Entretien avec Yslaire (XXe ciel.com ou la mémoire des anges)

XXe ciel.com ou la mémoire des anges… Yslaire, l’auteur de cette fas­ci­nante série, évoque pour nous ce qui a sous-tendu son pro­jet artistique

Hislaire, Yslaire, Sylaire… deux noms d’auteur qui lou­voient autour d’une même per­sonne, reflé­tant ainsi ses mul­tiples facettes, comme les textes et les images de XXe ciel.com lou­voient autour de la mémoire d’Eva Stern, la psy­cha­na­lyste cen­te­naire… Fas­ci­nante série en quatre albums mais dont on dira qu’il s’agit moins d’une tétra­lo­gie que d’un trip­tyque dont le der­nier volet serait double… Il est vrai que son objet est de rendre compte de ce que fut le XXe siècle ; quelque cent années riches d’horreurs abys­sales et de pro­messes au moins aussi ver­ti­gi­neuses. Com­ment cela eût-il pu être simple ?
Yslaire a bien voulu nous expli­quer sa démarche, la genèse de son œuvre — pour éclai­rer
XXe ciel.com, y avait-il mieux placé que… lelitteraire.com ? — mais avec l’art consommé de qui sait révé­ler foul­ti­tude de choses sans bri­ser le mys­tère ni lever les ambi­guï­tés aux­quelles ces albums doivent l’essentiel de leur charme…

Pourriez-vous nous dire com­ment est né XXe ciel.com ?
Yslaire :
En 1997, j’ai com­mencé à éprou­ver le besoin de dres­ser un por­trait du siècle qui s’achevait ; je me deman­dais quel regard on allait poser sur lui… et je me suis alors lancé dans une expé­rience pure­ment gra­tuite et artis­tique, en uti­li­sant le web : j’ai créé un site qui s’appelait “Mémoires du XXe ciel”, dans lequel je pas­sais mon temps à des­si­ner des images… une fois mises en ligne, ces images étaient com­men­tées par une psy­cha­na­lyste, Eva Stern, qui ten­tait de don­ner un sens, de relier toutes ces images entre elles. C’était une forme de jeu, de feuille­ton vir­tuel : tous les mois, Eva rece­vait des images envoyées par un cer­tain @nonymous, qui était peut-être un ange, puis elle ins­cri­vait dans son jour­nal intime l’histoire de ces images. L’idée de créer un site pour évo­quer la mémoire du XXe siècle m’a paru par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente car à ce moment-là, en 1997, Inter­net était en pleine explo­sion et sus­ci­tait un engoue­ment énorme à cause de toutes les pos­si­bi­li­tés que ce nou­veau moyen de com­mu­ni­ca­tion pou­vait offrir. J’avais à ma dis­po­si­tion un médium qui me per­met­tait de racon­ter dif­fé­rem­ment une his­toire, et j’ai eu envie d’en uti­li­ser les res­sources ; l’expérience a com­mencé en 1997 et devait se ter­mi­ner avec le siècle. Mais d’un mois sur l’autre, le site gros­sis­sait, pre­nait de plus en plus d’ampleur, et pour pou­voir conti­nuer, j’ai ima­giné de trans­po­ser ces Mémoires du XXe ciel en bande dessinée.

 

Concrè­te­ment, com­ment se pré­sen­tait ce site ?
Le site était divisé en deux par­ties : d’un côté il y avait le “bureau” d’Eva Stern, où l’on pou­vait consul­ter les mes­sages qu’elle rece­vait et le jour­nal qu’elle tenait, dans lequel elle racon­tait ce qu’elle pen­sait, ce que ces images lui évo­quaient. Ce feuille­ton se pour­sui­vait de mois en mois, avec cet arri­vage men­suel d’images et la créa­tion pro­gres­sive de liens grâce aux­quels on pou­vait reve­nir en arrière au fur et à mesure que se consti­tuait cette mémoire. Et paral­lè­le­ment, il y avait un autre “bureau”, celui d’une psy­cha­na­lyste bien réelle, Lau­rence Her­lich, que je ren­con­trais à peu près tous les mois. Nos entre­vues étaient de véri­tables séances, au cours des­quelles je racon­tais le dérou­le­ment du pro­jet tan­dis qu’elle inter­ve­nait en sou­li­gnant cer­tains points, en déga­geant de grands axes comme une psy­cha­na­lyste sait le faire. Ces séances étaient comme une mise en abyme de mon tra­vail — une sorte de making of en direct, une “his­toire de l’histoire”.

