Un magnifique ouvrage sur un chef-d’oeuvre de la littérature française mais…
L’idée d’éditer le manuscrit d’un des chefs-d’œuvre absolus du genre romanesque est de celles dont on se félicite, vouée à mettre en appétit les amateurs. Dans le cas précis de Madame Bovary, parcourir le fac-similé vous offre des surprises passionnantes, à commencer par la première phrase du roman, qui diffère de l’incipit que chacun connaît. De fait, la meilleure façon de profiter de ce manuscrit, c’est de le déchiffrer en consultant une édition de poche : on peut ainsi suivre, page par page, d’une part les choix que fait Flaubert en corrigeant cette version du texte, et d’autre part, les modifications qu’il y a apportées par la suite, pour la première édition en volume. C’est comme si vous étiez introduit dans le cabinet de travail de l’écrivain, voire – pour les plus imaginatifs – dans sa tête. Si l’exercice ne vous séduit pas a priori, je peux vous assurer qu’il mérite d’être tenté : je ne connais guère de moyen plus efficace de comprendre très concrètement, phrase par phrase, à quoi peut tenir la perfection de l’écriture. Cela peut valoir plusieurs années d’études de lettres.
En outre, cette édition réjouit l’œil par sa reliure luxueuse et solide, qui rentre sans peine dans le coffret protecteur, comme par le papier ivoire, d’un toucher velouté. C’est là un bel objet, qu’on est heureux d’avoir chez soi, et qui ferait un cadeau mémorable.
Hélas !, le paratexte est vraiment loin du niveau qui conviendrait : il y a d’abord une “Note de l’éditeur“, prudemment anonyme, rappelant les manuels de français de troisième, à l’écriture plate parsemée de clichés comme “Laborieux génial, ou génie du labeur“. Vient ensuite une longue préface par les soins de Jacques Weber, qui est censé avoir des compétences sur le sujet pour avoir joué Flaubert au théâtre, et qui nous raconte, entre autres, comment la lecture d’un passage de Madame Bovary lui a donné un orgasme, du temps de l’adolescence. C’est à son sens une manière de louer le génie de Flaubert ; l’idée qu’on puisse adresser le même compliment au plus piètre roman pornographique ne l’effleure manifestement pas.
Mais il y a pire : quand Jacques Weber cherche à faire du style, il fabrique des tournures comme : “L’odeur sanguine du rôti donna au silence qui suivit des allures de guillotine“ ; “Les cravates et gilets, les serviettes de table coincées dans les cols blancs, évasés sur le poitrail, devenaient à mes yeux les cagoules du Ku Klux Klan de Seine et Marne“ ; “à l‘instar de son père chirurgien, Flaubert auscultait, opérait, dépeçait le grand corps malade de la banalité et de l’ennui“… Et enfin, cette trouvaille ingénieuse : “Emma se consume, allumée et éteinte comme une allumette… Construire un feu, une belle nouvelle de Jack London, lui aurait peut-être sauvé la vie.“
La manie récente consistant à faire préfacer des classiques par n’importe qui de médiatique (comme si le nom de Jacques Weber pouvait améliorer les ventes d’un chef-d’œuvre de la littérature universelle, et plus particulièrement d’une édition destinée aux bibliophiles) produit toujours des résultats risibles ; mais dans ce cas précis, le décalage avec Flaubert est si énorme que c’en est à pleurer (de rage). Si l’éditeur redoutait le jargon universitaire, pourquoi ne pas s’être adressé, par exemple, à Michel Winock, brillant spécialiste dont l’écriture n’a rien de pédant ?
agathe de lastyns
Gustave Flaubert, Madame Bovary, manuscrit, les Saints Pères, janvier 2016, nombre de pages non indiqué – 189,00 €.