Edge of Tomorrow — extrait de Philosofilms. La philosophie à travers le cinéma

La rédac­tion du litteraire.com est heu­reuse, avec la com­pli­cité des édi­tions Bréal, d’offrir à ses lec­teurs un extrait de l’ouvrage de son direc­teur de la publi­ca­tion, Fré­dé­ric Grol­leau, Phi­lo­so­films. La phi­lo­so­phie à tra­vers le cinéma, paru chez Bréal en février 2016. (1110 p. — 22, 90 €) :

Edge of Tomor­row — Aujourd’hui à Jamais (op. cit.p. 316 sqq)

Réa­li­sa­teur : Doug Liman (2014) — adapté du roman All You Need Is Kill de Hiro­shi Saku­ra­zaka (tra­duc­tion fran­çaise édi­tions Kazé)
Avec : Tom Cruise, Emily Blunt, Bill Pax­ton
Genre : Science fic­tion , Action
Durée : 1H53mn

Synop­sis
Dans un futur proche, des hordes d’extraterrestres ont livré une bataille achar­née contre la Terre et semblent désor­mais invin­cibles: aucune armée au monde n’a réussi à les vaincre. Le com­man­dant William Cage, qui n’a jamais com­battu de sa vie, est envoyé, sans la moindre expli­ca­tion, dans ce qui res­semble à une mission-suicide. Il meurt en l’espace de quelques minutes et se retrouve pro­jeté dans une boucle tem­po­relle, condamné à revivre le même com­bat et à mou­rir de nou­veau indéfiniment…

Intro­duc­tion : le prin­cipe de répé­ti­tion, entre libre arbitre et des­tin
Film hybride, entre science-fiction et comé­die, Edge of Tomor­row com­bine le prin­cipe de la boucle tem­po­relle et des films tels que Un jour sans fin (pour le reload infini), Star­ship troo­pers (avec la guerre contre des enva­his­seurs extra-terrestres) et Il faut sau­ver le sol­dat Ryan (séquence du débar­que­ment sur une plage sous le feu ennemi en réfé­rence à celui de 44 en Nor­man­die).
L’histoire met en avant un sol­dat gradé mais peu­reux, repré­sen­tant média de l’armée, qui n’a jamais connu le com­bat et qui va deve­nir un héros mal­gré lui grâce à la capa­cité qu’il acquiert sou­dain et à son corps défen­dant (don ou malé­dic­tion, c’est la ques­tion ?) qui le voue à revivre le même com­bat et à mou­rir indé­fi­ni­ment : il se retrouve en effet dans une boucle où cha­cune de ses morts conduit à un retour en arrière au même point de départ.
Le prin­cipe de répé­ti­tion qui se déploie alors avec toutes ses variantes est à la fois source de comé­die (la scène du camion, l’entraînement avec des robots) et de drame à force d’échecs répé­tés, le héros devient blasé puis inquiet du sort funeste de sa par­te­naire dans leur « mis­sion impossible »).

Pro­blé­ma­tique
Comme dans Obli­vion sorti à peine un an plus tôt, ce dis­po­si­tif nar­ra­tif per­met aussi de déve­lop­per une réflexion phi­lo­so­phique sur la figure du sol­dat idéal et d’un pro­ta­go­niste aux incar­na­tions mul­tiples, sur le thème de l’amour face au temps et au des­tin et autres rémi­nis­cences boud­dhistes sur le libre arbitre ou le des­tin : il ne s’agit pas seule­ment pour Cage d’améliorer par ce moyen ses com­pé­tences phy­siques et stra­té­giques afin de triom­pher d’une situa­tion de départ sans issue mais de conqué­rir par cette assomp­tion de ce qui revient sa propre huma­nité. En quoi alors cette guerre sans fin menée par le sol­dat Cage, ce « Play. Die. Repeat. » lui permet-elle de faire des choix réels qui sortent de la boucle ini­tiale ? Com­ment se com­por­ter quand sa vie reprend tou­jours au même point de sau­ve­garde et qu’on est contraint de réa­li­ser ses objec­tifs pour s’en sor­tir ? Où situer la la liberté de l’individu dans un sys­tème qui le condamne à un infer­nal éter­nel retour ? Com­ment donc par­ve­nir à créer de l’événement, du nou­veau quand l’histoire semble déjà pré­écrite dans la com­pu­ta­tion infi­nie de ses moindres soubresauts ?