 

Ce pro­cédé de mise en abyme, on le retrouve constam­ment dans vos albums, notam­ment avec le per­son­nage de Wer­ner Ysler — on peut dire qu’avec lui vous “ren­trez” dans vos albums…
Oui, en fait cette forme de jeu — ce “jeu du miroir”, cher à la psy­cha­na­lyse — m’a été sug­gé­rée par Lacan : d’après lui, tout être humain, à un cer­tain âge, se recon­naît dans un miroir mais en même temps c’est une autre per­sonne qu’il voit, le reflet étant inversé. Et cette mise en abyme pré­sente chez Lacan amène néces­sai­re­ment à jouer avec son iden­tité dès lors que l’on com­mence à se deman­der qui on est. Et moi qui fais ce feuille­ton, dont le pro­pos est d’évoquer un siècle qui a vrai­ment existé, où est la fron­tière entre le réel et l’imaginaire ? Voilà com­ment j’en suis venu à ima­gi­ner ce Wer­ner Ysler, qui est un peu le résumé d’un grand-père vir­tuel, une sorte d’ancêtre…

 

Vous évo­quez les jeux d’identité, or vous êtes cou­tu­mier de ces jeux-là : vous avez déjà changé de nom d’auteur…
La pre­mière rai­son qui m’a incité à modi­fier l’orthographe de mon nom est un chan­ge­ment d’orientation gra­phique : j’ai com­mencé ma car­rière en fai­sant Bidouille et Vio­lette, une BD humo­ris­tique, sous la signa­ture d’Hislaire ; ensuite j’ai créé la série Sambre, d’un registre com­plè­te­ment opposé, au trait réa­liste, et je l’ai signée Yslaire. Je trou­vais que c’était une belle méta­phore de ce chan­ge­ment de gra­phisme. Ça me parais­sait inté­res­sant sur le plan esthé­tique que de chan­ger ma signa­ture ; c’est une manière de réagir par rap­port à ces éti­quettes que l’on à l’habitude d’accoler à un nom et se réfé­rant à un cer­tain type d’histoire, un cer­tain type de des­sin. Et puis de toute façon, je me disais que le lec­teur ne serait pas dupe, qu’il recon­naî­trait, der­rière ces deux noms, un même auteur. Mais ces deux noms expriment aussi que je me res­sens comme étant une per­son­na­lité plu­rielle, capable de choses très diverses — mais en res­tant le même der­rière des pro­duc­tions artis­tiques dif­fé­rentes. Bien sûr, il y a très cer­tai­ne­ment des moti­va­tions plus pro­fondes, moins conscientes qui sont entrées en jeu — et que la psy­cha­na­lyse met­trait sans doute à jour… il est évident que chan­ger son nom — le patronyme — a à voir avec la rela­tion au père. Ça relève d’une volonté de bri­ser une lignée tout en y demeu­rant inté­gré ; une volonté de faire par­tie de la famille His­laire tout en affir­mant “je suis unique”…

 

