C’est un livre en tous points remarquable que signe Justin Vaïsse avec cette biographie de Zbigniew Brzezinski. Beaucoup moins connu que Kissinger, et immigré européen comme lui, ce Polonais d’origine a connu une carrière remarquable, depuis les universités d’Harvard et de Columbia jusqu’au poste stratégique de conseiller à la sécurité nationale du président Carter, avant de devenir une véritable autorité en relations internationales, et à ce titre consulté par la plupart des présidents américains.
Brzezinski peut être défini comme un universitaire en politique, un penseur qui cherche à comprendre le monde dans lequel il vit et la manière dont il risque d’évoluer, et qui devient un acteur des relations internationales par l’influence dont il dispose auprès de Carter. Il appartient à cette génération de chercheurs de l’université dite de la guerre froide qui mettent leur intelligence au service du combat contre l’Union soviétique et qui franchissent le pas de l’action politique. Kissinger ouvre le bal et Brzezinski le suit mais sans l’imiter tant leur personnalité et leurs analyses divergent.
Justin Vaïsse, grâce à des archives de premier plan, trace le portrait d’un homme difficile à enfermer dans une case. Démocrate sincère, il répugne à l’évolution gauchiste de son parti dans les années 1960–70. Faucon modéré, il prêche souvent la fermeté et même la force en politique, surtout face à une Union soviétique redevenue agressive dans les années 1970 (mais a-t-elle jamais cessé de l’être… ?). Son rôle dans la réorientation de la politique étrangère de Carter est bien mis en avant, avec notamment son conflit avec Cyrus Vance, le secrétaire d’Etat partisan d’une poursuite de la détente avec Moscou.
Le chapitre de la présidence Carter compte parmi les plus passionnants. Il revient sur les grands évènements qui l’ont jalonné, depuis la crise iranienne (où Brzezinski prêche là aussi la fermeté) jusqu’aux accords de Camp David (où il ne joue pas un rôle de premier plan), en passant par l’invasion de l’Afghanistan (il est d’ailleurs accusé de l’avoir provoquée). On notera l’analyse nuancée de Justin Vaïsse sur le mandat Carter qu’il réévalue à la hausse et sur celle – très précise – du caractère de ce président indécis qui a du mal à trancher (sans doute le pire défaut pour un chef d’Etat).
Cette étude très dense n’est pas une simple biographie mais une véritable et très minutieuse description de la machine diplomatique américaine. Le lecteur apprendra beaucoup sur l’évolution de l’élite diplomatique, depuis les membres de l’establishment classique jusqu’aux universitaires et les think tanks actuels, sur le fonctionnement de la Maison Blanche et du NSC, sur les manœuvres des primaires et la manière dont chacun agit pour réaliser ses ambitions.
Avant tout, Brzezinski incarne une vision des Etats-Unis, celle de la nation sans laquelle le monde sombrerait dans le chaos, celle d’un pays indispensable à la préservation de la liberté et de la stabilité du monde, ce qui le conduit à critiquer les prudences de Clinton et d’Obama, à appuyer des interventions armées (dont celle désastreuse du Kossovo en 1999), mais sans être pour autant un faucon néoconservateur, courant dont il condamne la vision idéologique et manichéenne (d’où sa condamnation de la funeste guerre en Irak). Très et même trop antirusse, il éprouve une réelle fascination pour la Chine avec laquelle les Etats-Unis doivent selon lui établir une sorte de duopole. Médiatique mais non charmeur, Brzezinski n’a pas construit sa légende comme sut le faire Kissinger, ce qui ne l’empêche pas de se retrouver au cœur des théories complotistes les plus extravagantes, alimentées il est vrai par ses propres livres…
Bref, cet ouvrage complet apporte beaucoup sur la compréhension de la politique étrangère américaine et mérite à ce titre d’être lu aussi bien par ses détracteurs que par ses soutiens.
frederic le moal
Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski. Stratège de l’empire, Odile Jacob, janvier 2016, 422 p. — 29,90 €.