Philippe Sergeant, La Croisade des enfants — Jean Duns Scot & François Villon

Poésie et théologie

Certains titres sont trom­peurs. Celui du livre de Ser­geant pour­rait lais­ser pen­ser à une digres­sion à la Tony Duvert. Or il n’en est rien. Fidèle à une des stra­té­gies qui lui est chère, l’auteur confronte deux créa­teurs sen­si­ble­ment de la même époque : le théo­lo­gien écos­sais Jean Duns Scott et le poète Fran­çois Vil­lon. Leur appa­rent éloi­gne­ment fait le jeu d’une proxi­mité mais aussi d’une dis­tinc­tion entre deux concepts : ceux de « dif­fé­rence » et d’« alté­rité » que Der­rida lui-même a tenté de trou­bler en for­geant l’idée de « dif­fé­rance ».
Mais en lieu et place des effets de “dis­sol­ving views” der­ri­diennes, Ser­geant oriente vers une autre per­cep­tion intel­lec­tuelle : celle d’un “perdre voir” qui est tout autant un « sur voir ». Il per­met de mar­quer la dif­fé­rence entre théo­lo­gie et poé­sie moins — écrit l’auteur — « par la logique aris­to­té­li­cienne » que par un « adven­tice ». Les exi­gences spi­ri­tuelles entre les deux genres sont bien dif­fé­rentes. Il ne s’agit plus de les faire adhé­rer dans un englue­ment mais de faire adve­nir une autre exi­gence vitale.

Entre l’imaginaire et l’entendement, les mises divergent tout autant. Car si le théo­lo­gien et le poète dénoncent « le tour de manège entre les essences et les appa­rences », les deux s’opposent quant à la manière d’appréhender la pré­sence et la « phi­lo­so­phie » de l’existence. Si dans les deux cas s’exerce un acte d’ « intel­lec­tion » et d’expression par le Verbe, le flé­chage est opposé. D’un côte (Scott) pré­sup­pose un « Objet », Vil­lon son absence, sa vacance. L’ « illu­mi­na­tion » du corps d’images ne couvre donc plus le même champ d’expérience, d’appréhension, de com­pré­hen­sion et d’émergence.
Rim­baud — sous-jacent dans la pen­sée Ser­geant — donne toute la puis­sance à une pen­sée dans laquelle la poé­sie découvre son champ d’immanence en s’opposant à la trans­cen­dance théo­lo­gique. Par ailleurs, le phi­lo­sophe pose deux ques­tions essen­tielles : la poé­sie du temps « restera-t-elle une érup­tion trans­cen­dante » et le poète conservera-t-il « le masque du nou­veau prêtre » ? En ana­ly­sant au plus près les pro­ces­sus d’individualisation poético-théologique, l’auteur pro­pose sa réponse. Il existe pour lui une « com­pli­cité entre le poète et le théo­lo­gien » même si le second crée à par­tir du tout et le pre­mier à par­tir du rien. Ce sont là pour lui les deux faces ou les deux pro­lé­go­mènes d’un même pro­blème. L’importance de la théo­lo­gie inonde le poé­tique, néan­moins son « je est un autre » doit échap­per au pla­to­nisme comme à l’augustinisme qui rampent encore dans une cer­taine « idée » de la poésie.

Pour Ser­geant, la réponse « reli­gieuse » n’est pas la bonne. Et il a rai­son. Certes, aucun poète ne crée à par­tir de rien : mais il ne le fait pas for­cé­ment à par­tir d’un tout. Un Beckett ou un Nova­rina (pour reprendre des figures oppo­sées quoique com­plé­men­taires) prouvent com­ment une créa­tion peut se pro­duire pour « affir­mer la vie » sans la dis­qua­li­fier comme le fait le théo­lo­gien au nom d’une trans­cen­dance ou sans la déva­lo­ri­ser au nom d’un pur nihi­lisme maté­ria­liste. En abra­sant des quin­tes­sences, le poète a beau­coup à dire et à mon­trer.
Déjà le pro­chain livre de l’auteur est attendu afin qu’il nous offre des portes à la ré-origination d’une pen­sée poé­tique en une chair tel­lu­rique et mys­tique com­pa­rable celle qu’Artaud rêva de trou­ver en ter­ri­toire Tara­hu­ma­ras, une chair rédemp­trice tota­le­ment igno­rée par une cer­taine poé­sie contem­po­raine déva­lo­ri­sée par la consom­ma­tion et la mort ou par les reli­gio­si­tés. Celles-ci trans­forment le sujet en un objet, édul­corent tout véri­table dia­logue tem­po­rel et spi­ri­tuel. A ce titre, Vil­lon demeure essen­tiel : il a appris à renouer avec « l’être là », avec les forces non seule­ment pri­maires de vie et de mort mais avec celles de l’art. Celui-ci, lorsqu’il n’est pas dévoyé, peut pro­po­ser la beauté convul­sive que l’époque a fini par oublier et que la reli­gion a ins­tru­men­ta­li­sée voire enlisée.

jean-paul gavard-perret

Phi­lippe Ser­geant,  La Croi­sade des enfants — Jean Duns Scot & Fran­çois Vil­lon, Les Edi­tions du Lit­té­raire, Paris, 2016, 224 p. — 20,00 €.

1 Comment

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One Response to Philippe Sergeant, La Croisade des enfants — Jean Duns Scot & François Villon

  1. Maria

    Le samedi 4 juin 2016, à 17 heures, Phi­lippe Ser­geant don­nera une confé­rence (Dif­fé­rences entre l’artiste et le nihi­liste) et pré­sen­tera son der­nier livre à la librai­rie le Rameau d’Or / 17, Bou­le­vard Georges-Favon – 1204 Genève

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