Donc si je com­prends bien, entre la psy­cha­na­lyse et vous c’est une longue his­toire d’intérêt…
Oui (rires) ! mais je suis loin d’être le seul à être pas­sionné par la psy­cha­na­lyse ! elle a sus­cité un engoue­ment tel qu’on peut dire, sans craindre d’être exces­sif, qu’elle consti­tue la “reli­gion” domi­nante du XXe siècle : on ne se réfère plus à la Bible mais à l’œuvre de Freud et de ceux qui ont écrit dans son sillage. À par­tir des années 70 — avec Fran­çoise Dolto, notam­ment — le lan­gage psy­cha­na­ly­tique a com­mencé à deve­nir une sorte de jar­gon com­mun, et l’on s’est mis à se ser­vir de la psy­cha­na­lyse pour expli­quer tout et n’importe quoi. Elle est entrée dans la vie quo­ti­dienne des gens au point qu’aujourd’hui, dans la plu­part des émis­sions télé­vi­sées trai­tant de sujets “de société”, un psy quel­conque vien­dra tôt ou tard don­ner son avis sur ce qui est bien ou mal. On abou­tit donc à ce para­doxe où la psy­cha­na­lyse, par le biais des psy­cho­logues et autres, va pro­po­ser un point de vue moral à notre société. Or Freud, au début, s’inscrivait dans un parti pris de neu­tra­lité com­plète vis-à-vis du patient et ne posait jamais sur lui de regard moral.
Mais ce n’est pas seule­ment à cause de cette place qu’elle occupe aujourd’hui dans la société que j’ai eu envie d’utiliser la psy­cha­na­lyse pour racon­ter l’histoire du XXe siècle… elle consti­tue aussi, si l’on résume à l’extrême, une manière d’explorer l’histoire d’un indi­vidu, de la retra­cer sans pou­voir com­men­cer, comme dans un film ou une pièce de théâtre, par Il était une fois. Le tout début de cette his­toire, je ne m’en sou­viens pas — pour le retrou­ver, je suis obligé d’établir des rap­ports entre dif­fé­rents évé­ne­ments de ma vie qui vont pro­gres­si­ve­ment des­si­ner une fresque impres­sion­niste plu­tôt qu’un fil qui se déroule régu­liè­re­ment. Pour avan­cer, le patient pro­cède par asso­cia­tions d’idées, par recou­pe­ments — et cela me parais­sait très proche du tra­vail que je vou­lais faire.

 

Les albums de votre série XXe ciel.com relèvent en effet davan­tage de super­po­si­tions, de jux­ta­po­si­tions et de déca­lages per­ma­nents plu­tôt que de l’habituelle linéa­rité gra­phique ou nar­ra­tive…
Abso­lu­ment. Mais de tout façon, je pense qu’aujourd’hui, dans notre vie quo­ti­dienne, dans notre manière de pen­ser, nous nous sommes éloi­gnés de cette conti­nuité linéaire — comme si toute la société avait com­mencé à bas­cu­ler dans une autre direc­tion, qui est en quelque sorte la fin de l’histoire. Ainsi suivons-nous l’actualité mon­diale par mor­ceaux ; par exemple, le dérou­le­ment du conflit ira­kien nous a été trans­mis par courtes séquences suc­ces­sives, des frag­ments qui nous arri­vaient tous les jours et qui s’additionnaient au fur et à mesure. Où est l’origine, où est le début ? per­sonne ne le sait. Il y a tout un pan de la guerre en Irak qui reste caché — et nous savons que ça nous est caché. Nous sommes donc conscients de la part cachée qu’a tout évé­ne­ment. Et puis sons sommes tous contraints au zap­ping : au cours du jour­nal télé­visé, nous pas­sons d’une infor­ma­tion à l’autre, les liai­sons plus ou moins habiles étant faites par le pré­sen­ta­teur, et ça donne ce patch­work d’émotions que l’on vit à peu près tous les jours. Notre repré­sen­ta­tion du monde passe par ce cadre télé­vi­suel et j’ai voulu faire une BD qui soit un peu comme ça, qui pro­cède par “bonds” suc­ces­sifs, par conti­guïté d’éléments.
Je rap­pelle aussi que ce pro­jet avait été conçu à la base pour le mul­ti­mé­dia — un médium qui appelle ce genre de trai­te­ment : quand on pénètre sur un écran d’ordinateur, on constate tout de suite qu’il n’y a pas de “début” de la page infor­ma­tique Elle peut être à gauche, elle peut être à droite… Lorsque vous vous connec­tez sur inter­net, il y a déjà des fichiers, des dos­siers, il y en aura après vous… vous évo­luez dans une sorte d’espace-temps indé­fini où il n’y a ni début ni fin. C’est tout le contraire d’un livre, où chaque page, de la pre­mière à la der­nière, est clai­re­ment iden­ti­fiable — et c’est cette par­ti­cu­la­rité du mul­ti­mé­dia que j’ai voulu res­ti­tuer dans ma BD.

