Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves — Tome 5 : “La 2,333e dimension”

Mathieu s’ingénie à décons­truire les codes nar­ra­tifs et gra­phiques du média BD, jouant à l’infini des effets de miroir

Cela fai­sait presque 10 ans qu’on n’avait eu le plai­sir de voir déam­bu­ler de nou­veau le héros fétiche de Marc-Antoine Mathieu. Julius Coren­tin Acque­facques, apparu dans le 1er tome de ses oni­riques et gra­phiques aven­tures en1990 avec L’Origine (Alph Art coup de cœur 1991 à Angou­lême) et mis en scène, avant un fort long silence, dans Le Début de la Fin. Deux autres albums, Mémoire morte (Del­court) et Le Des­sin (Del­court) avaient bien calmé le cri­tique impa­tient et satis­fait nombre de lec­teurs. Mais voilà il nous man­quait notre Julius ! Or c’est peu dire que de sou­li­gner à quel point Mathieu lui per­met ici de réa­li­ser un come back des plus réussis.

L’ humble modeste fonc­tion­naire employé au minis­tère de l’Humour d’une société tout sauf dro­la­tique vient en effet de faire un mau­vais rêve : celui où l’on rêve que l’on rêve… Une redon­dance oni­rique qui ne rime pas avec fatuité mais gra­vité dans un Etat tota­li­taire carac­té­risé depuis le début de la saga par un noir et blanc mor­bide. Pas plus qu’on ne badine avec la cou­leur dans cette société de papier-là (la BD étant le per­son­nage du récit), où tout est au cor­deau, les diri­geants ne sau­raient tolé­rer qu’un indi­vidu s’excepte de la norme. Mal rêver c’est déjà dévier, et voilà qui explique la perte d’un « point de fuite » ren­dant de facto orphe­lines toutes les lignes qui devaient le rejoindre ! « Et un point de fuite mal réglé, ce sont des ennuis… en perspective. »

Consé­quence : Julius s’aperçoit à son réveil que son monde n’a plus d’épaisseur, et qu’il est désor­mais cette épais­seur mini­male (la dimen­sion 2,3333…) qui le sépare de la redou­table invi­si­bi­lité. Le relief dis­paru, la pla­ti­tude règne par­tant dans toutes les pages de la bande des­si­née que le lec­teur a sous les yeux. Pour évi­ter que ses conci­toyens et lui-même demeurent de vul­gaires feuilles de papier, le rêveur aven­tu­rier aux bésicles doit donc se mettre en route, via une redou­table cata­pulte pour « l’Inframonde » honni où le point de fuite égaré a dû trou­ver refuge. Quelle sera donc l’issue de l’opération « fuite en avant » ?

Fidèle lui-même, et aux requi­sits de la série, Mathieu conti­nue sans didac­tisme pesant de mettre en abyme la créa­tion de bande des­si­née dont le pro­ces­sus, struc­tu­rel comme for­mel, est mis en vrille pour ainsi dire. Tou­jours plus loin, tou­jours plus osé, le pro­pos du créa­teur d’Acquefacques s’ingénie à décons­truire tant la pers­pec­tive — ô com­bien vitale dans le des­sin — que les codes nar­ra­tifs et gra­phiques du média, jouant à l’infini des effets de miroir et allant dans le der­nier tiers de l’album jusqu’à pro­duire des pages en 3D que le lec­teur est amené à décou­vrir grâce à une paire de lunettes ad hoc obli­geam­ment four­nie par l’éditeur. Jeux de mots appuyés et clins d’oeil hénaurmes se suc­cèdent ainsi, avec des réfé­rences à Trond­heim, Schui­ten et Pee­ters, avec en outre un hom­mage de Julius aux ébauches de per­son­nages brouillons a priori non inté­grés dans la réa­li­sa­tion finale par le scénariste/dessinateur mais trou­vant rédemp­tion ici grâce à la dérive de Julius par leur réin­ser­tion dans le tissu narratif.

Bref, c’est magis­tral, un bijou de varia­tion poético-graphique à lire absolument.

   
 

Marc-Antoine Mathieu Julius Coren­tin Acque­facques, pri­son­nier des rêves — Tome 5 : “La 2,333e dimen­sion”, Del­court, 2004, 58 p. — 12.50 €

 
     

fre­de­ric grolleau

Leave a Comment

Filed under Bande dessinée, Chapeau bas

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>