A l’occasion du dernier Salon du livre, lelitteraire.com mettait un pied à Tours sans quitter Paris grâce aux éditions Farrago
Les avenirs, d’Hafid Aggoune, vous vous souvenez ? Une belle histoire que celle-là initiée par un libraire qui comptait sur Le Littéraire pour faire connaître ce texte magnifique. Une émouvante marque de confiance qui se prolongea aussitôt par l’intérêt de l’éditeur pour notre site — un éditeur basé à Tours, Farrago, que nous ne connaissions pas encore et qui, depuis la mise en ligne de l’article, nous envoie spontanément chacun de ses titres au fur et à mesure de leur parution. Des livres d’apparence modeste — format moyen, couverture étonnamment sobre — mais qui se révèlent très vite précieux par leur facture soignée qui fleure bon la tradition artisanale et le soin jaloux que l’on a mis à les fabriquer : cahiers cousus, typographie et mise en page parfaites, couleur, texture et épaisseur du papier étudiées pour satisfaire l’œil autant que le toucher…
Ajoutez à cela le nom intrigant, la disparité des titres reçus — un récit de voyage signé Henry James, un premier roman contemporain, une réédition d’un texte-manifeste publié à la fin de la Seconde Guerre mondiale… il y a là matière à attirer les bibliocypèdes que nous sommes : nous nous promîmes de consacrer un article à cette maison tourangelle — dussions-nous à cette fin dépêcher l’un de nos chroniqueurs à Tours. Le Salon du livre de Paris nous offrit l’occasion de rencontrer Jean-Pierre Boyer, le fondateur de Farrago, sans que nous ayons à quitter la capitale : à peine son stand repéré dans l’immense espace du hall de la Porte de Versailles, nous le sollicitions pour une interview — accordée de bonne grâce au creux d’une accalmie salonnière…
Commençons par la question la plus élémentaire : comment sont nées les éditions Farrago ?
Jean-Pierre Boyer
Leur histoire commence avec celle d’une autre maison, Fourbis, que j’avais créée en 1987. Mais à l’époque il y avait déjà longtemps que je travaillais dans le domaine de la littérature. J’ai d’abord été libraire, très jeune, à Toulon, dans le Var — à cette époque, j’avais beaucoup de mal à obtenir les livres que j’avais envie de lire : il fallait que j’aille les chercher à Marseille ou à Nice et je m’étais dit alors que la meilleure solution pour remédier à cela était de devenir libraire moi-même ! J’ai ensuite travaillé dans un centre littéraire, la fondation Royaumont. Ces diverses activités m’ont amené à rencontrer de nombreux auteurs qui avaient du mal à se faire publier ; de mon côté, j’étais sans cesse confronté à l’impossibilité de me procurer certains livres parce qu’ils avaient disparu des catalogues d’éditeurs et n’étaient donc plus disponibles. J’ai donc fini par décider de devenir moi-même éditeur, de manière à pouvoir d’une part publier ces auteurs dont j’aimais le travail et d’autre part remettre en circulation ces livres que j’appréciais et qui étaient devenus introuvables.
Fourbis est donc né en 1987 mais, en 1999, à la suite de gros problèmes avec notre diffuseur, nous avons dû fermer la maison et reprendre notre activité sous un nouveau nom, Farrago. L’esprit et la ligne éditoriale sont restés les mêmes, seule la maquette a été légèrement modifiée. Entre temps — en 1995 pour être précis — nous avions quitté Paris pour nous installer à Tours, où nous sommes encore aujourd’hui..
Qu’est-ce que cela a changé pour vous de quitter Paris pour vous installer à Tours ?
Nous avons surtout gagné en tranquillité… la vie sociale est plus aérée ; et nous occupons des locaux auxquels nous n’aurions pu prétendre à Paris. Reste que la capitale demeure incontournable en matière d’activité littéraire et éditoriale — mais Tours est très proche de Paris et, de ce fait, on n’est pas trop éloigné de ce qui s’y passe. Et puis Tours est une ville extrêmement agréable ; de plus, ça crée des relations différentes avec les auteurs. À Paris, on est toujours dans l’urgence, on se voit entre deux portes, tandis qu’à Tours, lorsqu’un auteur vient nous voir, il y passe la journée, ou bien le week-end… C’est un climat de travail totalement différent qui génère, en fin de compte, des rapports plus forts, plus intimes. Exactement le genre de rapports auxquels nous aspirons avec les auteurs ; c’est autre chose qu’une relation purement commerciale !
