­der de leur propre inter­pré­ta­tion. For­mée qu’elle sera des grandes mytho­lo­gies de l’imaginaire médié­val que sont la légende du Graal, le mythe des Rois mages ou encore l’histoire du Saint-Suaire. Autant de reliques que Bau­do­lino, argo­naute de la “fabula”, ira cher­cher jusque dans le monde orien­tal, ren­con­trant au pas­sage un bes­tiaire com­posé de licornes, de satyres, de monstres et autres vola­tiles vrai­ment disproportionnés.

Voilà com­ment le conseiller du prince pro­duit une inven­tion qui le dépasse et ne va bien­tôt plus lui per­mettre de sépa­rer la fic­tion de la réa­lité. Une vision de l’histoire, pour ne pas employer le terme phi­lo­so­phique plus connoté de “wel­tan­schauung”, “vision du monde”, d’autant plus réa­liste dans ces pages enfié­vrées et dro­la­tiques — car Bau­do­lino est un Salo­mon faus­saire à l’humour déca­pant — qu’elle prend racine du côté des gens de “bons sens” : ces pay­sans et sol­dats qui ne jugent des choses qu’à leur mesure, et non pas ces pré­lats ou ces let­trés — tels qu’on les ren­con­trait, est-ce ruse de la “for­tuna” ? ou clin d’oeil ourou­bo­tique* dans Le nom de la Rose — qui délivrent une lec­ture uni­la­té­rale des choses du monde.
Nous voilà ras­su­rés : ce roman, qui est celui d’un fai­seur d’histoire (par quoi l’on peut bien entendre à la fois son auteur et son per­son­nage, Eco et Bau­do­lino, tous deux nés dans le Pié­mont), est la preuve fla­grante que l’érudition d’Umberto est plus vive, plus vivace que jamais. On est d’autant plus cha­grin d’achopper alors sur la dizaine de coquilles essai­mées dans la pre­mière moi­tié de l’ouvrage, qui méri­te­raient bien que le héros épo­nyme, habile grat­teur de manus­crit, les ratu­rât.
N’importe, Bau­do­lino confirme par la mul­ti­pli­cité des grilles ana­ly­tiques qui peuvent lui être appli­quées le talent d’un conteur hors pair. Le génie, éga­le­ment, d’un “hon­nête homme” qui n’en a pas fini de jouer avec l’Histoire, et qui, de l’esprit de sérieux sans mise en forme ludique ou phan­tas­ma­tique, se lave les mains. Ecce Eco.

Quant à La mys­té­rieuse flamme de la reine Loana,il est en lecture…

* de Ourou­bo­ros, “ser­pent qui se mord la queue”, dixit U. Eco dans un entre­tien accordé au Maga­zine Lit­té­raire dans les années 80.

fre­de­ric grolleau

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