La Boucle tem­po­relle : un cercle cap­tif ou ver­tueux ?
Confronté dans un futur proche à une inva­sion extra­ter­restre, le com­man­dant Cage est enrôlé, mal­gré lui et son manque de pré­pa­ra­tion, dans une bataille contre des « aliens » sur les plages du nord de la France des­ti­née à contrer leur pro­gres­sion et les empê­cher d’envahir l’Angleterre. Dès son arri­vée sur le sol fran­çais, le « héros » découvre que les extra­ter­restres (créa­tures res­sem­blant aux pieuvres méca­niques dans Matrix et appe­lés Mimics) ont anti­cipé leur débar­que­ment et les attendent, leur attaque tour­nant rapi­de­ment au mas­sacre. Lui-même ne réus­sit à sur­vivre que quelque minutes au cours des­quelles il par­vient néan­moins à tuer un extra­ter­restre beau­coup plus gros que les autres dont le sang se répand sur son corps et se mêle au sien, le pié­geant ainsi dans une boucle tem­po­relle mise en place par l’Omega (l’alien qui contrôle tous les autres), l’action en boucle répon­dant à la pre­mière action ratée dans laquelle notre héros meurt, et qui lui per­met de reve­nir à un point de départ (son arri­vée sur la base) chaque fois qu’il est tué. Tant que son sang ne sera pas mélangé à celui d’un autre être humain, Cage aura la pos­si­bi­lité de revivre la même jour­née chaque fois qu’il mourra.
Sol­dat du futur « infecté » sur le champ de bataille par un alien un peu spé­cial et condamné à redé­bar­quer sur le champs de bataille ad infi­ni­tum, le Cage de Doug Liman semble direc­te­ment, on le voit, contre­dire le « panta réi » d’Héraclite, lequel sou­te­nait dans l’antiquité grecque que « toutes choses s’écoulent », un mobi­lisme fai­sant que « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve». En tant que pré­so­cra­tique, Héra­clite s’oppose dans ses Frag­ments à la phi­lo­so­phie de Par­mé­nide dans son Poème : contre sa concep­tion du monde comme élé­ment sta­tique, stable, il pro­pose une vision mobi­liste du monde (thèse du chan­ge­ment uni­ver­sel). En effet, si tout change, si le monde n’est jamais le même, deux actions appa­rem­ment iden­tiques (le fait de se bai­gner répété) seront néces­sai­re­ment deux actions dif­fé­rentes. Car, au regard de cette action qui se répète en appa­rence à l’identique, le fleuve aura changé et le bai­gneur aura changé lui aussi. Il s’agit donc d’un double chan­ge­ment uni­ver­sel et l’on pour­rait ainsi refor­mu­ler sa phrase : per­sonne ne se baigne dans le fleuve, puisqu’il n’y a ni indi­vidu fixe, ni fleuve fixe. Les consé­quences pour l’homme sont claires : le monde est un chaos dans lequel il est vain de cher­cher de la per­ma­nence et de l’harmonie.
Or, ce pré­cepte de logique élé­men­taire appa­raît fort mal­mené dans notre film, 2500 ans après la mort du phi­lo­sophe. Edge of Tomor­row reprend à son compte le prin­cipe de la boucle tem­po­relle sou­te­nant à l’inverse que les mêmes choses peuvent se repro­duire selon une cer­taine fixité. Ren­voyant à La Machine à explo­rer le temps (1895) de H.G. Wells (où un inven­teur conçoit un appa­reil per­met­tant de navi­guer à son gré à tra­vers les siècles), à Ter­mi­na­tor de James Came­ron (1984), à Retour vers le futur de Robert Zeme­ckis (1985) — où le jeune Marty McFly retourne aux fif­ties, au rock’n’roll nais­sant et à ses parents ado­les­cents -, à Peggy Sue s’est mariée de Fran­cis Ford Cop­pola (1986), le pro­pos est bien de jouer de la fluc­tua­tion des tem­po­ra­li­tés rela­tives à chaque per­son­nage pour inter­ro­ger la construc­tion du futur à par­tir du pré­sent (et donc la valeur du passé).

Ce prin­cipe est repris en 1995 dans Un jour sans fin d’Harold Ramis (le pré­sen­ta­teur météo d’une chaîne TV locale est pri­son­nier d’un 2 février qui se répète à l’infini), dans La Jetée de Chris Mar­ker ins­pi­rant Terry Gil­liam pour L’Armée des douze singes (1995), dans Pay­check (tiré par John Woo en 2003 d’un roman de Phi­lip K. Dick, illus­trant l’idée d’un temps désar­ti­culé dans ses dys­to­pies, notam­ment Ubik), dans L’Effet Papillon (Bress & Gru­ber, 2004), qui sou­ligne que celui qui a le pou­voir de retour­ner dans le passé et d’en chan­ger quelques détails change tout ce qui découle de ces modi­fi­ca­tions (il se voit alors) de plus en plus sou­vent obligé de répa­rer les effets indé­si­rables de ses cor­rec­tions), dans le thril­ler d’anticipation de Tony Scott Déjà vu (2006) mais aussi dans Eter­nal Sun­shine of the Spot­less Mind de Michel Gon­dry (2004), sans oublier Source Code de Dun­can Jones (2011) où un mili­taire, estro­pié à la suite d’un atten­tat, revit inlas­sa­ble­ment la jour­née du drame pour élu­ci­der l’identité du poseur de bombes.
Plus récem­ment Loo­per (R . John­son, 2012) réin­vente le prin­cipe des contra­dic­tions du voyage tem­po­rel en met­tant en scène un jeune tueur à gages chargé de tuer des indi­vi­dus sur­gis­sant du futur … jusqu’au jour où il se voit confronté à l’obligation de « bou­cler la boucle », c’est-à-dire de tuer une ver­sion de lui-même venue de 2074 et deve­nue encom­brante à son époque. Toutes ces œuvres, et la liste n’est pas exhaus­tive tendent à nous faire réflé­chir au point sui­vant : à force de vou­loir chan­ger le passé, ne risque-t-on pas de modi­fier le futur ?

