Georges Didi-Huberman , Peuples en larmes, peuples en armes — L’Œil de l’histoire, 6

L’idéo­lo­gie et ses images

Il n’existe pas d’un côté la vérité et de l’autre de men­songe comme veulent le faire croire le récit des vain­queurs ou des « justes » et plus géné­ra­le­ment toutes les idéo­lo­gies dans leur fabri­ca­tion de textes ou d’images. Si bien que, très sou­vent, tout geste de créa­tion reconnu rentre dans le credo de « la » geste cano­nique. Tout pou­voir sait le parti qu’elle peut tirer des émo­tions des images, et tire pro­fit de ceux qui les regardent. Mais ce qui est vrai pour l’image l’est aussi pour la lit­té­ra­ture. Quand elle arrange le pou­voir, celle-ci est une cau­tion et dans le cas inverse sert de repous­soir.
Dans son 6ème tome, Didi-Huberman montre com­ment fonc­tionne le mar­ché aux pleurs et aux héros et com­bien l’image émo­tive tue toute vérité de l’émotion et toute émo­tion de la vérité, en cou­pant court à une approche plus dia­lec­tique. Pour l’illustrer, l’auteur part d’une situa­tion simple, arché­ty­pale qu’Eisenstein a scé­na­ri­sée dans Le Cui­rassé Potem­kine. Il suf­fit qu’un homme subisse une mort injuste et vio­lente, que des femmes se ras­semblent pour le pleu­rer et tout un peuple en larmes les rejoint. La démons­tra­tion reste un peu courte : la poé­sie d’Eisenstein n’est pas exempte de la mala­die de l’idéalité et d’une pen­sée qui, sous cou­vert de liberté, a écrasé ceux qu’elle devait sau­ver. Si bien que la démons­tra­tion de l’auteur se retourne comme un gant.

Dans son approche de la repré­sen­ta­tion des peuples, Didi-Huberman reste sen­sible aux tem­pêtes ou oura­gans (insur­rec­tion pari­sienne des Misé­rables de Hugo, sou­lè­ve­ment humains de La Grève d’Eisenstein ou de Soy Cuba de Kala­to­zov) où, selon lui, le « je » devient « nous ». Il semble oublier que, sous pré­texte de libé­ra­tion, ce « je nous » sert sou­vent à mettre les peuples à genoux. A ces pres­ta­tions sim­pli­fiées, il faut oppo­ser les créa­teurs de formes qui échappent : Dada, Duchamp, Man Ray sou­lèvent d’abord la « pous­sière ».
C’est peu diront cer­tains. Mais une lente tem­pête de plumes peut pré­lu­der à bien des muta­tions et non seule­ment par effet « papillon ». A ce titre, de tels créa­teurs res­tent plus dis­si­dents que les cau­tions dont l’auteur use pour sa démonstration.

Didi-Huberman, sous pré­texte de défendre « des gestes qui disent oui à quelque chose d’autre : à un monde désiré meilleur, un monde ima­giné ou esquissé, un monde autre­ment vivable ou pen­sable », se prend néan­moins les pieds dans son tapis. Les cas cités afin d’échapper à tout regard géné­ra­li­sa­teur res­tent pour le moins dog­ma­tiques. Aux créa­teurs enga­gés seront pré­fé­rés plu­tôt les pen­seurs déga­gés : Nietzsche phi­lo­so­phant « à coups de mar­teau », outil que l’on retrouve chez des dis­si­dents tels qu’Antonin Artaud ou Joseph Beuys.

jean-paul gavard-perret

Georges Didi-Huberman , Peuples en larmes, peuples en armes — L’Œil de l’histoire, 6, Edi­tions de Minuit, 2016, 464 p. — 29, 50 €.

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