 

Vous employez l’expression “bande des­si­née” — et dans le dos­sier de presse, vous pré­sen­tez ces livres comme de la bande des­si­née d’auteur, mais dans quelle mesure peut-on encore par­ler de bande des­si­née ?
Il est vrai que XXe ciel.com se situe vrai­ment aux fron­tières de la bande des­si­née ! en fait, ces albums, au départ, n’étaient pas cen­sés être des bandes des­si­nées à pro­pre­ment par­ler, mais une adap­ta­tion en livre de ce site web que j’évoquais tout à l’heure. Comme je suis auteur de BD, eh bien j’ai tout sim­ple­ment cher­ché à me ser­vir des “res­sorts” de la bande des­si­née pour réa­li­ser cette adap­ta­tion. Une démarche qui m’a amené d’emblée à me deman­der “qu’est-ce que la BD ?” — c’est une ques­tion de base, mais elle me pas­sionne : c’est le genre de ques­tion que tout artiste, quelle que soit sa dis­ci­pline, vient à se poser à un moment ou à un autre, qui conduit à remettre en cause les cri­tères aux­quels il a obéit jusqu’alors, et les réponses qu’il trouve — vrai­sem­bla­ble­ment un miroir de son époque — contri­buent à faire évo­luer les concep­tions esthé­tiques et les pra­tiques artis­tiques.
En ce qui me concerne, ça me parais­sait inté­res­sant de creu­ser un peu ces ques­tions ; pour moi, la BD, c’est davan­tage une voca­tion qu’un métier : c’est une par­tie de ma vie, un enga­ge­ment pro­fond, et je ne sais pas si je serais capable de faire autre chose. Donc j’ai recon­si­déré cette défi­ni­tion de la BD qu’on m’avait apprise — une bande des­si­née à la Hergé, avec des cases, des bulles, un trait “ligne claire”, un héros… etc. et je me suis demandé ce qui, là-dedans, me cor­res­pon­dait. Plus grand-chose, en défi­ni­tive : je n’avais plus du tout envie de res­sem­bler au “père” Hergé — en admet­tant qu’on ait un “père” dans une dis­ci­pline, et qu’Hergé soit le père de la BD… de fait, il n’y a plus dans XXe ciel cette inno­cence qu’il y a dans Tin­tin ; il s’agit d’une autre recherche, qui est à l’opposé de ce que les albums d’Hergé don­naient à voir de la bande des­si­née : je dirais de son trait “ligne claire” qu’il va contour­ner, et essayer de décrire une sur­face, de cer­ner tout ce qui se passe à l’extérieur. Or ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des choses et des êtres. Au terme de ces inter­ro­ga­tions diverses, je suis par­venu à la conclu­sion que la BD, pour moi, était un mélange d’images et de texte. C’est ma défi­ni­tion la plus courte — elle paraît simple, mais il m’a fallu quand même quelques années avant de pou­voir la for­mu­ler… en fonc­tion de cela, j’ai tenté d’apporter des réponses nou­velles, qui me cor­res­pondent au plus près et montrent que je ne m’inscrivais pas dans une tra­di­tion. Je vou­lais que mon tra­vail ait un côté expé­ri­men­tal, qu’il abou­tisse à de la bande des­si­née d’avant-garde — et j’ai plei­ne­ment pro­fité des pos­si­bi­li­tés qu’offre l’informatique. L’ordinateur s’intègre com­plè­te­ment au pro­jet, et il devait donc tout natu­rel­le­ment y trou­ver sa place. Dans la mise en page, il y a un mélange de textes, d’images et de des­sins qui s’interpénètrent, mais tout cela n’a qu’un seul but : racon­ter une his­toire, pro­duire une émo­tion. Ça demeure l’essentiel — la dif­fé­rence, c’est que dans ces albums, je me suis donné les moyens de racon­ter plus libre­ment ; j’ai l’impression de mieux me recon­naître dans ce tra­vail et, par là même, d’offrir quelque chose de plus intime au lecteur.

