Louis Dalla Fior, Griefs

De l’art d’activer et d’organiser le ressenti

Avec Louis Dalla Fior, la poé­sie devient contem­pla­tive, reli­gieuse : mais l’objet de ses croyances est ici-même, ici-bas. C’est à la fois le pay­sage mais aussi (et sur­tout) la femme aimée : « Jamais ton étoile ne m’a été si proche. / Mais je n’ose / regar­der en inti­mité ses rayons. / Le tout autour reste loin. / Son hori­zon a calé la terre rede­ve­nue divine / qui se jette aux pieds / de l’homme raré­fié ». Le contem­pla­teur doit donc se trou­ver devant la femme comme devant un objet de prière. Il n’y a pas d’aliénation du sujet qui l’envisage mais une com­plexité dans son « ado­ra­tion ».
En effet, le « chro­ma­tisme » de l’émotion est plu­riel. Le but est donc de res­ti­tuer la com­plexité du res­senti ou du moins de ne pas le sim­pli­fier en bas­cu­lant dans le poème d’amour sans pour autant tom­ber à l’autre bout —  en une poé­sie d’idée. Dalla Fior se méfie des phi­lo­so­phies qui pré­tendent que l’homme, la réflexion sont « au des­sus » de tout et que la pen­sée est une chose quasi autonome.

Il existe chez lui une autre voie. Elle consiste à pen­ser que l’univers est un tout, que l’on doit fondre sa pen­sée dans ce tout parce qu’on ne peut s’en déta­cher, qu’on doit sim­ple­ment orga­ni­ser ses par­ties puisque nous ne sommes qu’un mor­ceau d’univers et que la pen­sée, au fond, se pro­mène en s’accrochant à « tout ce qui reste » (Beckett) — et plus par­ti­cu­liè­re­ment la femme aimée.
Le tra­vail du poète ne peut être que celui d’activer et d’organiser le res­senti. En consé­quence, Dalla Fior se voit contraint de créer dans un état de recherche et de dis­per­sion, d’abandon mais aussi d’éveil par la recherche du rac­courci qui éli­mine le super­fé­ta­toire sans sacri­fier l’essentiel. En ce double mou­ve­ment, la pen­sée se cherche et se libère. Pour l’auteur, elle ne peut pas se déter­mi­ner par rap­port à des savoir-faire et à des tech­niques. Il faut se déta­cher de ce bagage « aca­dé­mique » afin d’atteindre une fina­lité qui pro­gresse au fur et à mesure de la maî­trise des « moyens » pour la mettre en œuvre.

Le poème com­mencé, se déve­loppe et il n’a pas en soi et par avance de des­ti­na­tion. Il pro­gresse selon une longue rumi­na­tion qui tente de com­prendre le sens de l’existence en confron­ta­tion à l’altérité. C’est pour­quoi Dalla Fior « épluche » les émo­tions pour atteindre l’exacte musique : « On ne pleure pas sans cause./ Rai­sons qu’on sait d’avance par cœur / sem­blables au signe signalé et au signal d’une dam­na­tion. /Je les per­çois ces deux-là / quand ma voix plus une voix obtiennent quelque écho à faire croire que de l’odeur : / le dehors naît le par­fum d’un acte intérieur/ : la chambre du son non du bruit. »
Un tel texte ne se laisse pas lire dans une rela­tion directe mais selon un pro­ces­sus qui néces­site un temps plus long. Un peu comme dans la fameuse théo­rie selon laquelle une étoile est peut-être morte au moment où on la regarde. Il faut abso­lu­ment avan­cer dans le texte à tâtons là où l’auteur ouvre au fur et à mesure des pos­si­bi­li­tés en vue d’une com­mu­ni­ca­tion pos­sible, retar­dée, mais tou­jours pro­duc­trice d’une per­cep­tion et d’une émo­tion les plus justes .

Dalla-Fior cherche à induire une impres­sion glo­bale qui n’est pas cer­nable de manière directe. La poé­sie n’est donc pas faite pour une com­mu­ni­ca­tion immé­diate : elle doit pro­duire ses effets à retard. Peu à peu, les mots sortent de l’abîme à par­tir duquel du poème « de son fond / et par ce souffle / montent les paroles incrus­tées / dans la coquille / d’un silence incas­sable ». Ce n’est donc pas un hasard si le poète met en son para­dis des peintres de l’effet « retour » tels que Pin­ce­min ou, au-delà de notre époque, Velasquez.

jean-paul gavard-perret

Louis Dalla Fior, Griefs, Edi­tions Tara­buste, 2015, 68 p. — 11,00 €.

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