La rédaction du litteraire.com est heureuse, avec la complicité des éditions Bréal, d’offrir à ses lecteurs un extrait de l’ouvrage de son directeur de la publication, Frédéric Grolleau, Philosofilms. La philosophie à travers le cinéma, paru chez Bréal en février 2016. (1110 p. — 22, 90 €) :
Edge of Tomorrow — Aujourd’hui à Jamais (op. cit., p. 316 sqq)
Réalisateur : Doug Liman (2014) — adapté du roman All You Need Is Kill de Hiroshi Sakurazaka (traduction française éditions Kazé)
Avec : Tom Cruise, Emily Blunt, Bill Paxton
Genre : Science fiction , Action
Durée : 1H53mn
Synopsis
Dans un futur proche, des hordes d’extraterrestres ont livré une bataille acharnée contre la Terre et semblent désormais invincibles: aucune armée au monde n’a réussi à les vaincre. Le commandant William Cage, qui n’a jamais combattu de sa vie, est envoyé, sans la moindre explication, dans ce qui ressemble à une mission-suicide. Il meurt en l’espace de quelques minutes et se retrouve projeté dans une boucle temporelle, condamné à revivre le même combat et à mourir de nouveau indéfiniment…
Introduction : le principe de répétition, entre libre arbitre et destin
Film hybride, entre science-fiction et comédie, Edge of Tomorrow combine le principe de la boucle temporelle et des films tels que Un jour sans fin (pour le reload infini), Starship troopers (avec la guerre contre des envahisseurs extra-terrestres) et Il faut sauver le soldat Ryan (séquence du débarquement sur une plage sous le feu ennemi en référence à celui de 44 en Normandie).
L’histoire met en avant un soldat gradé mais peureux, représentant média de l’armée, qui n’a jamais connu le combat et qui va devenir un héros malgré lui grâce à la capacité qu’il acquiert soudain et à son corps défendant (don ou malédiction, c’est la question ?) qui le voue à revivre le même combat et à mourir indéfiniment : il se retrouve en effet dans une boucle où chacune de ses morts conduit à un retour en arrière au même point de départ.
Le principe de répétition qui se déploie alors avec toutes ses variantes est à la fois source de comédie (la scène du camion, l’entraînement avec des robots) et de drame à force d’échecs répétés, le héros devient blasé puis inquiet du sort funeste de sa partenaire dans leur « mission impossible »).
Problématique
Comme dans Oblivion sorti à peine un an plus tôt, ce dispositif narratif permet aussi de développer une réflexion philosophique sur la figure du soldat idéal et d’un protagoniste aux incarnations multiples, sur le thème de l’amour face au temps et au destin et autres réminiscences bouddhistes sur le libre arbitre ou le destin : il ne s’agit pas seulement pour Cage d’améliorer par ce moyen ses compétences physiques et stratégiques afin de triompher d’une situation de départ sans issue mais de conquérir par cette assomption de ce qui revient sa propre humanité. En quoi alors cette guerre sans fin menée par le soldat Cage, ce « Play. Die. Repeat. » lui permet-elle de faire des choix réels qui sortent de la boucle initiale ? Comment se comporter quand sa vie reprend toujours au même point de sauvegarde et qu’on est contraint de réaliser ses objectifs pour s’en sortir ? Où situer la la liberté de l’individu dans un système qui le condamne à un infernal éternel retour ? Comment donc parvenir à créer de l’événement, du nouveau quand l’histoire semble déjà préécrite dans la computation infinie de ses moindres soubresauts ?
La Boucle temporelle : un cercle captif ou vertueux ?