Ques­tion dont se sai­sit à nou­veaux frais Edge of Tomor­row mais pour lui appor­ter un éclai­rage différent

De la linéa­rité his­to­rique
Comme dans Un Jour sans fin (Ground­hog Day) : le héros de l’histoire est un homme condamné à revivre éter­nel­le­ment une même jour­née, qui n’est tou­te­fois jamais tout à fait la même, puisqu’il est chaque fois plus riche de ce qu’il a appris la « veille ». (Ce qui laisse entendre, contre Héra­clite, que si répé­ti­tion il y a, elle ne sau­rait être réduite à celle de l’identique ou du « même » puisqu’une nou­velle infor­ma­tion, une nou­velle maî­trise, une nou­velle adap­ta­tion peut sur­gir pour faire avan­cer le « pri­son­nier du temps »). Mais à cette dif­fé­rence essen­tielle que majeure que les faits et gestes du pré­sen­ta­teur météo d’Un Jour sans fin se déploient dans le cadre de son propre des­tin (il revit sa jour­née après une nuit de som­meil, sans heur­ter le cours de la vie ordi­naire du vil­lage où il se retrouve pri­son­nier spatio-temporellement) tan­dis que le sol­dat Cage ne cherche pas à échap­per à cette spi­rale infer­nale dans son seul inté­rêt per­son­nel dans Edge of Tomor­row mais pour mettre un terme à une guerre inter­pla­né­taire où cette spi­rale main­tient sa proie (il revit chaque fois sa jour­née après avoir été tué par ses enne­mis). Cet homme, couard au départ, finit par pri­vi­lé­gier le sort de la pla­nète sur le sien propre, ce qui le trans­forme dans sa lutte en véri­table héros épique.
Le rôle de cette guerre inter­pla­né­taire est à rap­por­ter au prin­cipe des jeux vidéo où le joueur, après avoir échoué un grand nombre de fois sur la phase n par­vient, la fois sui­vante, parce qu’il a su tirer les leçons de ses erreurs, à fran­chir le seuil de la phase n+1. Idée de conquête d’un espace et d’une dié­gèse, « pro­grès » indi­vi­duel qui rejoint le che­mi­ne­ment de l’histoire de l’humanité tout entière dont Hegel rap­pelle dans La Rai­son dans l’histoire com­bien les pro­grès de cette der­nière sont rare­ment linéaires : ils sont plu­tôt le fruit d’erreurs ou de fautes, voire de catas­trophes et de retouches suc­ces­sives (pen­sons par exemple à la manière dont évo­lue l’histoire des sciences : la phy­sique, la méde­cine etc.).

« Ici ou là, les hommes défendent leurs buts par­ti­cu­liers contre le droit géné­ral ; ils agissent libre­ment. Mais ce qui consti­tue le fon­de­ment géné­ral, l’élément sub­stan­tiel, le droit n’en est pas trou­blé. Il en va de même pour l’ordre du monde. Ses élé­ments sont d’une part les pas­sions, de l’autre la Rai­son. Les pas­sions consti­tuent l’élément actif. Elles ne sont pas tou­jours oppo­sées à l’ordre éthique ; bien au contraire, elles réa­lisent l’Universel. En ce qui concerne la morale des pas­sions, il est évident qu’elles n’aspirent qu’à leur propre inté­rêt. De ce côté ci, elles appa­raissent comme égoïstes et mau­vaises. Or ce qui est actif est tou­jours indi­vi­duel : dans l’action je suis moi-même, c’est mon propre but que je cherche à accom­plir. Mais ce but peut être bon, et même uni­ver­sel. L’intérêt peut être tout à fait par­ti­cu­lier mais il ne s’ensuit pas qu’il soit opposé à l’Universel. L’Universel doit se réa­li­ser par le par­ti­cu­lier.
Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être sou­tenu par l’intérêt de ceux qui y ont col­la­boré. Cet inté­rêt, nous l’appelons pas­sion lorsque refou­lant tous les autres inté­rêts ou buts, l’individualité tout entière se pro­jette sur un objec­tif avec toutes les fibres inté­rieures de son vou­loir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accom­pli dans le monde sans passion. »

Hegel, La Rai­son dans l’histoire (1822–1830)

