Entretien avec la fille de l’ogre et de la chauve-souris — Catherine Gil Alcala, poétesse et dramaturge

Entre­tien : 

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je me lève plu­tôt vers midi quand je suis ras­sa­siée de som­meil.
Je me lève comme tout le monde quand la vie, l’autre m’appelle, car même si l’écriture est une acti­vité soli­taire ça ne se fait pas sans un autre.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Il me semble que je suis tou­jours englou­tie dans une bulle atmo­sphé­rique ou dans une caverne sous la mer dans mes rêves d’enfant.

 A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à la danse, plu­tôt on m’a forcé à y renon­cer, mais en fait c’est un demi-renoncement ou une muta­tion de la danse en d’autres formes d’art, mais fon­da­men­ta­le­ment c’est la même chose. Il y a beau­coup de corps dans mon écriture.

D’où venez-vous ? 
Je viens de la mort comme tous les êtres vivants à la nais­sance, du néant ou de l’inconnu, au
choix… Mon père était une sorte d’ogre ter­ri­fiant avec une voix de basse énorme d’acteur de théâtre. Ma mère était très ner­veuse et n’arrêtait pas de pos­tillon­ner en par­lant comme une har­pie mytho­lo­gique ou une chauve-souris, elle était cou­tu­rière et elle me fai­sait les robes que je lui des­si­nais, d’où mon goût pour les tenues extra­va­gantes et cha­mar­rées. Ma grand-mère était anal­pha­bète et immi­grée espa­gnole, elle s’était formé un lan­gage à elle en mixant le fran­çais et l’espagnol et seuls quelques proches ini­tiés arri­vaient à la com­prendre. C’est peut-être elle qui m’a fait cette révé­la­tion étrange qu’être écri­vain relève d’une forme d’illettrisme car cela consiste à inven­ter son propre lan­gage, au risque d’être incom­pris. Mon grand-père est mort quand j’avais cinq ans, c’est ainsi que j’ai inventé ma propre croyance, une forme d’animisme dans un foi­son­ne­ment ima­gi­naire, pour rem­plir le vide de l’athéisme de mon entourage.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’imagination et la créa­ti­vité car j’ai été volée à ma naissance.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Une sieste sur une planche à clous de fakir après une douche froide.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
L’invention de mon propre lan­gage, le syn­cré­tisme de mon uni­vers, j’entremêle des ins­pi­ra­tions
très dis­pa­rates et éloi­gnées dans l’espace et dans le temps, mon écri­ture archaïque et contem­po­raine, mes thèmes, la folie, les rêves, une forme de pen­sée magique.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Le ciel étoilé à cinq ans que j’ai immé­dia­te­ment inter­prété comme une preuve de l’infini et de l’immortalité.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Arthur Rim­baud, il a été déci­sif dans mon exis­tence, il est devenu pour moi « … la Grande-Ourse. Mes étoiles au ciel… », mon pre­mier guide.

Pour­quoi votre atti­rance pour le “théâtre poé­tique” ?
C’est un mal­en­tendu, je ne parle pas de « théâtre poé­tique » mais de théâtre et de poé­sie, c’est-à-dire que je confonds, j’entremêle les deux formes du théâtre et de la poé­sie. Cette appel­la­tion « Théâtre Poé­sie » vient pre­miè­re­ment du fait que je suis ren­trée dans l’écriture par la porte de la poé­sie qui cor­res­pond à une façon de tordre la langue et de l’halluciner, et deuxiè­me­ment parce que les auteurs de théâtre dans l’antiquité étaient des poètes. Les formes d’écritures les plus archaïques sont celles qui me touchent le plus, poé­sie pure à mon oreille.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’ai des goûts éclec­tiques, j’aime la musique contem­po­raine et les musiques tra­di­tion­nelles du monde, de la Chine, du Japon. Je me suis long­temps réveillée avec le pré­lude de Tris­tan et Isolde de Richard Wag­ner, qui est comme un empoi­son­ne­ment, la cir­cu­la­tion lente d’un poi­son dans le sang comme l’a si bien exprimé Oli­vier Py. J’ai beau­coup aimé Baschung, sa poé­sie. J’ai décou­vert récem­ment Erol Josué qui est un chan­teur, un dan­seur Haï­tien et un houn­gan, c’est-à-dire un prêtre Vau­dou, sa musique, ses chants sont oni­riques et ins­pi­rés ( rien à voir avec les film stu­pi­di­fiants des zom­bies américains).

Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’aime relire beau­coup de livres. Par exemple, Hélio­ga­bale ou l’Anarchiste Cou­ronné de Anto­nin Artaud, l’infini tur­bu­lent de Henri Michaux, Ulysse ou Finnegan’s Wake de James Joyce ouvert au hasard comme un livre d’oracle.

 Quel film vous fait pleu­rer ?
N’importe quel film sen­ti­men­tal peut me faire pleu­rer, les larmes sont des ficelles, il suf­fit de savoir les tirer, donc je ne regarde pas ce genre de film. S’il faut décer­ner un prix aux larmes, alors je choi­sis celles de Fal­co­netti dans La pas­sion de Jeanne d’Arc de Carl Theo­dor Dreyer avec bien sûr Anto­nin Artaud.

 Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois ce qui se reflète et que je n’entends pas, l’écho d’une voix, la nymphe et Nar­cisse, le
pois­son au fond de l’eau, la nar­cose de ma propre image qui n’a pas tou­jours le même visage. Les reflets dans les miroirs qui s’emboîtent sont labyrinthiques.

 A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’ai jamais osé écrire à per­sonne ou presque, c’est pour cela que j’écris au monde ! Quand j’étais enfant, j’écrivais des lettres de vacances à mes amis mais je ne les envoyais jamais, car quand je les reli­sais je les trou­vais tel­le­ment étranges… comme si ce n’était pas moi qui les avais écrites… Je res­sen­tais ma parole comme pou­vant pro­vo­quer une catas­trophe, une implo­sion qui se réper­cu­te­rait au dehors. C’est d’ailleurs ainsi que com­mence ma pièce James Joyce Fuit… Un jour de trans­gres­sion, j’ai envoyé une lettre à un amou­reux, déchi­rée en mille mor­ceaux dans une enve­loppe, j’ai couru la jeter à toute vitesse dans la boîte aux lettres et après j’étais morte de honte… fina­le­ment il a été séduit, mais quelle angoisse !

 Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le Mont Olympe.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je me sens proche des artistes et écri­vains que j’aime, les plus loin­tains sont sou­vent les plus proches comme les tra­giques grecs. Arthur Rim­baud est mon pre­mier guide, Anto­nin Artaud est ren­tré dans la chair de mes rêves, je me suis mariée avec lui. Erol Josué, la transe qui émane de sa pré­sence et de sa voix cir­cule par­tout comme l’eau pour faire tour­billon­ner dans la tête les esprits des rêves éveillés, dans un de ses concerts, j’ai res­senti puis­sam­ment la pré­sence du poète Lau­tréa­mont, j’étais per­sua­dée qu’il était là…

 Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Quelque chose qui res­sem­ble­rait à un châ­teau en Espagne, un théâtre…

Que défendez-vous ?
Je défends la folie dans l’art, quelque chose de simi­laire à “la magie de vivre” expri­mée par Anto­nin Artaud, un che­min ini­tia­tique, une per­cée dans l’imaginaire, et davan­tage, dans plu­sieurs strates de réa­li­tés car c’est insup­por­table de ne voir la réa­lité que dans un maté­ria­lisme et dans un ratio­na­lisme expi­rants et dés-inspirants

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Cette phrase énig­ma­tique m’avait déjà inter­pel­lée, j’avais donc cher­ché sa signi­fi­ca­tion, en fait ça veut dire qu’aimer c’est don­ner son manque… dire « Tu me manques… » pour l’autre, le «quelqu’un », cela revient à héri­ter d’une dette… for­cé­ment il n’en veut pas ! Mais ce qui m’avait ins­pi­réz dans cette phrase, c’était sa for­mu­la­tion énig­ma­tique qui ouvrait la voie au fan­tasme et à l’impossible du réel Laca­nien, à la magie, la télé­pa­thie, la psy­chose de l’amour. Le charme de l’amour est peut-être un piège simi­laire au chant des sirènes, der­rière lequel se cache le monstre. Et il ne faut pas oublier que l’énigme sort de la bouche du sphinx dévorateur.

Que pensez-vous de celle de Woody Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Le ren­ver­se­ment de la réponse et de la ques­tion, ça res­semble au non-sens de Lewis Car­roll, comme crier avant de se piquer, être puni avant d’être fau­tif, ser­vir avant de par­ta­ger etc… 

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Pour­quoi j’écris ? mais j’ai déjà répondu.

Entre­tien réa­lisé par Jean-Paul Gavard-Perret pour lelitteraire.com, le 15 mars 2016.

 

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