Confronté dans un futur proche à une invasion extraterrestre, le commandant Cage est enrôlé, malgré lui et son manque de préparation, dans une bataille contre des « aliens » sur les plages du nord de la France destinée à contrer leur progression et les empêcher d’envahir l’Angleterre. Dès son arrivée sur le sol français, le « héros » découvre que les extraterrestres (créatures ressemblant aux pieuvres mécaniques dans Matrix et appelés Mimics) ont anticipé leur débarquement et les attendent, leur attaque tournant rapidement au massacre. Lui-même ne réussit à survivre que quelque minutes au cours desquelles il parvient néanmoins à tuer un extraterrestre beaucoup plus gros que les autres dont le sang se répand sur son corps et se mêle au sien, le piégeant ainsi dans une boucle temporelle mise en place par l’Omega (l’alien qui contrôle tous les autres), l’action en boucle répondant à la première action ratée dans laquelle notre héros meurt, et qui lui permet de revenir à un point de départ (son arrivée sur la base) chaque fois qu’il est tué. Tant que son sang ne sera pas mélangé à celui d’un autre être humain, Cage aura la possibilité de revivre la même journée chaque fois qu’il mourra.
Soldat du futur « infecté » sur le champ de bataille par un alien un peu spécial et condamné à redébarquer sur le champs de bataille ad infinitum, le Cage de Doug Liman semble directement, on le voit, contredire le « panta réi » d’Héraclite, lequel soutenait dans l’antiquité grecque que « toutes choses s’écoulent », un mobilisme faisant que « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve». En tant que présocratique, Héraclite s’oppose dans ses Fragments à la philosophie de Parménide dans son Poème : contre sa conception du monde comme élément statique, stable, il propose une vision mobiliste du monde (thèse du changement universel). En effet, si tout change, si le monde n’est jamais le même, deux actions apparemment identiques (le fait de se baigner répété) seront nécessairement deux actions différentes. Car, au regard de cette action qui se répète en apparence à l’identique, le fleuve aura changé et le baigneur aura changé lui aussi. Il s’agit donc d’un double changement universel et l’on pourrait ainsi reformuler sa phrase : personne ne se baigne dans le fleuve, puisqu’il n’y a ni individu fixe, ni fleuve fixe. Les conséquences pour l’homme sont claires : le monde est un chaos dans lequel il est vain de chercher de la permanence et de l’harmonie.
Or, ce précepte de logique élémentaire apparaît fort malmené dans notre film, 2500 ans après la mort du philosophe. Edge of Tomorrow reprend à son compte le principe de la boucle temporelle soutenant à l’inverse que les mêmes choses peuvent se reproduire selon une certaine fixité. Renvoyant à La Machine à explorer le temps (1895) de H.G. Wells (où un inventeur conçoit un appareil permettant de naviguer à son gré à travers les siècles), à Terminator de James Cameron (1984), à Retour vers le futur de Robert Zemeckis (1985) — où le jeune Marty McFly retourne aux fifties, au rock’n’roll naissant et à ses parents adolescents -, à Peggy Sue s’est mariée de Francis Ford Coppola (1986), le propos est bien de jouer de la fluctuation des temporalités relatives à chaque personnage pour interroger la construction du futur à partir du présent (et donc la valeur du passé).
Ce principe est repris en 1995 dans Un jour sans fin d’Harold Ramis (le présentateur météo d’une chaîne TV locale est prisonnier d’un 2 février qui se répète à l’infini), dans La Jetée de Chris Marker inspirant Terry Gilliam pour L’Armée des douze singes (1995), dans Paycheck (tiré par John Woo en 2003 d’un roman de Philip K. Dick, illustrant l’idée d’un temps désarticulé dans ses dystopies, notamment Ubik), dans L’Effet Papillon (Bress & Gruber, 2004), qui souligne que celui qui a le pouvoir de retourner dans le passé et d’en changer quelques détails change tout ce qui découle de ces modifications (il se voit alors) de plus en plus souvent obligé de réparer les effets indésirables de ses corrections), dans le thriller d’anticipation de Tony Scott Déjà vu (2006) mais aussi dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry (2004), sans oublier Source Code de Duncan Jones (2011) où un militaire, estropié à la suite d’un attentat, revit inlassablement la journée du drame pour élucider l’identité du poseur de bombes.
