Penser l’hégémonie
Étrange de constater combien la réception de cet ouvrage dans le monde anglo-saxon a été différente de sa réception française, tant par le nombre que par le contenu des recensions. La publication en anglais de cette analyse de la politique étrangère américaine a donné lieu à un nombre important d’articles dans de multiples revues anglo-saxonnes, l’ouvrage étant lu, reconnu et critiqué dans ses apports et ses limites scientifiques avec sérieux et attention. La publication française par les éditions Agone, en septembre 2015, issue de sa traduction par Philippe-Etienne Raviart, n’a pas donné lieu à un grand nombre de comptes-rendus. Le quotidien « L’humanité » est presque le seul a en avoir fait un papier. Fallait-il être communiste pour apprécier cet ouvrage en France? Est-ce le symptôme manifeste d’une frilosité intellectuelle française? Est-ce la faute du titre de l’édition française qui a transformé un titre plutôt neutre American Foreign Policy and its Thinkers en un titre polémique? L’étiquette idéologique a-t-elle enfermé l’ouvrage et limité sa portée ?
Perry Anderson est une figure importante de la gauche critique britannique, qu’il a animée pendant longtemps, à la tête de la « New Left Review ». Il est aussi – et ce n’est pas incompatible — un historien reconnu, actuellement professeur à l’université de Los Angeles. Son livre n’est pas celui d’un vengeur, mais d’un penseur. Son livre n’est pas un brûlot, mais une analyse précise, documentée, outillée de la politique étrangère américaine. Il sort du lot. Alors, pourquoi un tel silence ? Parlons-en comme il faut, au delà des étiquettes, à l’anglaise.
Il se compose en deux parties : « Imperium » et « Consilium », elles constituent chacune à leur manière une étude du processus hégémonique des États-Unis sur le monde. Si la première partie est plus classique dans ses références factuelles, mais non dans son approche, la deuxième partie apporte, elle, des éclairages tout à fait originaux sur la manière avec laquelle se pense aujourd’hui, de l’intérieur, la politique étrangère américaine.
L’articulation centrale est la suivante : l’instauration d’un monde libéral, capitaliste et libre-échangiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec les États-Unis comme centre, s’est trouvée mise à mal par l’affirmation mondiale du communisme et de l’URSS. Depuis le triomphe complet des États-Unis, la politique étrangère doit concilier l’héritage (puissance militaire, pouvoirs d’influence, intérêts stratégiques, ressentiments multiples) de cette lutte idéologique avec le projet initial d’une civilisation mondiale capitaliste.
Le récit chronologique de l’affirmation de la puissance américaine risque toujours de s’apparenter à une forme – non explicite – de justification, tant cette affirmation semble aujourd’hui aller d’elle même. Non programmée, mais providentielle, cette puissance s’inscrit dans une forme toujours renouvelée de la « destinée manifeste ». Elle nous imprègne. Sans outil critique, l’historien qui la raconte risque d’en suivre l’histoire sans l’expliquer. La partie « Imperium » évite cette impasse en privilégiant toujours une approche globale, contextualisée des enjeux. Aucun déterminisme ici, mais de la souplesse. Pas de ligne toute tracée, mais des tâtonnements, des accommodements tactiques et stratégiques.
En 1961, le président Eisenhower, en pleine guerre froide, évoquait dans un discours télévisé le risque d’une influence excessive du complexe militaro-industriel dans la définition de la politique américaine. Perry Anderson, appuie son analyse sur autre forme de captation : « ainsi s’est développé autour de la présidence (…) un groupe étroit de spécialistes de la politique étrangère » qui pensent « la grande stratégie » des rapports des États-Unis avec le monde, sans qu’elle soit réellement débattue par les citoyens. Le provincialisme d’une large portion de l’électorat laisse au pouvoir exécutif une autonomie importante dans l’orientation de la politique internationale. Le débat se déroule entre spécialistes, qui s’opposent à coups de publications. L’arbitrage restant aux mains du gouvernement, non des citoyens. « Le caractère axiomatique du leadership américain » restant partagé.
Peu nombreux, ces experts naviguent entre postes de conseillers au département d’Etat et postes universitaires. La partie « Consilium » est ainsi une présentation synoptique de la diversité des lectures contemporaines du monde comme celles de Barnett, d’Art, de Kagan, d’Ikenberry et de Kupchan peut-être moins connues que celles d’Huntington ou de Brzezinski.
La lecture attentive des différentes options stratégiques offertes aux décideurs est essentielle. Si le règne d’Obama a pu faire croire à une forme d’effritement du leadership américain (« les empires, comme les individus, ont leur moment de fausse modestie »), la réalité des cartes est tout autre. La politique étrangère américaine continue de fonctionner comme un immense porte-avions, visible et mis en scène affichant sa puissance et sa présence. On en connaît son itinéraire, passé dans les grandes lignes. On en connaît ses chefs. Le navire est si imposant, si évident que l’on oublie parfois qu’il a été et est encore animé par un petit équipage qui, de l’intérieur, en élabore la trajectoire. Si la destination est fixée, l’itinéraire est en discussion.
Ce livre est là pour nous dire que cette discussion, dont une grande partie est accessible, nous intéresse tous. Elle appelle notre attention.
camille aranyossy
Perry Anderson, Comment les Etats-Unis ont fait le monde à leur image, la politique étrangère américaine et ses penseurs, trad. Philippe-Etienne Raviart, Editions Contre-feux – Agone, Marseille, septembre 2015, 307 p.- 22,00 €.