Le temps des êtres humains est, tel celui du « grand homme » hégé­lien incarné par Tom Cruise, un temps double, à la fois linéaire et cyclique. En effet, à chaque fois, pour aller plus loin, le héros se glisse dans les inter­stices de l’espace-temps qu’il a pré­cé­dem­ment repé­rés. Condamné à agir, même si c’est à la façon de Sisyphe, il est car il se retrouve dans un monde où l’inaction entraîne for­cé­ment la mort : s’il ne meurt pas au champ de combat,il mourra quelques heures plus tard avec le reste du monde enfin conquis par les Mimics. Et cela ne ces­sera jamais puisqu’il repar­tira alors à zéro. Rap­pe­lons qu’à par­tir de la fin des années 90, le cinéma d’action/fantastique amé­ri­cain a déve­loppé de purs uni­vers de réfé­rences, où tout ramène à des jeux-vidéos/clips/films où plus rien n’a de véri­tables consé­quences. Le monde est devenu un simple « ter­rain de jeux » habité de per­son­nages amné­siques ou reboo­tés ayant un pro­gramme à accom­plir. Là réside d’ailleurs dans Edge of tomor­row tout l’intérêt du « jeu» : c’est ainsi dans le film, parce qu’il a déjà vécu ces épi­sodes plé­thore de fois, qu’il pourra par­ve­nir jusqu’au bureau d’un offi­cier sans se faire arrê­ter (parce qu’il sait à quel moment pré­cis le plan­ton de ser­vice détourne le regard) ou échap­per à telle explo­sion mor­telle sur le ter­rain (parce qu’il vu à quel endroit pré­cis repose la bombe qui l’a pré­cé­dem­ment ter­rassé. La Liberté de Cage réside en ce qu’il peut géné­rer tou­jours plus d’actions et de pos­si­bi­li­tés, non seule­ment d’agir, mais aussi de per­ce­voir et de res­sen­tir, et d’adopter d’autres points de vue sur le dérou­le­ment des faits.
En pre­nant ses marques, il comble ses manques. En ajou­tant du sens à ce flux qui ne semble que tour­ner en boucle, en inté­rio­ri­sant les leçons de l’expérience grâce à la répé­ti­tion tem­po­relle, il gagne en excel­lence puisque ce qu’il perd en spon­ta­néité il le gagne en effec­ti­vité ou effi­ca­cité. Le « Vivre — Mou­rir — Recom­men­cer » sous-titrant le film expli­cite que la dizaine de morts subie par le héros — lui-même sol­li­cite son tré­pas à la fin pour « gagner du temps » si l’on ose dire et atteindre un niveau supé­rieur dans le jeu — n’ est que pré­lude à sa résurrection.…

Cons­tam­ment, le film se per­met ainsi non pas de chan­ger de tra­jec­toires, mais de varier un peu, de par­cou­rir des pas­sages que l’on n’a pas pris le temps d’observer ou de jouer des par­cours alter­na­tifs.
Loin des confits déter­mi­nistes du voyage dans le temps, les répé­ti­tions constel­lant Edge of Tomor­row ne sont donc pas des redites mais, sur le modèle des répé­ti­tions théâ­trales, des constantes remises en ques­tion. Des évo­lu­tions à l’intérieur d’une struc­ture spi­ra­lée dont le vor­tex n’est pas anti­no­mique de la liberté : Cage a tout loi­sir pour pui­ser, au gré de son libre arbitre et de son inven­ti­vité, dans des choix, des moda­li­tés d’action non encore sol­li­ci­tés afin de faire pro­gres­ser sa posi­tion dans la boucle spatio-temporelle. Une richesse infi­nie d’adaptation à « ce qui est » qui, à rebours et non sans iro­nie, retire leur liberté à ceux qui croient agir de leur propre chef mais que la pré­science du héros réduit à l’état de machines pro­gram­mées. (Au pas­sage, l’intérêt du film pour le spec­ta­teur tient aussi et sur­tout à ces trous dans le récit, ces ellipses et faux-raccords, ces images man­quantes qui consti­tuent des ver­sions alter­na­tives en train de suivre notre héros et qu’il faut rac­cor­der. Elé­ment consti­tu­tif du film, l’ellipse amène le spec­ta­teur à cher­cher des indices dans tous les sens : à ima­gi­ner les séquences qui lui ont été « dis­si­mu­lées » mais aussi à se remé­mo­rer ce qui a été dit avant, voire anti­ci­per.)
La peur méta­phy­sique de la mort le cède ainsi aux tâton­ne­ments aven­tu­rés d’une liberté indi­vi­duelle qui ne s’en laisse pas conter au sein du mou­ve­ment cyclique du cos­mos où elle par­vient à aller au-delà de son modeste sur­gis­se­ment pour don­ner une sens à ce qui advient au lieu d’en être sim­ple­ment le spec­ta­teur pas­sif et impuis­sant (posi­tion de Cage dans les pre­mières séquences répé­ti­tives du film). Que le cercle ou le cycle aux anti­podes du droit et du linéaire puisse coïn­ci­der avec la volonté de l’individu est pré­ci­sé­ment expli­qué par Nietzsche de manière exem­plaire dans sa thèse sur « l’éternel retour ».

La folie de l’éternel retour nietz­schéen
La for­mu­la­tion la plus connue de cette posi­tion appa­raît dans le Gai Savoir (1882), dans l’aphorisme 341 : « le poids le plus lourd ». On en trouve une autre occur­rence dans Ainsi par­lait Zara­thous­tra (1883–1885) dans « Le conva­les­cent ».
« Que dirais-tu si un jour, si une nuit , un démon se glis­sait jusque dans ta soli­tude la plus recu­lée et te dise : « Cette vie telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nou­veau en elle, si ce n’est que chaque dou­leur et chaque plai­sir, chaque pen­sée et chaque gémis­se­ment et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront reve­nir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même suc­ces­sion […]. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être ren­versé à nou­veau – et toi avec lui, ô grain de pous­sière de la poussière !»

