Artiste au sens plein même lorsqu’elle photographie le réel, Patricia Laguerre le détourne. Son œuvre navigue entre réalité, fiction et poésie. Elle propose une cosmogonie jusqu’au cœur de Lausanne où elle se fait chaman occidental en puisant ses racines dans ses voyages comme chez Perec, Théodore Monod et peut-être (mais ce n’est qu’une conjoncture) chez Borgès et Malcolm de Chazal. Loin d’idéaux visuels à efficacité mécanique, la connaissance du monde avance chez l’artiste de manière à transfigurer notre crapuleuse planète où il semble un fait acquis (hélas !) que l’être s’embête dans la paix. Aussi la rendra-t-il toujours plus in-supportable que jamais. A sa manière la Lausannoise rappelle que le tank est né de la brouette, l’avion du vol au vent. Elle montre aussi que, pour combattre l’indigence, l’art est peut-être le meilleur des remèdes.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Un grand bol de chocolat chaud. Et la soif de découvrir le monde, proche – voire très proche – ou lointain.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils ont été exaucés : voyager. Reste un pays que je voudrais tout particulièrement découvrir : le Japon. Mais après vingt-cinq ans de voyages dans une cinquantaine de pays, je crains sans doute inconsciemment d’être déçue. Le rêve magnifie…
Je pourrais aborder le pays autrement, par une approche artistique. Par exemple en effectuant un stage avec un maître de shibori, la technique nippone de teinture à réserve par ligature sur tissu, l’indigo m’attirant tout particulièrement.
A quoi avez-vous renoncé ?
A rien ! Je reste fidèle à mes convictions. J’ai été une enfant très timide. Mais depuis mon entrée dans la vie active, j’exprime à haute voix ce que je pense.
D’où venez-vous ?
J’ai l’impression d’être un caméléon qui s’adapte aux pays où j’ai habité ou que j’ai visités. Même si depuis 2012, le quartier Sous-Gare de Lausanne, mon environnement quotidien, est devenu mon terrain d’observation et d’expérimentation.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La passion, l’enthousiasme, la ténacité, l’intuition, la curiosité, l’indépendance et des yeux bleus.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Des balades au bord du lac Léman. Agrémentées, récemment, par la récolte de bois flotté.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres photographes ?
Les autres seraient mieux placés que moi pour répondre à cette question. En particulier les visiteurs de l’exposition Arbo’ville, qui perçoivent beaucoup de sensibilité dans mes travaux. Elle transparaîtrait dans les photographies, les cyanotypes et les empreintes d’encre.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Les photographies de peintures impressionnistes. Je suis jalouse des peintres et des dessinateurs.
Et votre première lecture ?
Apparemment, elle ne m’a pas marquée !
Comment définiriez-vous votre approche image-poésie ?
Je suis ouverte à ce qui m’entoure. J’exprime ce qui me touche. Il suffit parfois de faire un pas de côté pour découvrir un monde insoupçonné. Dans l’esprit de « L’infra-ordinaire » de Perec, je capture les événements insignifiants du quotidien, des brins de vie. Je fixe ces instants fugaces et éphémères avec mon appareil photographique mais aussi avec mon crayon pour les restituer sous la forme de haïkus.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Les musiques du monde rapportées de mes voyages. Le timbre du ney m’émeut et les sons du daf me transportent.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Aucun, de crainte de ne pas ressentir la même émotion.
Quel film vous fait pleurer ?
Je suis davantage touchée par les documentaires. Insupportable : la violence passive de l’indifférence.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Sur le stand d’un salon lausannois, je me suis prêtée à l’expérience d’une psychologue, qui m’a demandé de me dessiner. Verdict : j’ai conservé mon âme d’enfant. Pas tout faux.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Pourquoi ne pas oser (malgré quelques hésitations) si on a l’adresse ?
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Un village du Kurdistan iranien coincé entre les montagnes. J’y ai été accueillie comme l’une des leurs. Un cadre sauvage, certes rude, mais poignant.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Théodore Monod : ce n’est pas tant le scientifique que j’admire que la noblesse de sa pensée. A l’écoute des hommes et de la nature.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un caméscope professionnel HD pour réaliser des documentaires en caméra subjective.
Un rêve d’adulte.
Que défendez-vous ?
Le parler-vrai. Le dialogue entre les cultures et les religions.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Elle m’inspire la contradiction. Vouloir le Bien de l’autre, c’est ne rien lui imposer. Surtout pas de la souffrance.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Je serais tentée de faire une pirouette à la « Bernard Pivot » : «Quelle est la question ?». La question demeure. Je suis dans le présent.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Qu’espérez-vous pour l’année en cours ? Poursuivre l’expérimentation de la cyanotypie et approfondir l’empreinte d’encre, deux techniques qui me permettent de me trouver plus proche du « sujet », de développer le sens du toucher, qui fait défaut en photographie. Créer des bois flottés en plus grands formats. Et remplir mon carnet de haïkus. Et enfin, découvrir d’autres techniques d’expression.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com le 7 avril 2016.