Que représente pour vous le fait d’être présent au Salon du livre de Paris ?
C’est avant tout une occasion de rencontrer des gens qu’on ne verrait sans doute pas hors de ce contexte : personne, dans la profession, ne peut se permettre de passer son temps sur les routes, en déplacements incessants. Le salon permet aux libraires, aux bibliothécaires et aux éditeurs — aux auteurs, aussi… — de se rencontrer assez facilement en un même lieu. Le salon est un centre relationnel. Certes, on vend des livres, mais ce n’est pas le plus important ; ce sont les contacts que l’on prend, les relations que l’on noue ou consolide qui comptent.
D’où vient ce nom, Farrago ? Et Fourbis… ça sonne clair, mais peut-être ce nom mérite-t-il aussi son explication ?
Oui, oui… Fourbis, c’était d’abord un hommage à Michel Leiris — que j’aime beaucoup et dont j’ai publié cinq livres sous ce label : un des volumes de La Règle du jeu s’appelle “Fourbis”. Mais ce nom était aussi une allusion-clin d’œil à la masse de livres qui sortent chaque année, qui donne l’impression d’un “fourbi de l’édition”. Quand on a dû changer de nom, je n’avais pas très envie que ça s’appelle Les éditions Jean-Pierre Boyer, et on a cherché quelque chose qui soit un peu dans la même lignée que Fourbis. Une amie nous a alors proposé farrago — un mot très peu usité qui appartient au lexique agricole et désigne un ensemble de grains disparates. Une même initiale, un nombre de lettres identique, un sens proche de celui de fourbis, avec ce “plus” que donne la rareté d’emploi… Ce mot convenait décidément très bien à l’esprit de notre maison et marquait la continuité malgré le changement de nom.
Avez-vous repris au catalogue Farrago tous les titres de Fourbis ?
Non, pas tous. Certains titres étaient difficiles à republier financièrement parlant ; nous n’en avons donc repris que quelques-uns, petit à petit, tels ceux de Jacques Dupin, ou les volumes de la collection allemande de Fourbis. Fourbis était très orienté vers la poésie et publiait peu de romans, tandis que sous le label Farrago on édite beaucoup plus de romans. En dehors de cela, la ligne éditoriale reste inchangée : des essais littéraires, un peu de philosophie, on poursuit la collection allemande, et on s’efforce de s’ouvrir à d’autres langues. Par exemple, on a publié deux auteurs russes — des classiques puisqu’il s’agit de Maïakovski et Tsvetaeva — deux livres d’Henry James qui étaient inédits en français, un livre d’un Italien de la fin du XIXe siècle, Edmondo de Amicis…
Vos livres sont-ils répartis dans diverses collections ?
Non, en fait de collection, il n’y a que la “Bibliothèque allemande”, et la “Bibliothèque retrouvée” qui regroupe les ouvrages déjà publiés mais qui avaient disparu des catalogues et qu’on trouvait important de rééditer. Hors de ces deux collections, les livres existent sans étiquette particulière - ce sont des livres, tout simplement (rires)…
Une manière de publier qui est conforme à la disparité que suggère le nom de votre maison…
Oui, et qui est à l’image de la méthode que j’applique pour ranger ma bibliothèque personnelle : les livres n’y sont pas classés par genre, ni par ordre alphabétique, mais plutôt par affinités d’auteurs, de sens de lecture… Ma maison d’édition ressemble un peu à une bibliothèque que je crée au fur et à mesure ; il y a des choix qui s’opèrent, bien sûr, mais pas de ligne éditoriale réellement définie. Je ne veux pas me poser de limites ni m’interdire quoi que ce soit — si demain j’ai un coup de cœur pour un roman policier, je publierai un polar, sans pour autant créer une collection dédiée à ce type de romans. Ce qui pourrait définir Farrago, c’est peut-être le refus d’exclure a priori tel ou tel type d’ouvrage.
