Alain Veinstein a souvent interviewé les auteurs avec une certaine indolence programmée. On le comprend : quoique enregistrées de jour, ses interviews devaient posséder une certaine langueur nocturne. Son émission était diffusée à minuit et on regrette sa disparition. Certaines rencontres gardaient néanmoins une intensité particulière. Entre autres avec André du Bouchet : « L’intensité vécue dans mes lectures et nos rencontres, j’ai voulu la partager à la radio » précise le critique dans l’avant-propos de son livre qui retrace dix entretiens de 1979 à 2000 diffusés sur France Culture ( à l’exception de trois publiés dans la presse).
André du Bouchet n’était guère causeur « communicationnel ». Mais avec Veinstein, il se dégrafe quelque peu. On apprendra que Reverdy fut un des poètes majeurs. Il le découvre à son retour des USA où sa famille s’était exilée pour éviter la barbarie nazie. Comme chez Baudelaire, il y éprouve la capacité de fuir (paradoxalement) « la possibilité de toute expression » afin d’exprimer ce qui échappe au logos.
La poésie se doit donc d’échapper au réalisme comme au pur jeu pour se battre avec la langue. Pour se « savoir » lui-même, l’auteur doit faire confiance aux mots et au silence où ils se perdent tels des rocs au milieu de la neige. Une telle poésie peut sembler sans doute inassimilable à ceux qui ne recherchent pas l’éboulement mais une reconnaissance par les mots d’une « tribu » avec laquelle le poète ne se trouve pas forcément en capillarité. Pour le poète de Laisses, écrire crée un écart, les mots s’échappent aux traces du monde pour se retrouver (autre paradoxe) « avec ce qui est en dehors du mot ». D’où la puissance sourde d’une poésie à la fois de rupture et d’éveil là où les mots doivent rester « mouvants » pour requalifier une « conscience critique (…) qui déloge sans cesse les mots » pour atteindre la poésie « vraie ». Traducteur de Celan, Joyce ou Mandelstam, Du bouchet n’a jamais cherché ce que les mots veulent dire mais ce qu’ils font en tant qu’ils permettent l’accession à soi et à l’autre.
Y parviennent non seulement, selon l’auteur, des poètes mais des peintres comme Tal-Coat, Giacometti, Bram van Velde dont les oeuvres captent ce dont « on veut se ressaisir ». Poètes et artistes dignes de ce nom restent les vecteur de réflexion dans un travail continuel avec la langue pour les uns, l’image pour les autres. Et avec Du Bouchet, jusqu’au rêve du livre « impossible » sans commencement ni fin et sans pagination. Un livre qui aurait désencombré tous les autres et dont ces interviews esquissent le « dessein ».
jean-paul gavard-perret
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’atelier Contemporain & INA, Strasbourg et Paris, 2015, 128 p. — 20,00 €.