 

C’est en tout cas quelque chose de très très neuf, et qui bous­cule radi­ca­le­ment les habi­tudes de lec­ture. D’ailleurs, le des­sin cor­res­pond à mer­veille avec ce sys­tème nar­ra­tif qui démul­ti­plie les points d’interrogation au lieu d’apporter des réponses…
Bous­cu­ler les habi­tudes, j’aime beau­coup ça ! je suis un enfant de 68, et j’en ai gardé une cer­taine atti­rance pour le pro­vo­cant, le mar­gi­nal — ce qui va remettre en cause l’ordre éta­bli. Et en bande des­si­née, je trouve qu’il est salu­taire de dépous­sié­rer de temps en temps les prin­cipes en vigueur : sur le plan artis­tique, ça ouvre des pers­pec­tives pas­sion­nantes.
Pour ce qui est du des­sin, j’ai cher­ché à res­ti­tuer par mon trait l’immédiateté de la pul­sion qui pousse le repor­ter pho­to­graphe à appuyer sur le déclen­cheur — une pul­sion qui résulte d’une émo­tion forte et fugi­tive. Je vou­lais repro­duire cette ins­tan­ta­néité du geste pre­mier, le lais­ser trans­pa­raître et mon­trer ainsi l’histoire du des­sin, c’est pour­quoi il semble inachevé et garde des zones floues, à l’instar de beau­coup de pho­tos de repor­tage qui ont quelque chose de flou et d’imparfait. Mais c’est jus­te­ment cette imper­fec­tion qui va véhi­cu­ler une émo­tion immense : lorsqu’il pho­to­gra­phie, le repor­ter sai­sit en un ins­tant un frag­ment d’humanité ; il ne va pas “lécher” sa photo parce qu’il ne cherche à faire une “belle” image au sens aca­dé­mique du terme mais à fixer un moment d’une inten­sité rare. Dans XXe ciel, il y a, à tra­vers Frank Stern, une apo­lo­gie des repor­ters pho­to­graphes une sorte d’hymne qui leur est adressé parce qu’à mon sens, ce sont eux bien plus que les écri­vains qui ont raconté ce siècle qui vient de s’achever…

 

Il est convenu, his­to­ri­que­ment, que le XXe siècle com­mence en 1917. Là encore on retrouve cette idée de déca­lage puisque vos deux per­son­nages sont dits “nés avec le siècle” or ils sont nés en 1900…
Oui, en effet, il y a un déca­lage… Par une sorte de conven­tion, les his­to­riens disent que le XXe siècle a débuté en 1917 avec la révo­lu­tion russe, et qu’il se ter­mine en 1989 avec la chute du mur de Ber­lin et l’effondrement du Bloc de l’Est. C’est par­fai­te­ment logique — et presque trop par­fait ! Quand j’ai com­mencé le pro­jet, en 1997, mathé­ma­ti­que­ment le siècle n’était pas encore ter­miné, mais je suis tout de même parti sur ces bases posées par les his­to­riens. L’histoire s’est pour­sui­vie, et il y a eu le 11 sep­tembre 2001, une date beau­coup plus impor­tante à mes yeux que 1989, et qui marque que la vérité n’est pas une mais mul­tiple.
C’est cela que j’ai voulu signi­fier avec cette fin en deux albums, et sur­tout dire que je ne suis en aucun cas déten­teur de la vérité : il n’y a pas de vérité abso­lue, mais une vérité qu’il convient à cha­cun de trouver. 

