Les mots peuvent servir parfois à l’expérience humaine comme à celle de l’Histoire. Ils peuvent servir à l’exhumation des milliers d’existences qui se rechargent d’émotions. Le texte n’en devient pas pour autant mantra mais Mémoires. Philip Mechanichus les ancre dans l’âme humaine par l’intelligence et la sensibilité. Il s’agit de comprendre l’inexplicable même si — et en conséquence — tout n’est pas compréhensible.
L’auteur plonge dans un épisode bouleversant et méconnu. Celui du camp de transit néerlandais de Wertesbork. A l’origine, le lieu était censé héberger des réfugiés juifs allemands. Après l’invasion de la Hollande par les Nazis, le camp passa sous leur administration. Dès ce moment et jusqu’à la fin de 1944, il devint le corridor pour « transvaser » (écrit le mémorialiste et témoin) principalement les juifs hollandais de leur pays d’origine vers les camps de Pologne pour le massacre de masse.
Au jour le jour, Philip Mechanicus fait participer à la vie du camp et met à nu ses hiérarchies implicites et ses chantages. Les nazis eurent « l’intelligence » de faire exécuter la majorité des sales œuvres par les autres. Certains, croyant se sauver, collaborèrent le plus étroitement avec Gemmeker, le commandant SS du camp. Westerbok fut d’ailleurs considéré à ce titre par le commandant SS du camp comme le « musterlager » (camp modèle). S’y résume la course à la vie contre la mort. Mais où cette vie n’était qu’une mort différée. S’y entend « la voix de coqs » des maîtres de danses macabres.
Pour reprendre les mots de l’auteur, « à chaque fois les juifs se firent entuber en se cramponnant à leur tampon, qui, après coup, ne se révéla pas bordé d’or ». Et c’est un euphémisme. Un « jeu tragi-comique » — écrit encore l’auteur– surgit au moment où la déportation rode et suscite une panique. Très vite, il n’existe plus d’espoir. Dans un tel témoignage, l’humanité comme l’inhumanité ne sont plus des mots abstraits. La douleur, la grandeur d’âme mais aussi la pusillanimité, la méchanceté sont mises à nu. Et l’auteur prouve combien laisser faire le mal revient à le faire. Mais il prouve aussi que les nazis, en choisissant de se sacraliser, en « animalisant » les autres, se firent eux-mêmes des « pratichiens » suffisamment pervers pour faire assumer par des tiers - réduits à l’état de bêtes épouvantées — leur crime absolu envers l’humanité.
jean-paul gavard-perret
Philip Mechanicus, Cadavres en sursis, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Editions Notes de Nuit, Paris, 2016, 455 p. — 21,00 €.