Nietzsche, Le Gai Savoir (apho­risme 341).

Expo­sant sous forme condi­tion­nelle, sous forme d’expérience de pen­sée sa théo­rie de « l’Eternel Retour du même », Nietzsche nous pro­pose ici d’examiner une épreuve qui consiste dans la répé­ti­tion cyclique ad vitam æter­nam de tous les évé­ne­ments (phy­siques et psy­chiques) de notre exis­tence, de la vie et du monde en géné­ral. Le but de cette expé­rience ima­gi­naire est de savoir quelle serait notre réac­tion face à cette épreuve. Deux com­por­te­ments sont envi­sa­geables : prendre cette annonce du Retour Eter­nel du même comme une malé­dic­tion, une ter­rible nou­velle, un far­deau; rece­voir, au contraire, avec joie cette nou­velle et accep­ter plei­ne­ment cet Eter­nel Retour du même.
Cette ques­tion du Retour Eter­nel du même est la grande ques­tion morale dans la phi­lo­so­phie nietz­schéenne : l’élévation de l’homme vers le sur­hu­main est étroi­te­ment liée à l’attitude adop­tée par rap­port à cette expé­rience. Selon Nietzsche, il faut plei­ne­ment accep­ter la vie, ses évé­ne­ments, qu’ils soient agréables ou désa­gréables et, fina­le­ment, sa posi­tion dans le monde. Il importe donc d’être capable d’accepter la vie telle qu’on la vit, ne pas nour­rir à son encontre de décep­tion, de res­sen­ti­ment : être capable, par­tant, d’accepter que ce que l’on vit puisse se répé­ter éter­nel­le­ment. (un peu comme la psy­cha­na­lyse cherche à faire accé­der l’homme aux traces gar­dées par l’inconscient d’événements trau­ma­ti­sants refou­lés). Car si je fais sans cesse des choses que je regrette, que je n’accepte pas au fond de moi, je ne suis pas sur la voie de l’épanouissement. Nietzsche nous invite ici à nous ques­tion­ner sur le sens et la valeur de nos actes, sur nos idées et affects que nous avons par rap­port à ce que nous vivons. L’Eternel Retour du même consiste à prê­cher l’acceptation de la vie, dans son inévi­table par­cours tor­tueux. Ce serait somme toute, tel est le défi, être capable de revivre ou plus pré­ci­sé­ment de vou­loir revivre tous les évé­ne­ments trau­ma­ti­sants de ma vie — mes « erreurs » de par­cours, mes éga­re­ments de jeu­nesse dans l’oubli et la fuite de soi, la dis­pa­ri­tion tra­gique d’un être tant aimé… — au même titre que mes plus grandes joies :

Nietzsche, en fin de compte, nous invite dans sa phi­lo­so­phie à mettre cette ques­tion au cœur de nos vie, à lui don­ner toute son impor­tance pour nous éle­ver à une vie plus riche, plus accom­plie :
« Si cette ques­tion exer­çait sur toi son empire, elle te trans­for­me­rait, fai­sant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la ques­tion posée à pro­pos de tout et de chaque chose : « voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèse­rait comme le poids le plus lourd sur ton agir ! Ou bien ne te faudrait-il pas témoi­gner de bien­veillance envers toi-même et la vie, pour ne dési­rer plus rien que cette der­nière, éter­nelle confir­ma­tion, cette der­nière, éter­nelle sanction ! »

Nietzsche, Le Gai Savoir (apho­risme 341).

A cha­cun par consé­quent, face à l’hypothèse du Retour Eter­nel du Même, d’y voir une libé­ra­tion (lui per­met­tant de vivre plus plei­ne­ment, d’atteindre un plus haut degré de sen­ti­ment de sa puis­sance) ou de vivre dans le regret et d’y voir un éter­nel far­deau. Ce chan­ge­ment éven­tuel d’attitude par rap­port à notre vie vaut aussi bien pour le passé (accep­ter ce que l’on a vécu, y com­pris le moins agréable) que pour le pré­sent et, bien entendu, le futur. Vou­loir que tout évé­ne­ment vécu se repro­duise indé­fi­ni­ment et accep­ter avec joie cette répé­ti­tion infi­nie fait de L’Eternel Retour du même la for­mu­la­tion d’un prin­cipe de vie, d’une règle morale, consti­tuant ainsi l’expérience éthique par excel­lence, à laquelle le phi­lo­sophe acquiesce plei­ne­ment. Cela ne revient-il pas à dire qu’il faut s’accepter, avec tous ses désirs, ses pul­sions, ses bas­sesses ?
Autre­ment dit, accep­ter les « coups bas » de la vie, accep­ter l’humain dans sa médio­crité, car, selon le phi­lo­sophe alle­mand, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » (Cré­pus­cule des idoles, “maximes et pointes, 8 ”.) étant entendu que « ce qu’il y a de pire en l’homme est néces­saire pour ce qu’il y a en lui de meilleur ». Cette simple expé­rience de pen­sée défi­nit bien les moda­li­tés des valeurs affir­ma­trices dans une éthique qui prend le contre-pied du nihi­lisme : dire « oui » à la vie, c’est rele­ver le défi posé par cette expé­rience, soit tolé­rer de revivre son exis­tence à l’identique, chaque évé­ne­ment, chaque pen­sée ou chaque émo­tion étant sup­po­sées reve­nir un nombre incal­cu­lable de fois.