 

Indé­pen­dam­ment des atten­tats du 11 sep­tembre, il m’a sem­blé que cette fin double — voire mul­tiple, on aurait aussi pu ima­gi­ner plu­sieurs albums… — était déjà ins­crite dans la manière dont se pré­sen­taient les deux pre­miers volumes…
De toute façon, ça ne pou­vait pas être simple ! Ce qui a eu lieu le 11 sep­tembre 2001 m’a sim­ple­ment tendu une perche si l’on veut… Il s’est pro­duit ce jour-là quelque chose d’énorme qui res­pec­tait le concept ini­tial de XXe ciel ; quelque chose que j’ai tra­duit par cette fin double, en réponse à ces deux tours du World Trade Cen­ter — l’attaque de la pre­mière pré­pa­rant celle de la seconde mais l’une ren­voyant à l’autre indif­fé­rem­ment, puis ces images qui ont tourné en boucle sur les écrans de télé et que l’on voyait de manière presque hyp­no­tique… un cercle d’images qui n’avait pas de début ni de fin… on assis­tait aux évé­ne­ments en même temps que l’histoire s’écrivait mais on ne savait pas ce qui se pas­sait, on ne com­pre­nait pas, on était sim­ple­ment dans l’effroi et il était impos­sible de don­ner un sens à ce qu’on voyait. Il y avait une image qui s’imposait à nous, et j’ai essayé de rendre ça.

 

L’image reste quelque chose d’extrêmement ambi­va­lent : d’une part elle fige ce qui est fugi­tif, mais d’autre part elle éveille la sus­pi­cion — d’autant plus main­te­nant, avec les pos­si­bi­li­tés de mani­pu­la­tions qu’offre l’informatique.
Oui, je suis tout à fait d’accord avec cette notion d’ambivalence ; mais vous savez, dès les débuts de la pho­to­gra­phie les épreuves étaient retou­chées — il n’a pas fallu attendre les res­sources de l’informatique pour cela — et tou­jours, bien entendu, avec une inten­tion inno­cente sinon louable : rendre l’image un peu plus vraie, ou bien dis­si­mu­ler des défauts qui ris­quaient de contra­rier le modèle ou le des­ti­na­taire de la photo (en par­ti­cu­lier dans le por­trait de com­mande). Très rapi­de­ment, les pou­voirs poli­tiques vont uti­li­ser l’image mani­pu­lée pour impo­ser leur vision de la réa­lité. C’est là un para­doxe cru­cial : rien ne paraît plus proche du réel qu’une photo, et en même temps une photo est tou­jours sujette à cau­tion parce qu’on n’est jamais sûr qu’elle n’a pas été rema­niée. De plus, le pho­to­graphe adopte un point de vue par­ti­cu­lier parmi des mil­lions d’autres pos­sibles — et même lorsqu’il prend plu­sieurs cli­chés d’un même évé­ne­ment, on ne sait pas pour­quoi, il y a une image qui va émer­ger et rendre mieux compte que les autres de l’événement en ques­tion… Je pense que l’un des bou­le­ver­se­ments majeurs du XXe siècle est que la notion de vérité a cessé de se confondre avec la parole de Dieu ; dès lors se pose la ques­tion de savoir où est la vérité ? à mon sens, la vérité, qui n’est plus une, est ce que l’on cherche — et la pho­to­gra­phie, avec son ambi­va­lence, incarne bien cela. En fait, on a aujourd’hui une concep­tion de la vérité où entre néces­sai­re­ment une part de mise en scène, de “men­songe” ; c’est peut-être un pas vers une autre manière de pen­ser, vers une phi­lo­so­phie moins mani­chéenne et davan­tage empreinte de bouddhisme… 

 

Votre série repose sur deux décou­vertes majeures qui ont, selon vous, changé radi­ca­le­ment notre vision du monde au XXe siècle — la pho­to­gra­phie et la psy­cha­na­lyse. Un axe double incarné par le couple Eva/Frank, un frère et une sœur, jumeaux de sur­croît. Or ce rap­port frère-sœur est un des thèmes fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse…
Certes, mais autant dire d’emblée que je ne pré­tends abso­lu­ment pas énon­cer la moindre théo­rie là-dessus : je ne suis pas psy­cha­na­lyste ! j’ai d’abord cher­ché à jouer avec des élé­ments qui étaient proches de mon désir — et il y a cer­tains stades où on ne peut pas vrai­ment ana­ly­ser son désir ; la pul­sion est là et on essaie de la suivre. Tou­jours est-il que l’étrangeté, la com­plexité des liens qui unissent un frère et une sœur me pas­sionnent : rien n’y est simple ; c’est un amour un peu mar­gi­nal, qui n’a rien à voir avec celui qu’on peut éprou­ver pour ses parents ou pour son conjoint… ces liens d’affection fra­ter­nels appar­tiennent à une his­toire fami­liale, ils sont le fruit des cir­cons­tances — et bien évi­dem­ment se pose la ques­tion de l’inceste : les rap­ports frère/sœur ont fré­quem­ment une part inces­tueuse, réelle ou fan­tas­mée. C’est là un domaine fas­ci­nant, qui me pas­sionne et m’inspire.

