Alexandre Fernandez, Le Mexique des insoumis. La grande Révolution de 1910

La Grande révo­lu­tion de 1910

La Révo­lu­tion mexi­caine a un siècle. Elle a com­mencé en 1910 et s’est ache­vée avec la vic­toire d’Obregón aux élec­tions pré­si­den­tielles de 1920, met­tant ainsi un terme à dix années de sou­lè­ve­ments et d’affrontements par­ti­sans. Dix années de com­bats, dis­per­sés sur tout le ter­ri­toire. Nom­breux sont ceux qui, puis­sants ou non, sont morts de manière vio­lente, au com­bat ou abat­tus : 400 000.  Ces morts sont encore bien pré­sents, acteurs d’une fresque aux dimen­sions tra­giques et héroïques, véri­tables demi-dieux s’affrontant dans une arène mythique, images et cinéma à l’appui. Emi­liano Zapata n’est pas mort. Et ce n’est pas qu’une ques­tion de mémoire. Régu­liè­re­ment réac­tua­li­sés, les héros et les mar­tyrs de la révo­lu­tion mexi­caine sont deve­nus des figures incon­tes­tables de l’imaginaire sud-américain et mon­dial. Ce simple constat ne peut satis­faire l’historien, qui exige un retour aux sources ; alors place aux faits, à l’analyse, et au récit. 
En racon­tant dans l’ordre chro­no­lo­gique l’histoire de cette grande révo­lu­tion mexi­caine, Alexandre Fer­nan­dez, his­to­rien des mondes ibé­riques, cherche à iden­ti­fier la nature du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, à en déga­ger les carac­tères clés, déta­chés des récu­pé­ra­tions ana­chro­niques ou des grilles de lec­ture occi­den­ta­li­santes. Véri­table défi, tant les évé­ne­ments furent com­plexes et les moti­va­tions contra­dic­toires. C’est une his­toire de forces sociales et poli­tiques, qui se com­bi­naient par moment contre des forces contraires, pour se retrou­ver rapi­de­ment face à face. Émer­geaient alors des oppor­tu­nismes de syn­thèse qui s’affrontaient aux convic­tions pro­fondes. Face à la bour­geoi­sie culti­vée des villes, la pau­vreté concrète des pay­sans du More­los. Face au mépris de classe, le sens de la terre.

En décembre 1914, Pan­cho Villa, chef de bande devenu chef de guerre ren­contre Emi­liano Zapata. Ils viennent, ensemble, de prendre la capi­tale, le pou­voir leur appar­tient. Mais leur échange dit leur embarras :

« Villa : — Moi je com­prends très bien que la guerre c’est l’affaire des gens igno­rants comme nous et que c’est les ins­truits des cabi­nets qui en pro­fitent ; mais qu’ils ne nous obligent pas à intervenir.

Zapata : — C’est ceux qui se sont donné le plus de mal qui pro­fitent le moins de ces fau­teuils. D’ailleurs ce ne sont que des fau­teuils. Moi, en tout cas, dès que je me mets dans un fau­teuil, c’est tout juste si je ne tombe pas par terre. »

Comme le dit l’historien, la fra­ter­nité des pauvres n’a pas entraîné d’alliances poli­tiques réelles : « ils ne dis­po­saient ni l’un ni l’autre d’un outil poli­tique capable de trans­for­mer en véri­table révo­lu­tion sociale la vic­toire acquise par les armes. (…) Faute de pou­voir éta­blir une répu­blique pay­sanne, le pou­voir offi­ciel avait effec­ti­ve­ment été remis aux ins­truits, à Eula­lio Gui­tér­rez et à ses ministres ». Res­tait l’idée simple d’orienter les diri­geants à coups de machette…
Alors la Révo­lu­tion mexi­caine est-elle une triste et vio­lente paren­thèse de l’histoire? Un moment de désordre et de confu­sions sans réa­li­sa­tions ? Un chaos popu­laire qui n’attendait qu’une mise en ordre par les élites ? Adop­ter ce point de vue, par le haut, c’est fina­le­ment oublier, négli­ger les acteurs du pro­ces­sus, les réduire dans leur inca­pa­cité d’exprimer autre chose qu’eux-mêmes. C’est négli­ger leur sin­cé­rité d’engagement. Car « le trait majeur, pro­fond, (…) de cette révo­lu­tion fut l’importance et l’intensité de la par­ti­ci­pa­tion popu­laire, rurale et pay­sanne à l’événement. Une par­ti­ci­pa­tion déci­sive. »

Ce n’est pas parce que les forces popu­laires ont échoué à des­si­ner un autre Mexique qu’elles ne l’ont pas influencé. Le zapa­tisme ne fut pas « une uto­pie agraire réac­tion­naire », conser­va­trice, figée, repliée sur des concep­tions tra­di­tion­nelles, indi­gènes et com­mu­nau­taire, non, « les zapa­tistes mon­trèrent au contraire une remar­quable faculté à impo­ser au niveau natio­nal » des concep­tions poli­tiques. Pour­quoi lais­ser à la bour­geoi­sie des villes le mono­pole, l’apanage de la défi­ni­tion de ce que devait être la moder­nité ? Ins­crire le libé­ra­lisme, comme forme néces­saire de moder­nité, c’est opé­rer un tour de passe-passe. La révo­lu­tion mexi­caine fut un moment de recherche d’une autre forme d’avenir, moment au cours duquel les évé­ne­ments ont agi sur les struc­tures. Les vain­cus, figés dans leur défaite pas­sée, ont contri­bué à faire émer­ger, à défendre des thèmes et des sujets por­teurs comme celui du par­tage des terres ou du res­pect des com­mu­nau­tés.
La force du livre est jus­te­ment de se pla­cer au niveau de ses acteurs. L’historien ne renonce pas à la finesse et à la com­plexité des outils concep­tuels et théo­riques, mais il se place à hau­teur d’homme : en bas. On com­prend mieux.

camille ara­nyossy

Alexandre Fer­nan­dez, Le Mexique des insou­mis. La grande Révo­lu­tion de 1910. Édi­tions Ven­dé­miaire, Paris, novembre 2015, 250 p. — 20,00 €.

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