Un véritable livre fleuve, hirsute, échevelé
Elève d’Adorno (qui chercha à lui faire renoncer à la littérature…), Alexander Kluge fut un des signataires du Manifeste d’Oberhausen, point de départ de la réforme du cinéma allemand. L’auteur a réalisé de nombreux courts métrages et documentaires et dix longs métrages. Ils firent de lui un des chefs de file de ce qu’on nomme Le nouveau cinéma allemand dans les années 1960–70. Néanmoins, Kluge ne renonça pas à l’écriture qu’il construit, selon Peter Weiss, « avec les moyens de cinéma ». Il est désormais — quoique méconnu en France — un des écrivains majeurs de la littérature de son pays.
Chroniques des sentiments est un véritable livre fleuve, hirsute, échevelé. Il sort des normes pour « coller » le plus possible à son sujet et que l’auteur résume de la manière suivante : « Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaine : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Ils font vivre les institutions, sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux. On les trouve dans tout ce qui nous concerne. » Kluge, à travers eux, décrit la réalité en se fondant non seulement sur sa culture mais sur une forme de fiction très originale : de courtes séquences deviennent des apologues qui deviennent les parties d’une fresque inédite à la fois de l’histoire de l’Allemagne mais aussi de la culture occidentale.
Le corps d’une telle œuvre est aussi excentré, décentré, morcelé que cohérent et solide. C’est un corps de femme, un corps sans l’organe du dehors, sans la loi et le phallus, un corps homogène mais aussi éclaté. Il reste difficilement récupérable mais ne devient pas pour autant une boîte magique devant laquelle il faut se prosterner. Il demeure un brûlot, une énigme, une machine infernale et poétique.
jean-paul gavard-perret
Alexander Kluge, Chroniques des sentiments, tome I, P.O.L editions, 2016, 1116 p.