Une théo­rie expo­sée d’une manière plus onto­lo­gique dans Ainsi par­lait Zara­thous­tra, où Nietzsche, fai­sant inter­ve­nir les ani­maux, qui ne pensent pas et n’utilisent pas le lan­gage, expose ce qu’est, au fond, le monde à ses yeux :
« Toutes les choses dansent d’elles-mêmes : tout vient et se tend la main et rit et s’enfuit, et revient.
Tout s’en va, tout revient ; éter­nel­le­ment roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleu­rit, éter­nel­le­ment se déroule l’année de l’être.
Tout se brise, tout est assem­blé de nou­veau, éter­nel­le­ment se bâtit la même mai­son de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve ; éter­nel­le­ment l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même.
A chaque bref ins­tant com­mence l’être, autour de chaque ici roule la sphère là-bas. Le milieu est par­tout. Le che­min de l’éternité est courbe. »

Nietzsche , Ainsi par­lait Zara­thous­tra, Le convalescent

La mul­ti­pli­cité règne donc par­tout et l’emporte sur l’unité. Nietzsche récuse ici toute idée de but, de fina­lité de la vie et du monde, ou de cause unique, la thèse de l’Eternel Retour du même pre­nant la forme de la roue, du cercle ou de l’anneau, image la plus proche de la vie et de son éter­nel recom­men­ce­ment. Cette théo­rie onto­lo­gique qui s’appuie sur la mor­ta­lité de l’âme s’oppose aux croyances d’un monde de l’au-delà, d’un « arrière-monde » tel que celui pro­posé par Pla­ton ou par les grandes reli­gions. L’homme ne revien­dra pas pour une vie dif­fé­rente et nou­velle ou une vie sem­blable mais véri­ta­ble­ment pour une vie identique.

Ainsi, dans les deux cas, la boucle tem­po­relle dans Edge of tomor­row ou le concept d’éternel retour chez Nietzsche, une puis­sance exté­rieure per­met à un per­son­nage (Cage d’un côté, de l’autre le lec­teur lui-même chez Nietzsche qui l’apostrophe en le tutoyant au § 341 du Gai savoir) de revivre une jour­née indé­fi­ni­ment. Sauf que le per­son­nage de Edge of Tomor­row revit la même jour­née mais sans qu’il soit « affecté » par cette répé­ti­tion à l’identique puisqu’ il conserve en effet sou­ve­nirs pas­sés (des jour­nées pré­cé­dentes) ainsi que l’expérience (notam­ment sensori-motrice) acquise lors des entraî­ne­ments ou des batailles répé­tées. Alors que tous les pro­ta­go­nistes font et disent la même chose dans le même ordre au même ins­tant – prin­cipe de la répé­ti­tion -, lui, de com­bat­tant tota­le­ment inex­pé­ri­menté, inca­pable de contrô­ler son équi­pe­ment et de se battre, arrive désor­mais à anti­ci­per et pré­voir – il devient rapi­de­ment un expert sus­cep­tible d’éliminer de nom­breux extra­ter­restres au cours des affron­te­ments.
Le mon­tage pro­gresse par ellipses invi­sibles et nous montre très vite un Cage qui connaît par cœur tout ce qui va lui arri­ver et apprend à à soi­gner les acces­soires de son exo-squelette et à presque aimer sa condi­tion. Là est l’écart fon­da­men­tal avec Nietzsche, qui pré­cise que le thème de l’Eternel retour ne pré­voit pas, face à « L’éternel sablier de l’existence », cette évo­lu­tion du per­son­nage asso­cié à la boucle tem­po­relle : « et il n’y aura rien de nou­veau en elle, si ce n’est que chaque dou­leur et chaque plai­sir, chaque pen­sée et chaque gémis­se­ment […] devront reve­nir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession. »