Vous évoquiez les rééditions d’ouvrages épuisés ; c’est généralement aux éditeurs spécialisés dans les formats “poche” qu’incombe cette mission. La “Bibliothèque retrouvée” est-elle une collection de poche ?
Non, pas du tout ! C’est une collection brochée normale ; d’ailleurs certains titres ont été publiés en format “poche” il y a quelques années, mais ils ont été abandonnés par les éditeurs. Ce sont des textes qu’on a découverts un peu par hasard, qu’on a aimés, et qu’on juge dignes d’être à nouveau proposés aux lecteurs.
Quand vous publiez des auteurs étrangers qui ont déjà été publiés, est-ce que vous en profitez pour rafraîchir les traductions ?
En fait le problème ne s’est pas encore posé puisque tout ce que nous avons publié dans le domaine étranger était inédit en français — à l’exception du livre de Rilke, qui avait déjà connu plusieurs éditions. Pour la collection allemande, il y a quelqu’un qui s’en occupe — Silke Hass — et qui choisit les textes avec nous. Sinon, nos choix dépendent des propositions qui nous sont faites.
Dès les débuts de Fourbis, vous aviez d’emblée un secteur de littérature étrangère ou bien c’est venu se greffer plus tard ?
Non, la collection allemande était là dès le départ, et nous avons aussi publié quelques textes traduits de l’italien, de l’américain… mais ces livres existaient, comme je le disais, sans label de collection .
Et les maquettes, elle se décident donc au coup par coup, selon les titres ?
Nous avons une maquette de base, régulière en termes de format et de couleur de couverture — crème — mais de temps en temps, on a envie de se faire plaisir, de rajouter une image, de faire une couverture un peu graphique ou de changer sa couleur…etc. en fonction du contenu du livre. Ce n’est pas systématique non plus… c’est juste du plaisir en supplément !
Il faut donc aller au-delà des forme et format des livres — de leur apparence — pour déceler l’identité de Farrago ?
Oui, tout à fait — bien que l’aspect de nos ouvrages soit aussi révélateur de cette identité. C’est une identité qui repose sur le plaisir : celui que donne un texte, celui des découvertes qui arrivent à l’improviste — celui, aussi, que l’on éprouve à tenir un objet-livre fabriqué avec soin. Car pour moi, le plaisir physique du livre est au moins aussi déterminant que son contenu — en tant que lecteur, j’aime bien avoir de vieilles éditions, des exemplaires avec des envois de l’auteur ou imprimés sur du beau papier, et il m’arrive d’acheter des livres dont le texte m’intéresse peu mais qui m’attirent en tant qu’objets. Il est donc normal que ce côté bibliophile s’exprime dans ma façon d’exercer le mériter d’éditeur : je porte beaucoup d’attention à la fabrication proprement dite, avec pour objectif de faire des livres qui procurent, outre leur contenu, un vrai plaisir tactile : papier de bonne qualité, typographie agréable, cahiers cousus… etc. Pour moi, le livre, c’est toute une tradition — un peu comme l’horlogerie — et je tâche d’inscrire mes publications dans ce contexte-là.
Attaché comme vous l’êtes à la tradition livresque et à la matière du papier, quels rapports entretenez-vous avec Internet ?
Je pense que c’est un outil formidable — mais ce n’est qu’un outil, et c’est ainsi qu’il faut s’en servir. Certes, ça peut être dangereux… mais pas davantage que n’importe quel outil ! Au début j’en ai eu un peu peur, comme tout le monde, mais si on l’utilise convenablement, c’est merveilleux. D’ailleurs je m’en sers beaucoup : Internet me permet de trouver des livres que je ne pourrais pas obtenir par le circuit de la librairie traditionnelle, je peux passer des commandes aux quatre coins du monde et recevoir le livre en quelques jours… et c’est aussi un moyen de communication extrêmement pratique. Par exemple, quand on a cédé les droits de traduction du roman d’Hafid Aggoune au Brésil, tout s’est fait par courriel en quelques jours.
Vous recevez beaucoup de manuscrits par la poste ?