Plus récemment Looper (R . Johnson, 2012) réinvente le principe des contradictions du voyage temporel en mettant en scène un jeune tueur à gages chargé de tuer des individus surgissant du futur … jusqu’au jour où il se voit confronté à l’obligation de « boucler la boucle », c’est-à-dire de tuer une version de lui-même venue de 2074 et devenue encombrante à son époque. Toutes ces œuvres, et la liste n’est pas exhaustive tendent à nous faire réfléchir au point suivant : à force de vouloir changer le passé, ne risque-t-on pas de modifier le futur ?
Question dont se saisit à nouveaux frais Edge of Tomorrow mais pour lui apporter un éclairage différent
De la linéarité historique
Comme dans Un Jour sans fin (Groundhog Day) : le héros de l’histoire est un homme condamné à revivre éternellement une même journée, qui n’est toutefois jamais tout à fait la même, puisqu’il est chaque fois plus riche de ce qu’il a appris la « veille ». (Ce qui laisse entendre, contre Héraclite, que si répétition il y a, elle ne saurait être réduite à celle de l’identique ou du « même » puisqu’une nouvelle information, une nouvelle maîtrise, une nouvelle adaptation peut surgir pour faire avancer le « prisonnier du temps »). Mais à cette différence essentielle que majeure que les faits et gestes du présentateur météo d’Un Jour sans fin se déploient dans le cadre de son propre destin (il revit sa journée après une nuit de sommeil, sans heurter le cours de la vie ordinaire du village où il se retrouve prisonnier spatio-temporellement) tandis que le soldat Cage ne cherche pas à échapper à cette spirale infernale dans son seul intérêt personnel dans Edge of Tomorrow mais pour mettre un terme à une guerre interplanétaire où cette spirale maintient sa proie (il revit chaque fois sa journée après avoir été tué par ses ennemis). Cet homme, couard au départ, finit par privilégier le sort de la planète sur le sien propre, ce qui le transforme dans sa lutte en véritable héros épique.
Le rôle de cette guerre interplanétaire est à rapporter au principe des jeux vidéo où le joueur, après avoir échoué un grand nombre de fois sur la phase n parvient, la fois suivante, parce qu’il a su tirer les leçons de ses erreurs, à franchir le seuil de la phase n+1. Idée de conquête d’un espace et d’une diégèse, « progrès » individuel qui rejoint le cheminement de l’histoire de l’humanité tout entière dont Hegel rappelle dans La Raison dans l’histoire combien les progrès de cette dernière sont rarement linéaires : ils sont plutôt le fruit d’erreurs ou de fautes, voire de catastrophes et de retouches successives (pensons par exemple à la manière dont évolue l’histoire des sciences : la physique, la médecine etc.).
« Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l’élément substantiel, le droit n’en est pas troublé. Il en va de même pour l’ordre du monde. Ses éléments sont d’une part les passions, de l’autre la Raison. Les passions constituent l’élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l’ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l’Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu’elles n’aspirent qu’à leur propre intérêt. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l’action je suis moi-même, c’est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L’intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s’ensuit pas qu’il soit opposé à l’Universel. L’Universel doit se réaliser par le particulier.
Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. »
Hegel, La Raison dans l’histoire (1822–1830)
Le temps des êtres humains est, tel celui du « grand homme » hégélien incarné par Tom Cruise, un temps double, à la fois linéaire et cyclique. En effet, à chaque fois, pour aller plus loin, le héros se glisse dans les interstices de l’espace-temps qu’il a précédemment repérés. Condamné à agir, même si c’est à la façon de Sisyphe, il est car il se retrouve dans un monde où l’inaction entraîne forcément la mort : s’il ne meurt pas au champ de combat,il mourra quelques heures plus tard avec le reste du monde enfin conquis par les Mimics. Et cela ne cessera jamais puisqu’il repartira alors à zéro. Rappelons qu’à partir de la fin des années 90, le cinéma d’action/fantastique américain a développé de purs univers de références, où tout ramène à des jeux-vidéos/clips/films où plus rien n’a de véritables conséquences. Le monde est devenu un simple « terrain de jeux » habité de personnages amnésiques ou rebootés ayant un programme à accomplir. Là réside d’ailleurs dans Edge of tomorrow tout l’intérêt du « jeu» : c’est ainsi dans le film, parce qu’il a déjà vécu ces épisodes pléthore de fois, qu’il pourra parvenir jusqu’au bureau d’un officier sans se faire arrêter (parce qu’il sait à quel moment précis le planton de service détourne le regard) ou échapper à telle explosion mortelle sur le terrain (parce qu’il vu à quel endroit précis repose la bombe qui l’a précédemment terrassé. La Liberté de Cage réside en ce qu’il peut générer toujours plus d’actions et de possibilités, non seulement d’agir, mais aussi de percevoir et de ressentir, et d’adopter d’autres points de vue sur le déroulement des faits.
En prenant ses marques, il comble ses manques. En ajoutant du sens à ce flux qui ne semble que tourner en boucle, en intériorisant les leçons de l’expérience grâce à la répétition temporelle, il gagne en excellence puisque ce qu’il perd en spontanéité il le gagne en effectivité ou efficacité. Le « Vivre — Mourir — Recommencer » sous-titrant le film explicite que la dizaine de morts subie par le héros — lui-même sollicite son trépas à la fin pour « gagner du temps » si l’on ose dire et atteindre un niveau supérieur dans le jeu — n’ est que prélude à sa résurrection.…
Constamment, le film se permet ainsi non pas de changer de trajectoires, mais de varier un peu, de parcourir des passages que l’on n’a pas pris le temps d’observer ou de jouer des parcours alternatifs.
Loin des confits déterministes du voyage dans le temps, les répétitions constellant Edge of Tomorrow ne sont donc pas des redites mais, sur le modèle des répétitions théâtrales, des constantes remises en question. Des évolutions à l’intérieur d’une structure spiralée dont le vortex n’est pas antinomique de la liberté : Cage a tout loisir pour puiser, au gré de son libre arbitre et de son inventivité, dans des choix, des modalités d’action non encore sollicités afin de faire progresser sa position dans la boucle spatio-temporelle. Une richesse infinie d’adaptation à « ce qui est » qui, à rebours et non sans ironie, retire leur liberté à ceux qui croient agir de leur propre chef mais que la préscience du héros réduit à l’état de machines programmées. (Au passage, l’intérêt du film pour le spectateur tient aussi et surtout à ces trous dans le récit, ces ellipses et faux-raccords, ces images manquantes qui constituent des versions alternatives en train de suivre notre héros et qu’il faut raccorder. Elément constitutif du film, l’ellipse amène le spectateur à chercher des indices dans tous les sens : à imaginer les séquences qui lui ont été « dissimulées » mais aussi à se remémorer ce qui a été dit avant, voire anticiper.)
La peur métaphysique de la mort le cède ainsi aux tâtonnements aventurés d’une liberté individuelle qui ne s’en laisse pas conter au sein du mouvement cyclique du cosmos où elle parvient à aller au-delà de son modeste surgissement pour donner une sens à ce qui advient au lieu d’en être simplement le spectateur passif et impuissant (position de Cage dans les premières séquences répétitives du film). Que le cercle ou le cycle aux antipodes du droit et du linéaire puisse coïncider avec la volonté de l’individu est précisément expliqué par Nietzsche de manière exemplaire dans sa thèse sur « l’éternel retour ».
La folie de l’éternel retour nietzschéen
La formulation la plus connue de cette position apparaît dans le Gai Savoir (1882), dans l’aphorisme 341 : « le poids le plus lourd ». On en trouve une autre occurrence dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883–1885) dans « Le convalescent ».
« Que dirais-tu si un jour, si une nuit , un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : « Cette vie telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession […]. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière !»