 

L’inceste, jus­te­ment : vous pous­sez l’étroitesse de la rela­tion entre Eva et Frank jusqu’à cette extré­mité dans l’un des deux albums finaux — du moins dans l’esprit d’Eva, car on est encore dans le flou de la certitude/incertitude…
En fait il s’agit très pro­ba­ble­ment d’un inceste fan­tasmé. Eva est une psy­cha­na­lyste folle — je pense qu’elle est psy­cho­tique, et on le serait à moins vu tout ce qu’elle a vécu. Elle a avec la réa­lité un rap­port très com­plexe : tan­tôt elle est ancrée dans le réel de manière très étroite, tan­tôt elle s’en écarte com­plè­te­ment et évo­lue dans un contexte fan­tas­ma­tique où, face à quelqu’un qui res­semble à son frère, elle est inca­pable d’imaginer que cette per­sonne puisse être quelqu’un d’autre que Frank. Mais quand bien même l’acte inces­tueux n’a été que fan­tasmé, cela reste un acte inces­tueux puisqu’il pro­duit, sur le plan psy­chique, les mêmes réso­nances que s’il avait été com­mis dans les faits. Le cas d’Eva démontre que la folie n’a pas for­cé­ment un carac­tère défi­ni­tif, et que c’est un phé­no­mène exces­si­ve­ment proche, fami­lier et humain. Cela montre aussi que cer­tains “fous” ne le sont pas autant qu’on se l’imagine : nombre de gens tra­versent dans leur vie des moments où ils débraient com­plè­te­ment, au pont de se retrou­ver inter­nés en asile — et ces pans d’ombre finissent par se déchi­rer, leur lais­sant réin­té­grer la réa­lité avec par­fois une luci­dité et une intel­li­gence propres à la psy­chose abso­lu­ment sidé­rantes. L’histoire d’Eva repose sur ces allers-retours entre fan­tasme et réa­lité, de la même façon que notre regard sur l’histoire du XXe siècle est pris entre une série de faits effec­ti­ve­ment sur­ve­nus et ce que la pro­pa­gande poli­tique en a répandu offi­ciel­le­ment et qui va ali­men­ter nos fan­tasmes. Dans mes albums, j’ai essayé de res­ti­tuer ce jeu-là : j’ai tâché de cré­di­bi­li­ser chaque évé­ne­ment, de lui don­ner une place en disant “voilà ça a existé” puis, comme en contre­point, de mon­trer com­ment il a été raconté.

 

Sur le plan gra­phique, il y a un petit détail qui m’a frap­pée : la récur­rence d’Eva puis de Lucienne la ciga­rette aux lèvres, et géné­ra­le­ment de pro­fil ou de trois-quarts. Cela a-t-il un sens sym­bo­lique pour vous ?
Eh bien disons que j’ai fumé pen­dant des années, et que la fumée avait le charme du plai­sir inter­dit, de cette bouf­fée de mort qu’on res­pire… et puis j’ai aussi passé beau­coup de temps à regar­der la fumée de ma ciga­rette ; c’était comme des ins­tants de poé­sie, des moments où j’avais l’impression d’échapper au temps ; il y a dans la fumée de ciga­rette quelque chose qui a à voir avec le temps qui passe — c’est l’indicible de l’air, de l’air du temps, et l’air du temps c’est de la fumée…
Quant à la vue de pro­fil ou de trois-quarts, c’est le regard qui part ailleurs : un per­son­nage de pro­fil a tou­jours quelque chose de contem­pla­tif — on est témoin de lui mais il ne vous regarde pas. Quand il est des­siné de face, il s’adresse au lecteur.