Perry Anderson, Comment les États-Unis ont fait le monde à leur image. La politique étrangère américaine et ses penseurs
Penser l’hégémonie
Étrange de constater combien la réception de cet ouvrage dans le monde anglo-saxon a été différente de sa réception française, tant par le nombre que par le contenu des recensions. La publication en anglais de cette analyse de la politique étrangère américaine a donné lieu à un nombre important d’articles dans de multiples revues anglo-saxonnes, l’ouvrage étant lu, reconnu et critiqué dans ses apports et ses limites scientifiques avec sérieux et attention. La publication française par les éditions Agone, en septembre 2015, issue de sa traduction par Philippe-Etienne Raviart, n’a pas donné lieu à un grand nombre de comptes-rendus. Le quotidien « L’humanité » est presque le seul a en avoir fait un papier. Fallait-il être communiste pour apprécier cet ouvrage en France? Est-ce le symptôme manifeste d’une frilosité intellectuelle française? Est-ce la faute du titre de l’édition française qui a transformé un titre plutôt neutre American Foreign Policy and its Thinkers en un titre polémique? L’étiquette idéologique a-t-elle enfermé l’ouvrage et limité sa portée ?
Perry Anderson est une figure importante de la gauche critique britannique, qu’il a animée pendant longtemps, à la tête de la « New Left Review ». Il est aussi – et ce n’est pas incompatible — un historien reconnu, actuellement professeur à l’université de Los Angeles. Son livre n’est pas celui d’un vengeur, mais d’un penseur. Son livre n’est pas un brûlot, mais une analyse précise, documentée, outillée de la politique étrangère américaine. Il sort du lot. Alors, pourquoi un tel silence ? Parlons-en comme il faut, au delà des étiquettes, à l’anglaise.
Il se compose en deux parties : « Imperium » et « Consilium », elles constituent chacune à leur manière une étude du processus hégémonique des États-Unis sur le monde. Si la première partie est plus classique dans ses références factuelles, mais non dans son approche, la deuxième partie apporte, elle, des éclairages tout à fait originaux sur la manière avec laquelle se pense aujourd’hui, de l’intérieur, la politique étrangère américaine.
L’articulation centrale est la suivante : l’instauration d’un monde libéral, capitaliste et libre-échangiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec les États-Unis comme centre, s’est trouvée mise à mal par l’affirmation mondiale du communisme et de l’URSS. Depuis le triomphe complet des États-Unis, la politique étrangère doit concilier l’héritage (puissance militaire, pouvoirs d’influence, intérêts stratégiques, ressentiments multiples) de cette lutte idéologique avec le projet initial d’une civilisation mondiale capitaliste.
Le récit chronologique de l’affirmation de la puissance américaine risque toujours de s’apparenter à une forme – non explicite – de justification, tant cette affirmation semble aujourd’hui aller d’elle même. Non programmée, mais providentielle, cette puissance s’inscrit dans une forme toujours renouvelée de la « destinée manifeste ». Elle nous imprègne. Sans outil critique, l’historien qui la raconte risque d’en suivre l’histoire sans l’expliquer. La partie « Imperium » évite cette impasse en privilégiant toujours une approche globale, contextualisée des enjeux. Aucun déterminisme ici, mais de la souplesse. Pas de ligne toute tracée, mais des tâtonnements, des accommodements tactiques et stratégiques.
En 1961, le président Eisenhower, en pleine guerre froide, évoquait dans un discours télévisé le risque d’une influence excessive du complexe militaro-industriel dans la définition de la politique américaine. Perry Anderson, appuie son analyse sur autre forme de captation : « ainsi s’est développé autour de la présidence (…) un groupe étroit de spécialistes de la politique étrangère » qui pensent « la grande stratégie » des rapports des États-Unis avec le monde, sans qu’elle soit réellement débattue par les citoyens. Le provincialisme d’une large portion de l’électorat laisse au pouvoir exécutif une autonomie importante dans l’orientation de la politique internationale. Le débat se déroule entre spécialistes, qui s’opposent à coups de publications. L’arbitrage restant aux mains du gouvernement, non des citoyens. « Le caractère axiomatique du leadership américain » restant partagé.
Peu nombreux, ces experts naviguent entre postes de conseillers au département d’Etat et postes universitaires. La partie « Consilium » est ainsi une présentation synoptique de la diversité des lectures contemporaines du monde comme celles de Barnett, d’Art, de Kagan, d’Ikenberry et de Kupchan peut-être moins connues que celles d’Huntington ou de Brzezinski.
La lecture attentive des différentes options stratégiques offertes aux décideurs est essentielle. Si le règne d’Obama a pu faire croire à une forme d’effritement du leadership américain (« les empires, comme les individus, ont leur moment de fausse modestie »), la réalité des cartes est tout autre. La politique étrangère américaine continue de fonctionner comme un immense porte-avions, visible et mis en scène affichant sa puissance et sa présence. On en connaît son itinéraire, passé dans les grandes lignes. On en connaît ses chefs. Le navire est si imposant, si évident que l’on oublie parfois qu’il a été et est encore animé par un petit équipage qui, de l’intérieur, en élabore la trajectoire. Si la destination est fixée, l’itinéraire est en discussion.
Ce livre est là pour nous dire que cette discussion, dont une grande partie est accessible, nous intéresse tous. Elle appelle notre attention.
camille aranyossy
Perry Anderson, Comment les Etats-Unis ont fait le monde à leur image, la politique étrangère américaine et ses penseurs, trad. Philippe-Etienne Raviart, Editions Contre-feux – Agone, Marseille, septembre 2015, 307 p.- 22,00 €.
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