Nietzsche, Le Gai Savoir (aphorisme 341).
Exposant sous forme conditionnelle, sous forme d’expérience de pensée sa théorie de « l’Eternel Retour du même », Nietzsche nous propose ici d’examiner une épreuve qui consiste dans la répétition cyclique ad vitam æternam de tous les événements (physiques et psychiques) de notre existence, de la vie et du monde en général. Le but de cette expérience imaginaire est de savoir quelle serait notre réaction face à cette épreuve. Deux comportements sont envisageables : prendre cette annonce du Retour Eternel du même comme une malédiction, une terrible nouvelle, un fardeau; recevoir, au contraire, avec joie cette nouvelle et accepter pleinement cet Eternel Retour du même.
Cette question du Retour Eternel du même est la grande question morale dans la philosophie nietzschéenne : l’élévation de l’homme vers le surhumain est étroitement liée à l’attitude adoptée par rapport à cette expérience. Selon Nietzsche, il faut pleinement accepter la vie, ses événements, qu’ils soient agréables ou désagréables et, finalement, sa position dans le monde. Il importe donc d’être capable d’accepter la vie telle qu’on la vit, ne pas nourrir à son encontre de déception, de ressentiment : être capable, partant, d’accepter que ce que l’on vit puisse se répéter éternellement. (un peu comme la psychanalyse cherche à faire accéder l’homme aux traces gardées par l’inconscient d’événements traumatisants refoulés). Car si je fais sans cesse des choses que je regrette, que je n’accepte pas au fond de moi, je ne suis pas sur la voie de l’épanouissement. Nietzsche nous invite ici à nous questionner sur le sens et la valeur de nos actes, sur nos idées et affects que nous avons par rapport à ce que nous vivons. L’Eternel Retour du même consiste à prêcher l’acceptation de la vie, dans son inévitable parcours tortueux. Ce serait somme toute, tel est le défi, être capable de revivre ou plus précisément de vouloir revivre tous les événements traumatisants de ma vie — mes « erreurs » de parcours, mes égarements de jeunesse dans l’oubli et la fuite de soi, la disparition tragique d’un être tant aimé… — au même titre que mes plus grandes joies :
Nietzsche, en fin de compte, nous invite dans sa philosophie à mettre cette question au cœur de nos vie, à lui donner toute son importance pour nous élever à une vie plus riche, plus accomplie :
« Si cette question exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la question posée à propos de tout et de chaque chose : « voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir ! Ou bien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien que cette dernière, éternelle confirmation, cette dernière, éternelle sanction ! »
Nietzsche, Le Gai Savoir (aphorisme 341).
A chacun par conséquent, face à l’hypothèse du Retour Eternel du Même, d’y voir une libération (lui permettant de vivre plus pleinement, d’atteindre un plus haut degré de sentiment de sa puissance) ou de vivre dans le regret et d’y voir un éternel fardeau. Ce changement éventuel d’attitude par rapport à notre vie vaut aussi bien pour le passé (accepter ce que l’on a vécu, y compris le moins agréable) que pour le présent et, bien entendu, le futur. Vouloir que tout événement vécu se reproduise indéfiniment et accepter avec joie cette répétition infinie fait de L’Eternel Retour du même la formulation d’un principe de vie, d’une règle morale, constituant ainsi l’expérience éthique par excellence, à laquelle le philosophe acquiesce pleinement. Cela ne revient-il pas à dire qu’il faut s’accepter, avec tous ses désirs, ses pulsions, ses bassesses ?
Autrement dit, accepter les « coups bas » de la vie, accepter l’humain dans sa médiocrité, car, selon le philosophe allemand, « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » (Crépuscule des idoles, “maximes et pointes, 8 ”.) étant entendu que « ce qu’il y a de pire en l’homme est nécessaire pour ce qu’il y a en lui de meilleur ». Cette simple expérience de pensée définit bien les modalités des valeurs affirmatrices dans une éthique qui prend le contre-pied du nihilisme : dire « oui » à la vie, c’est relever le défi posé par cette expérience, soit tolérer de revivre son existence à l’identique, chaque événement, chaque pensée ou chaque émotion étant supposées revenir un nombre incalculable de fois.
