Élisabeth Chabuel, Veilleur

Exten­sion du domaine de la lutte

« Le on ne se sou­vient pas » mais le « je ima­gine » : à par­tir de cette sen­tence d’Elisabeth Cha­buel, tout est pos­sible. C’est pour­quoi l’auteure se refuse à la fameuse affir­ma­tion « on est un con ». C’est même l’inverse. Elle ramène ici à une dou­leur d’enfance émise par pro­cu­ra­tion. Le (beau) texte trouve sa source dans le récit de la mère de la poé­tesse. Celle-là, enfant, vécut les évé­ne­ments du Ver­cors de 1944. Pour échap­per à l’arrivée des sol­dats alle­mands, les habi­tants se cachaient dans les forêts, se retrou­vaient, se dis­per­saient en fonc­tion de la traque des occu­pants. Le Veilleur était l’un des natifs du pla­teau. Sur­pris par un piège des sol­dats, trop vieux pour cou­rir, il décida de ne pas bou­ger pour ne pas retar­der ceux qu’ils pou­vaient mettre en dan­ger. Il fut tué. Le calme reve­nant, les sur­vi­vants décident de sou­le­ver sa dépouille. Elle laisse une empreinte par­ti­cu­lière et au prin­temps sui­vant sa sil­houette appa­raît dans l’herbe.
Le livre, en hom­mage « à cet homme dont j’ignore le nom qui a sauvé ma famille en juillet 1944 », est construit en trois textes de formes dif­fé­rentes : « je », « il » et « visions ». Le pre­mier texte devient l’articulation entre le je du pré­sent et le « on » de la trans­mis­sion qui trans­forme le réel en un quasi mythe. Le second est la nar­ra­tion de la mort du Veilleur. Il est anté­rieur au pre­mier et fut pour l’auteure la pre­mière plon­gée dans cette his­toire fami­liale et col­lec­tive. A l’ombre des sou­ve­nirs d’enfance, elle fut dépla­cée et recon­tex­tua­li­sée dans la vio­lence du Kosovo, miroir de celle du Ver­cors au moment où la poé­tesse écrit son texte.
Le der­nier moment du livre devient une réflexion sur le cycle de la vie et la mort et sur le concept de renais­sance mais aussi de répé­ti­tion de la catas­trophe. Preuve que « le futur sera notre pré­sent au passé » dans la répé­ti­tion des exils, des exodes. Chaque époque connaît ses réfu­giés, ses dépla­cés. D’où l’actualité du livre.

Il remet en situa­tion le sens même du “je” qui s’insère dans l’altérité gom­mée sous le pré­nom imper­son­nel “on”. Manière, pour beau­coup, d’en faire abs­trac­tion, mais pas pour la poé­tesse de géné­ra­li­ser une pro­blé­ma­tique humaine : ” On existe / Car en un autre temps / Un autre a existé / Et puis un autre Et un autre Et un autre”. Et l’auteure d’ajouter, pour cas­ser les clashs géné­ra­tion­nels : « Il existe On / Pour qu’existe / Je ». Ce der­nier se doit de prendre en charge l’Histoire. Sans laquelle il n’est rien et sans quoi il n’est pas.
D’où la cita­tion en exergue de l’artiste ita­lien Clau­dio Par­mig­giani : « Passé pré­sent et futur / vivent dans une seule dimen­sion / où le temps n’existe pas ». La han­tise du lieu (Le Ver­cors) ins­truit donc  - et pour reprendre le titre d’une pro­blé­ma­tique essen­tielle de l’Italien — la « Délo­ca­li­sa­tion » du lieu pour lui don­ner une visée uni­ver­selle. La soli­tude y règne mais la soli­da­rité demeure essen­tielle. L’auteur, pour le signa­ler, laisse visibles les ratures opé­rées (du type : « on se regarde / on se voit ») manière de gar­der la trace qui res­semble à celle du Veilleur.

jean-paul gavard-perret

Éli­sa­beth Cha­buel, Veilleur, Edi­tions Impré­vues, Die, 2016.

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