Si le per­son­nage de l’Eternel retour, insen­sible au dérou­le­ment du temps et à l’histoire, tou­jours iden­tique à lui-même, est figé dans une immo­bi­lité, une répé­ti­tion à l’identique où il n’évolue pas lui-même, ne tend vers rien, où il demeure pure­ment pas­sif face à la répé­ti­tion de son exis­tence chez Nietzsche, immuable et vir­tuel­le­ment éter­nel à tra­vers le Retour, s’il n’apprend pas, ne pos­sède aucune fin mais se contente de revivre, c’est parce que, loin d’un Cage qui « évo­lue », tel est le prix à payer pour don­ner à l’expérience toute sa signi­fi­ca­tion et toute sa por­tée. Cor­ri­ger une jour­née de son exis­tence revien­drait au contraire à la nier. Chan­ger un seul évé­ne­ment serait le sup­pri­mer. Alors même qu’il s’agit d’ « affir­mer », d’acquiescer les phases les plus dou­lou­reuses de la vie. Voilà « le poids le plus lourd », titre donné par Nietzsche à son apho­risme : il s’agit de faire face, tout accep­ter sans faire le tri, sans rien reje­ter. Impos­sible pour une éthique de l’affirmation de se réfu­gier dans le je jeu des reloads, dans la faci­lité de la cor­rec­tion ou de l’effacement.
D’autant que la réus­site de l’opération inverse revient à poser l’idée, abso­lu­ment non éthique, qu’on n’apprend jamais bien qu’à faire sem­blant, ou en tout cas qu’à dis­si­mu­ler ce qu’on n’est pas, en ayant appris à rejouer, à l’infini les même scènes pour les affi­ner. Avec la répé­ti­tion de l’action, l’affect du pro­ta­go­niste se « blinde » et une nou­velle per­cep­tion du monde se fait jour, entre rési­gna­tion et désa­bu­se­ment (l’effort qu’il fait à plu­sieurs reprise lors du débar­que­ment pour sau­ver un sol­dat trop exposé sera oublié par la suite car assi­milé à une perte de temps dans sa quête). Au lieu d’entraîner de l’action sup­plé­men­taire, la même action répé­tée inlas­sa­ble­ment donne phé­no­mé­no­lo­gi­que­ment à voir des per­cep­tions et des affects.

D’où la dif­fi­culté de la ren­contre émo­tion­nelle dans le film entre Cage et Rita, son ins­truc­trice, « L’ange de Ver­dun » alias « The Full Metal Bitch » jouée par Emily Blunt qui a reçu autre­fois le même pou­voir tem­po­rel, ce qui a fait d’elle une machine à tuer ultime. C’est par elle que le héros va pou­voir s’informer, expé­ri­men­ter ses capa­ci­tés et c’est ensemble qu’ils accom­pli­ront l’objectif final du film : voir la scène de la grange où Rita semble pré­fé­rer tuer Cage et le replon­ger immé­dia­te­ment dans l’action plu­tôt que d’avoir à pas­ser dix minutes à boire un café avec lui…

Para­doxa­le­ment, Edge of Tomor­row peut lui aussi se voir attri­buer le sta­tut impro­bable d’une expé­rience de pen­sée char­gée de défi­nir les contours d’une nou­velle éthique. Car le Com­man­dant Cage refuse le poids écra­sant du passé, de l’histoire, de la mémoire : il s’oriente vers l’avenir – un ave­nir qu’il se donne – niant ainsi toute forme de répé­ti­tion à l’identique ou de retour du Même. Loin de la récep­tion pas­sive de l’identique, le héros placé dans un contexte pour­tant inva­riant, dans un pré­sent pour­tant éter­nel­le­ment recom­men­çant, trouve en lui-même les res­sources de son évo­lu­tion, de sa ten­sion vers ce qui est à venir.
Ce pré­sent n’en est pas un pour sa mémoire qui conserve les traces des jour­nées pré­cé­dentes et sait les dis­tin­guer. Il remet en ordre le cours du temps – redé­ploie­ment des axes tem­po­rels passé / pré­sent / futur – par son apti­tude à l’action, par sa prise en charge de la situa­tion : sa déci­sion de pro­gres­ser, de faire tou­jours mieux le jour sui­vant tend à annu­ler la répé­ti­tion, lui fait trou­ver l’avenir dans la trame de son pré­sent qui parais­sait pour­tant en tout point s’y oppo­ser d’emblée. Et voilà que, à par­tir d’une matière pour­tant des­ti­née à demeu­rer iden­tique, il par­vient à (re)créer du dif­fé­rent et du pos­sible, la ligne droite bri­sant en quelque sorte le cercle : de fait, Cage « pro­gresse » pour sor­tir du cycle dans lequel il est pris et gagner la guerre. Le « retour », dans ces condi­tions, n’est pas un moyen des­tiné à éva­luer l’existence, non plus qu’une fin valable en elle-même. Il per­met l’évolution du héros jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour rem­por­ter le com­bat et tuer l’Omega. Tout cela se ter­mi­nera avec la pro­messe d’un ave­nir enfin incertain.

Autant dire que l’existence ici ne prend sens qu’en quit­tant l’infini recom­men­ce­ment, en s’épanchant dans une tem­po­ra­lité hori­zon­tale et non plus cyclique. Dans une his­toire à la fois cumu­la­trice (le passé est conservé) mais aussi créa­trice (la nou­veauté, irré­duc­tible, y sur­git sans cesse). Une His­toire qui dure. Contrai­re­ment à ce que sou­tient Nietzsche, la réus­site de l’expérience que repré­sente l’Eternel retour réside dans l’arrêt du recom­men­ce­ment, dans la fin du cycle. Les liens entre boucle tem­po­relle et évo­lu­tion du per­son­nage de Edge of Tomor­row com­pliquent indé­nia­ble­ment, ce qui ne veut pas dire qu’ils lui retirent de son inté­rêt phi­lo­so­phique, l’expérience de pen­sée mise en scène par Nietzsche dans Le Gai Savoir.