Une théorie exposée d’une manière plus ontologique dans Ainsi parlait Zarathoustra, où Nietzsche, faisant intervenir les animaux, qui ne pensent pas et n’utilisent pas le langage, expose ce qu’est, au fond, le monde à ses yeux :
« Toutes les choses dansent d’elles-mêmes : tout vient et se tend la main et rit et s’enfuit, et revient.
Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, éternellement se déroule l’année de l’être.
Tout se brise, tout est assemblé de nouveau, éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve ; éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même.
A chaque bref instant commence l’être, autour de chaque ici roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le chemin de l’éternité est courbe. »
Nietzsche , Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent
La multiplicité règne donc partout et l’emporte sur l’unité. Nietzsche récuse ici toute idée de but, de finalité de la vie et du monde, ou de cause unique, la thèse de l’Eternel Retour du même prenant la forme de la roue, du cercle ou de l’anneau, image la plus proche de la vie et de son éternel recommencement. Cette théorie ontologique qui s’appuie sur la mortalité de l’âme s’oppose aux croyances d’un monde de l’au-delà, d’un « arrière-monde » tel que celui proposé par Platon ou par les grandes religions. L’homme ne reviendra pas pour une vie différente et nouvelle ou une vie semblable mais véritablement pour une vie identique.
Ainsi, dans les deux cas, la boucle temporelle dans Edge of tomorrow ou le concept d’éternel retour chez Nietzsche, une puissance extérieure permet à un personnage (Cage d’un côté, de l’autre le lecteur lui-même chez Nietzsche qui l’apostrophe en le tutoyant au § 341 du Gai savoir) de revivre une journée indéfiniment. Sauf que le personnage de Edge of Tomorrow revit la même journée mais sans qu’il soit « affecté » par cette répétition à l’identique puisqu’ il conserve en effet souvenirs passés (des journées précédentes) ainsi que l’expérience (notamment sensori-motrice) acquise lors des entraînements ou des batailles répétées. Alors que tous les protagonistes font et disent la même chose dans le même ordre au même instant – principe de la répétition -, lui, de combattant totalement inexpérimenté, incapable de contrôler son équipement et de se battre, arrive désormais à anticiper et prévoir – il devient rapidement un expert susceptible d’éliminer de nombreux extraterrestres au cours des affrontements.
Le montage progresse par ellipses invisibles et nous montre très vite un Cage qui connaît par cœur tout ce qui va lui arriver et apprend à à soigner les accessoires de son exo-squelette et à presque aimer sa condition. Là est l’écart fondamental avec Nietzsche, qui précise que le thème de l’Eternel retour ne prévoit pas, face à « L’éternel sablier de l’existence », cette évolution du personnage associé à la boucle temporelle : « et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement […] devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession. »
Si le personnage de l’Eternel retour, insensible au déroulement du temps et à l’histoire, toujours identique à lui-même, est figé dans une immobilité, une répétition à l’identique où il n’évolue pas lui-même, ne tend vers rien, où il demeure purement passif face à la répétition de son existence chez Nietzsche, immuable et virtuellement éternel à travers le Retour, s’il n’apprend pas, ne possède aucune fin mais se contente de revivre, c’est parce que, loin d’un Cage qui « évolue », tel est le prix à payer pour donner à l’expérience toute sa signification et toute sa portée. Corriger une journée de son existence reviendrait au contraire à la nier. Changer un seul événement serait le supprimer. Alors même qu’il s’agit d’ « affirmer », d’acquiescer les phases les plus douloureuses de la vie. Voilà « le poids le plus lourd », titre donné par Nietzsche à son aphorisme : il s’agit de faire face, tout accepter sans faire le tri, sans rien rejeter. Impossible pour une éthique de l’affirmation de se réfugier dans le je jeu des reloads, dans la facilité de la correction ou de l’effacement.
