Il n’existe pas d’un côté la vérité et de l’autre de mensonge comme veulent le faire croire le récit des vainqueurs ou des « justes » et plus généralement toutes les idéologies dans leur fabrication de textes ou d’images. Si bien que, très souvent, tout geste de création reconnu rentre dans le credo de « la » geste canonique. Tout pouvoir sait le parti qu’elle peut tirer des émotions des images, et tire profit de ceux qui les regardent. Mais ce qui est vrai pour l’image l’est aussi pour la littérature. Quand elle arrange le pouvoir, celle-ci est une caution et dans le cas inverse sert de repoussoir.
Dans son 6ème tome, Didi-Huberman montre comment fonctionne le marché aux pleurs et aux héros et combien l’image émotive tue toute vérité de l’émotion et toute émotion de la vérité, en coupant court à une approche plus dialectique. Pour l’illustrer, l’auteur part d’une situation simple, archétypale qu’Eisenstein a scénarisée dans Le Cuirassé Potemkine. Il suffit qu’un homme subisse une mort injuste et violente, que des femmes se rassemblent pour le pleurer et tout un peuple en larmes les rejoint. La démonstration reste un peu courte : la poésie d’Eisenstein n’est pas exempte de la maladie de l’idéalité et d’une pensée qui, sous couvert de liberté, a écrasé ceux qu’elle devait sauver. Si bien que la démonstration de l’auteur se retourne comme un gant.
Dans son approche de la représentation des peuples, Didi-Huberman reste sensible aux tempêtes ou ouragans (insurrection parisienne des Misérables de Hugo, soulèvement humains de La Grève d’Eisenstein ou de Soy Cuba de Kalatozov) où, selon lui, le « je » devient « nous ». Il semble oublier que, sous prétexte de libération, ce « je nous » sert souvent à mettre les peuples à genoux. A ces prestations simplifiées, il faut opposer les créateurs de formes qui échappent : Dada, Duchamp, Man Ray soulèvent d’abord la « poussière ».
C’est peu diront certains. Mais une lente tempête de plumes peut préluder à bien des mutations et non seulement par effet « papillon ». A ce titre, de tels créateurs restent plus dissidents que les cautions dont l’auteur use pour sa démonstration.
Didi-Huberman, sous prétexte de défendre « des gestes qui disent oui à quelque chose d’autre : à un monde désiré meilleur, un monde imaginé ou esquissé, un monde autrement vivable ou pensable », se prend néanmoins les pieds dans son tapis. Les cas cités afin d’échapper à tout regard généralisateur restent pour le moins dogmatiques. Aux créateurs engagés seront préférés plutôt les penseurs dégagés : Nietzsche philosophant « à coups de marteau », outil que l’on retrouve chez des dissidents tels qu’Antonin Artaud ou Joseph Beuys.
jean-paul gavard-perret
Georges Didi-Huberman , Peuples en larmes, peuples en armes — L’Œil de l’histoire, 6, Editions de Minuit, 2016, 464 p. — 29, 50 €.