Conclu­sion : le lien à l’autre comme vec­teur d’humanité
Dans un monde du flux, qui doit tou­jours être en mou­ve­ment et se répète, Doug Liman semble sou­li­gner en creux in fine com­bien nos rela­tions inter­per­son­nelles nous défi­nissent : à la dif­fé­rence des extra-terrestresqui sont des enti­tés enne­mies sans indi­vi­dua­lité, exac­te­ment comme les insectes de Star­ship Troo­pers (Paul Verhoe­ven, 1997), Cage doit par­ve­nir à sau­ve­gar­der son huma­nité, et cela pas­sera par sa rela­tion avec la seule per­sonne capable de com­prendre sa situa­tion, et donc de créer un lien avec lui. Lors de sa pre­mière mort au com­bat, le héros qui a été conta­miné par l’ennemi et pos­sède sa faculté de voya­ger en boucle dans le temps, est le seul capable de savoir ce qui va arriver/est déjà arrivé et peut envi­sa­ger de vivre une ver­sion « vic­to­rieuse ». Mais il devra pour cela, on l’a vu plus haut, arri­ver à être « com­pé­tent », et aussi à ren­con­trer l’icône mili­taire qu’est Rita (nom du per­son­nage inter­prété par Andie McDo­well dans Un jour sans fin), « l’Ange de Ver­dun »et à connaître la per­sonne der­rière ce masque.
Or, s’il peut apprendre à se jouer des cir­cons­tances à la per­fec­tion, la tra­gé­die tient ici à ce que, à cha­cun de ses réveils, tout recom­mence à zéro pour Cage : plongé dans un uni­vers qui lui est étran­ger, il ne connaît per­sonne, il ne peut comp­ter sur per­sonne. Il est encore plus ter­ri­ble­ment seul que le Mr Météo d’Un jour sans fin – un trau­ma­tisme auquel le film met un terme lorsqu’il ren­contre Rita, seule per­sonne à ce qui arrive à Cage pour l’avoir elle-même expé­ri­menté par le « passé ». ainsi, à chaque fois qu’il meurt, il doit refaire sa connais­sance, mais elle sait qu’ils ont déjà vécu maintes aven­tures tous les deux, même si elle n’en a aucun sou­ve­nir. Le héros apprend donc à connaître Rita, au fil des séquences répé­tées et modi­fiées, cor­ri­gées et amé­lio­rées, mais il demeure un inconnu pour elle — à qui néan­moins, puisqu’il s’agit de sau­ver l’humanité, elle doit accor­der son entière confiance (il sait déjà ce qui va se pas­ser, alors qu’elle vit tou­jours une seule et unique version).

Mais com­ment, pris par l’urgence et le feu de l’action, par­ve­nir à ren­con­trer l’autre en un seul jour, sur­tout quand la fin du du monde menace ? A l’instar de Levi­nas voyant dans la rela­tion inter­sub­jec­tive, la rela­tion à l’autre homme, dont l’altérité se mani­feste à tra­vers son visage, l’essentiel de ce qui est donné à com­prendre à la phi­lo­so­phie, Edge of tomor­row fait bien de la rela­tion à l’autre le garant de notre humanité.

« En quoi consiste l’acuité de la soli­tude? Il est banal de dire que nous n’existons jamais au sin­gu­lier. Nous sommes entou­rés d’êtres et de choses avec les­quels nous entre­te­nons des rela­tions. Par la vue, par le tou­cher, par la sym­pa­thie, par le tra­vail en com­mun, nous sommes avec les autres. Toutes ces rela­tions sont tran­si­tives : je touche un objet, je vois l’Autre. mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exis­ter qui consti­tue l’élément abso­lu­ment intran­si­tif, quelque chose sans inten­tion­na­lité, sans rap­port. On peut tout échan­ger entre êtres sauf l’exister. »

Levi­nas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, Qua­drige, 1983, p. 21.

Lâche égo­cen­trique au début de son aven­ture, Cage par­vient ainsi à gar­der la rai­son et à deve­nir meilleur grâce au lien ténu qu’il réus­sit à tis­ser avec une femme — lien qui va mettre sa mis­sion en péril car, Rita étant la seule per­sonne avec qui il peut se lier, il ne pourra sup­por­ter l’idée de la perdre sur le champ de bataille. Or, dilemme clas­sique à la Matrix, pour sau­ver la civi­li­sa­tion et pro­cé­der à la suprême une ultime remise à zéro, il devra peut-être sacri­fier son huma­nité. C’est ainsi dans le sens qu’il convient de confé­rer au visage d’autrui que tient notre libre arbitre au sein de l’histoire, qu’elle soit linéaire ou cyclique (reste que le concept de la boucle tem­po­relle, que mécon­naît Levi­nas, pos­tu­lant qu’ils ne se connaî­tront jamais en même temps, semble induire l’impossibilité de cette ren­contre). La der­nière boucle du final laisse entendre que la guerre est gagnée et nous fait voir Cage s’avancer, comme dans les pre­mières ver­sions répé­tées du film, vers Rita sans que on sache au juste si leur ren­contre va s’accomplir.
Ultime réflexion exis­ten­tielle qu’on trouve aussi dans La Route (J. Hil­l­coat, 2009), la des­ti­na­tion compte moins que le voyage et sur­tout aux côtés de qui il est fait.

Lire une cri­tique du livre ici

 

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