D’autant que la réussite de l’opération inverse revient à poser l’idée, absolument non éthique, qu’on n’apprend jamais bien qu’à faire semblant, ou en tout cas qu’à dissimuler ce qu’on n’est pas, en ayant appris à rejouer, à l’infini les même scènes pour les affiner. Avec la répétition de l’action, l’affect du protagoniste se « blinde » et une nouvelle perception du monde se fait jour, entre résignation et désabusement (l’effort qu’il fait à plusieurs reprise lors du débarquement pour sauver un soldat trop exposé sera oublié par la suite car assimilé à une perte de temps dans sa quête). Au lieu d’entraîner de l’action supplémentaire, la même action répétée inlassablement donne phénoménologiquement à voir des perceptions et des affects.
D’où la difficulté de la rencontre émotionnelle dans le film entre Cage et Rita, son instructrice, « L’ange de Verdun » alias « The Full Metal Bitch » jouée par Emily Blunt qui a reçu autrefois le même pouvoir temporel, ce qui a fait d’elle une machine à tuer ultime. C’est par elle que le héros va pouvoir s’informer, expérimenter ses capacités et c’est ensemble qu’ils accompliront l’objectif final du film : voir la scène de la grange où Rita semble préférer tuer Cage et le replonger immédiatement dans l’action plutôt que d’avoir à passer dix minutes à boire un café avec lui…
Paradoxalement, Edge of Tomorrow peut lui aussi se voir attribuer le statut improbable d’une expérience de pensée chargée de définir les contours d’une nouvelle éthique. Car le Commandant Cage refuse le poids écrasant du passé, de l’histoire, de la mémoire : il s’oriente vers l’avenir – un avenir qu’il se donne – niant ainsi toute forme de répétition à l’identique ou de retour du Même. Loin de la réception passive de l’identique, le héros placé dans un contexte pourtant invariant, dans un présent pourtant éternellement recommençant, trouve en lui-même les ressources de son évolution, de sa tension vers ce qui est à venir.
Ce présent n’en est pas un pour sa mémoire qui conserve les traces des journées précédentes et sait les distinguer. Il remet en ordre le cours du temps – redéploiement des axes temporels passé / présent / futur – par son aptitude à l’action, par sa prise en charge de la situation : sa décision de progresser, de faire toujours mieux le jour suivant tend à annuler la répétition, lui fait trouver l’avenir dans la trame de son présent qui paraissait pourtant en tout point s’y opposer d’emblée. Et voilà que, à partir d’une matière pourtant destinée à demeurer identique, il parvient à (re)créer du différent et du possible, la ligne droite brisant en quelque sorte le cercle : de fait, Cage « progresse » pour sortir du cycle dans lequel il est pris et gagner la guerre. Le « retour », dans ces conditions, n’est pas un moyen destiné à évaluer l’existence, non plus qu’une fin valable en elle-même. Il permet l’évolution du héros jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour remporter le combat et tuer l’Omega. Tout cela se terminera avec la promesse d’un avenir enfin incertain.
Autant dire que l’existence ici ne prend sens qu’en quittant l’infini recommencement, en s’épanchant dans une temporalité horizontale et non plus cyclique. Dans une histoire à la fois cumulatrice (le passé est conservé) mais aussi créatrice (la nouveauté, irréductible, y surgit sans cesse). Une Histoire qui dure. Contrairement à ce que soutient Nietzsche, la réussite de l’expérience que représente l’Eternel retour réside dans l’arrêt du recommencement, dans la fin du cycle. Les liens entre boucle temporelle et évolution du personnage de Edge of Tomorrow compliquent indéniablement, ce qui ne veut pas dire qu’ils lui retirent de son intérêt philosophique, l’expérience de pensée mise en scène par Nietzsche dans Le Gai Savoir.
