Alessandro Baricco, Seta (Soie)

Quand le temps n’avance plus mais se répète, se répète

L’his­toire de Seta tient à un mince fil, aussi soyeux serait-il, celui du par­cours ini­tia­tique du Fran­çais Hervé Jon­cour parti, en 1861, cher­cher des larves saines de bom­byx au pays du Soleil-Levant – qu’il est au demeu­rant bien en mal de situer ! – pour remé­dier à l’épidémie qui touche les oeufs de vers à soie de sa contrée de Laville­dieu (sud de la France), et qui va au cours de son périple et de ses mul­tiples aller-retours s’éprendre d’une belle Japo­naise.
Incité par Bal­da­biou, le pro­prié­taire des fila­tures, à se rendre dans un des pays les plus fer­més du monde au com­merce de l’époque – mais qui pro­duit depuis mille ans la plus belle soie du monde –, le dubi­ta­tif Jon­cour obtem­père, quitte sa femme Hélène et s’en va « Par là, tout droit, jusqu’à la fin du monde », vers « l’île faite d’îles », muni en tout et pour tout de 80 000 francs or afin de qué­rir les pré­cieux œufs nip­pons, que l’on trouve céans accro­chés par cen­taines sur des lamelles d’écorce de mûrier.

Critique musi­cal renommé avant que de ver­ser dans l’écriture, Ales­san­dro Baricco par­vient à déployer toute sa maes­tria à par­tir de ce sobre cane­vas qui en refroi­di­rait plus d’un. Tis­sant ce fil ténu, le roman­cier brosse au tra­vers de 5 say­nètes, en minia­tu­riste consommé, une his­toire de rien du tout. A l’intérieur de laquelle le per­son­nage prin­ci­pal, à l’instar de celles et ceux qu’il ren­contre, nous res­tera étran­ger de part en part.
Si les méchantes langues (ita­liennes) aiment à sou­te­nir que le sieur Baricco écrit de manière fort sou­te­nue sur des his­toires qui n’en sont pas, autant dire sur du vent et du rien assu­més, nous nous gar­de­rons pour notre part d’avoir la dent aussi dure envers le roman­cier adepte à l’envi, en ces pages per­clues d’énumérations — davan­tage appa­ren­tées à la nou­velle qu’au roman de par le for­mat -, de la nar­ra­tion répé­ti­tive : c’est que, adop­tant une struc­ture réti­cu­laire, Seta s’affronte, sur­tout, tout en silence et rete­nue, de manière sub­tile et en clin d’oeil mani­feste aux déli­cates estampes de Hoku­sai qui ins­pi­rèrent tant les impres­sion­nistes, au thème amou­reux de la tra­hi­son et de l’incompréhension de l’Autre. Après tout, l’amour n’est-il pas fait de presque rien, du jan­ké­lé­vit­chien presque-rien ?

Reviennent ainsi dans cette livresque forêt de sym­boles, tels des man­tras ou autres incan­ta­tions énig­ma­tiques, des pas­sages, hymnes à la len­teur, qui sont sciem­ment redon­dants, comme si à force d’être scan­dés les vocables psal­mo­diés pou­vaient deve­nir la réa­lité même, haï­kus de la frag­men­ta­tion effa­çant au pas­sage et au gré de l’analepse la dimen­sion fic­tive d’un récit recou­vert peu à peu par le poids de l’histoire et de l’Histoire. On retrouve ainsi répété en boucle tel un refrain ou une ritour­nelle d’antan, à quelques variables tem­po­rels près, ce des­crip­tif de voyage :
« Sei giorni doppo Hervé Jon­cour si embarcò, a Takaoka, su una nave di contra­band­dieri olan­deso che lo portò à Sabirk. Da li risali il confine cinese fino al lago Baj­kal, attra­versò quat­tro­mila chi­lo­me­tri di terra sibe­riana, superò gli Urali, rag­giunse Kiev e in treno per­corse tutta l’Europa, da est a ovest, fino ad arri­vare, dopo tre mesi di viag­gio, in Fran­cia. La prima dome­nica di aprile — in tempo per la Messa grande – guinse alle porte di Laville­dieu. »
(«Six jours plus tard, Hervé Jon­cour s’embarqua à Takaoka, sur un navire de contre­ban­diers hol­lan­dais qui l’amena à Sabirk. De là, il remonta la fron­tière chi­noise jusqu’au lac Baï­kal, tra­versa quatre mille kilo­mètres de terre sibé­rienne, fran­chit les monts Oural, attei­gnit Kiev, et par­cou­rut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le pre­mier dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe — il était aux portes de Laville­dieu.»

En effet, arrivé au Japon, Jon­cour voit pour la pre­mière fois une femme dont on ne saura jamais le nom, et qui est la maî­tresse du mys­té­rieux et richis­sime sei­gneur Hara Kei qui l’accueille et lui per­met de buti­ner aux confins du monde son tré­sor de cocons. Jamais Jon­cour et la jeune femme n’échangeront une parole. Ils se conten­te­ront d’infinis regards, d’infimes effleu­re­ments de doigts et de soie. L’acmé de leur rela­tion tient en un court billet ou figurent les deux idéo­grammes des­si­nés l’un au-dessous de l’autre à l’ encre noire ornant la cou­ver­ture du roman : «Reviens ou je mour­rai.»
Quatre fois Jon­cour se ren­dra au Japon. Quatre fois il revien­dra vers son épouse et l’immense jar­din qu’il a lui-même des­siné dans sa pro­priété de Laville­dieu. Jusqu’à la fin de leur his­toire, Jon­cour et Hélène tai­ront cette infi­dé­lité vir­tuelle en tra­vaillant à retis­ser leurs liens de façon inattendue.

Sans doute les œufs minus­cules capable de sécré­ter un jour une soie somp­tueuse — cette sub­stance à la limite per­ma­nente de l’inconsistance (matière presque sans matière : « quel tes­suto filato di nulla », « Ce tissu tissé de rien») — dont le héros est en quête sont-ils la méta­phore esthé­tique chez Jon­cour de la vie humaine, elle-même éva­nes­cente et fugace.
En pre­nant grand soin aux sono­ri­tés des mots, aux asso­nances et aux alli­té­ra­tions dont il essaime au même titre que plé­thore de « blancs » son pro­pos patiem­ment écha­faudé à l’image d’un bor­gé­sien laby­rinthe des pos­sibles, Baricco déroule sous ses doigts avec ten­dresse une étoffe de soie, entre éter­nité et infini, un texte au rythme musi­cal et sen­suel donc, dont la struc­ture cyclique invite tant au dépay­se­ment oni­rique qu’au voyage immo­bile. Et qui pose à cha­cun cette fon­da­men­tale ques­tion : com­ment jamais être assuré de prendre la mesure de soi ?

Seta
, un roman ouvert à dégus­ter, avec le céré­mo­nial qui sied, comme une tasse de thé banc pour les puristes.

 fre­de­ric grolleau

 Ales­san­dro Baricco, Soie (Seta), trad. de Fran­çoise Brun, Gal­li­mard, Folio Bilingue, 1996 (1), 2014 (2), 240 p. — 7, 00 €.

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