Énormément ! disons qu’en moyenne, on reçoit de trois à quatre manuscrits par jour. Bien que ça paraisse peu, c’est suffisant pour être difficile à suivre : je connais peu de gens qui lisent trois ou quatre livres par jour !
Vous publiez combien de titres par an ?
Une quinzaine. Mais si vous faites le compte, vous vous apercevrez qu’on a dû souvent dépasser cette moyenne puisque Farrago existe depuis 1999 et que le catalogue compte aujourd’hui près de 170 titres…
Quand vos propres titres sont épuisés, vous envisagez de les reprendre ou bien plutôt de céder les droits à un éditeur de poche comme 10/18 par exemple ?
En principe c’est nous qui rééditons les titres qui viennent à être épuisés. Nous en cédons certains à des éditeurs de poche, mais nous continuons à les exploiter en édition brochée.
Quels sont vos projets ?
Avant l’été, nous allons publier un recueil de quatre nouvelles de Marc Blanchet, et un nouveau tome de la correspondance de Paul Klee dont deux volumes figurent déjà au catalogue. Pour la rentrée de septembre-octobre, il y aura deux premiers romans, le deuxième roman d’Hafid Aggoune, un livre de Claude Esteban et un livre de Jean-Luc Sarré — deux auteurs maison.
À plus long terme — horizon 2006 — nous avons de gros projets qui sont relativement bien avancés. Nous travaillons, entres autres, à la publication du journal de guerre de Valentin Feldman, un jeune philosophe résistant qui a été fusillé en 1942. Il n’a publié qu’un seul livre, mais il est connu pour avoir dit, face au peloton d’exécution : “Imbéciles, c’est pour vous que je meurs !” Tout le monde ignorait qu’il avait tenu un journal. C’est un jeune universitaire qui étudie les journaux intimes écrits pendant la résistance qui l’a retrouvé et nous l’a proposé ; nous en sommes très heureux parce que c’est vraiment un journal magnifique !
D’autre part, le conservateur de la bibliothèque de Tours nous a contactés pour mener un travail conjoint sur toute une masse de documents légués à la bibliothèque par le fils d’un écrivain, Louis Parrot, natif de Tours, mort en 1947, à l’âge de 42 ans. C’est un auteur méconnu qui a pourtant publié une foule de choses — des romans, des monographies d’artistes (notamment Éluard, Llorca, Cendrars… volumes qui ont été publiés dans la collections “Poètes d’aujourd’hui” de Seghers), des lettres… etc. Le projet consiste à rééditer les titres publiés devenus introuvables et à préparer l’édition des textes inédits — essentiellement sa correspondance et un texte sur Picasso. Mais il reste de l’espace pour d’autres choses : Farrago est une petite structure, nos programmes ne sont pas rigides ni établis trop longtemps à l’avance, de façon à pouvoir réagir aux imprévus, aux coups de cœur inattendus.
Les livres Farrago sur Le Littéraire
Les avenirs, Hafid Aggoune
Le narrateur est un vieillard interné en asile psychiatrique depuis qu’il s’est mentalement retiré du monde, en novembre 1942, lorsuqe la femme q’il aime est emportée sous ses yeux vers les camps de concentration. Il n’émerge de sa nuit que le 11 septembre 2001…
La 403, et autres scrupules, Jean Laurenti
Ce roman n’a pas la densité des grands cycles, des épopées de l’introspection, il agit plutôt comme une confession tout juste soufflée, toujours bancale, dont une grand part du sens reste engluée dans l’espace informe du silence…
Vengeance ? Robert Antelme
En 1946, la revue Les Vivants, cahiers publiés par des prisonniers et déportés publiait “Vengeance ?”, où Robert Antelme exprime son point de vue quant à l’attitude à tenir envers les prisonniers de guerre allemands. La commémoration du 60e anniversaire de la libération des camps nazis exigeait que soit réédité ce bref texte, dont la portée est universelle.
Voyages en Amérique, Henry James
Avec ces récits de voyages, joliment apprêtés par les éditions Farrago, Henry James témoigne d’un temps où l’on savait écrire d’une manière délicieuse…
Propos recueillis par isabelle roche le mardi 22 mars 2005 au Salon du livre de Paris. |
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