Conclusion : le lien à l’autre comme vecteur d’humanité
Dans un monde du flux, qui doit toujours être en mouvement et se répète, Doug Liman semble souligner en creux in fine combien nos relations interpersonnelles nous définissent : à la différence des extra-terrestresqui sont des entités ennemies sans individualité, exactement comme les insectes de Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1997), Cage doit parvenir à sauvegarder son humanité, et cela passera par sa relation avec la seule personne capable de comprendre sa situation, et donc de créer un lien avec lui. Lors de sa première mort au combat, le héros qui a été contaminé par l’ennemi et possède sa faculté de voyager en boucle dans le temps, est le seul capable de savoir ce qui va arriver/est déjà arrivé et peut envisager de vivre une version « victorieuse ». Mais il devra pour cela, on l’a vu plus haut, arriver à être « compétent », et aussi à rencontrer l’icône militaire qu’est Rita (nom du personnage interprété par Andie McDowell dans Un jour sans fin), « l’Ange de Verdun »et à connaître la personne derrière ce masque.
Or, s’il peut apprendre à se jouer des circonstances à la perfection, la tragédie tient ici à ce que, à chacun de ses réveils, tout recommence à zéro pour Cage : plongé dans un univers qui lui est étranger, il ne connaît personne, il ne peut compter sur personne. Il est encore plus terriblement seul que le Mr Météo d’Un jour sans fin – un traumatisme auquel le film met un terme lorsqu’il rencontre Rita, seule personne à ce qui arrive à Cage pour l’avoir elle-même expérimenté par le « passé ». ainsi, à chaque fois qu’il meurt, il doit refaire sa connaissance, mais elle sait qu’ils ont déjà vécu maintes aventures tous les deux, même si elle n’en a aucun souvenir. Le héros apprend donc à connaître Rita, au fil des séquences répétées et modifiées, corrigées et améliorées, mais il demeure un inconnu pour elle — à qui néanmoins, puisqu’il s’agit de sauver l’humanité, elle doit accorder son entière confiance (il sait déjà ce qui va se passer, alors qu’elle vit toujours une seule et unique version).
Mais comment, pris par l’urgence et le feu de l’action, parvenir à rencontrer l’autre en un seul jour, surtout quand la fin du du monde menace ? A l’instar de Levinas voyant dans la relation intersubjective, la relation à l’autre homme, dont l’altérité se manifeste à travers son visage, l’essentiel de ce qui est donné à comprendre à la philosophie, Edge of tomorrow fait bien de la relation à l’autre le garant de notre humanité.
« En quoi consiste l’acuité de la solitude? Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. »
Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, Quadrige, 1983, p. 21.
Lâche égocentrique au début de son aventure, Cage parvient ainsi à garder la raison et à devenir meilleur grâce au lien ténu qu’il réussit à tisser avec une femme — lien qui va mettre sa mission en péril car, Rita étant la seule personne avec qui il peut se lier, il ne pourra supporter l’idée de la perdre sur le champ de bataille. Or, dilemme classique à la Matrix, pour sauver la civilisation et procéder à la suprême une ultime remise à zéro, il devra peut-être sacrifier son humanité. C’est ainsi dans le sens qu’il convient de conférer au visage d’autrui que tient notre libre arbitre au sein de l’histoire, qu’elle soit linéaire ou cyclique (reste que le concept de la boucle temporelle, que méconnaît Levinas, postulant qu’ils ne se connaîtront jamais en même temps, semble induire l’impossibilité de cette rencontre). La dernière boucle du final laisse entendre que la guerre est gagnée et nous fait voir Cage s’avancer, comme dans les premières versions répétées du film, vers Rita sans que on sache au juste si leur rencontre va s’accomplir.
Ultime réflexion existentielle qu’on trouve aussi dans La Route (J. Hillcoat, 2009), la destination compte moins que le voyage et surtout aux côtés de qui il est fait.
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