 

Est-ce que l’aviatrice Fabienne Rouge-Dyeu a un réfé­rent his­to­rique ?
En fait Fabienne Rouge-Dyeu est une sorte de syn­thèse de toutes ces femmes qui ont mar­qué l’histoire de l’aviation, qui ont battu des records et ins­crit leur nom dans la longue liste de ceux qui ont contri­bué à la conquête des airs. Et puis cet essor de l’aviation ren­con­trait mon inten­tion de départ, qui était de méta­pho­ri­ser les anges. Fabienne Rouge-Dyeu est d’abord la méta­phore du rêve de tous ces poi­lus qui, au fond de leurs tran­chées, auraient voulu s’envoler ; elle incarne aussi ces anges du XXe siècle, ces hommes volants qui on réussi à concré­ti­ser ce rêve de l’Homme de tou­jours cher­cher un Ailleurs, un autre monde. À la ques­tion “y a-t-il eu des anges au XXe siècle ?” — des démons, on sait bien qu’il y en a eu… - je réponds oui ; à tra­vers Fabienne Rouge-Dyeu mais éga­le­ment en évo­quant la conquête spa­tiale qui est une autre façon de par­tir à la recherche de cet ailleurs convoité de tout temps. 

 

Cer­tains de vos per­son­nages ont des noms trans­pa­rents — Eva Stern (Ève la pre­mière femme, stern l’étoile), Wer­ner Ysler qui est un peu vous dans votre his­toire…). Tous les noms de vos per­son­nages ont-ils ainsi une signi­fi­ca­tion sym­bo­lique ?
En tout cas, je m’interroge tou­jours quand je choi­sis les noms : je n’aime pas le n’importe quoi, donc je tâche d’inscrire en eux un sur­plus de sens. Je suis guidé par une réflexion ana­logue en ce qui concerne les images : dans une bande des­si­née, j’aime savoir pour­quoi je choi­sis telle ou telle image — c’est-à-dire savoir pré­ci­sé­ment ce que je montre au lec­teur. J’analyse beau­coup les moti­va­tions de ce que j’écris et de ce que je des­sine car je pense que la richesse d’une his­toire dépend de la mul­ti­pli­cité des niveaux de lec­ture : plus ceux-là sont nom­breux et plus le récit aura de den­sité. Je fais en sorte que le lec­teur puisse appro­fon­dir ce qu’il lit et réa­li­ser qu’au-delà de ce qu’il voit il y a toute une chair, que le livre est un corpscurieux<FONTFACE=VERDANA size=“2”>à l’intérieur duquel ilpeu­ten­tre­ret décou­vrir qu’il y a une âme que condensent en par­tie des noms à clef comme Eva Stern.
Jouer ainsi avec les noms est extrê­me­ment moti­vant pour moi en tant que créa­teur, mais en même temps, cela me pose des dif­fi­cul­tés sup­plé­men­taires… par exemple, créer le nom d’Eva Stern, qui a une conso­nance juive, m’a obligé à évo­quer cer­taines choses dans mon récit. Je ne me rends pas tou­jours compte dans l’immédiat de ce qu’impliquent mes choix, mais l’important, c’est qu’à la fin, je demeure cohé­rent dans l’orientation que j’ai don­née à l’histoire.

 

Est-ce que les bribes de lan­gage binaire qu’on devine sur cer­taines planches signi­fient quelque chose ?
Ces phrases binaires sont sur­tout sym­bo­liques de cette grille de “lec­ture du monde” que les Amé­ri­cains ont impo­sée avec ce lan­gage infor­ma­tique : un sys­tème mani­chéen régi par l’opposition entre le bien et le mal, qui ne laisse aucune place à d’entre-deux. On a quitté la confi­gu­ra­tion tri­an­gu­laire que pro­po­sait la reli­gion chré­tienne à tra­vers la figure de la Tri­nité et ces codes binaires m’ont sem­blé un bon moyen gra­phique d’exprimer ce manichéisme.

Dans le dos­sier de presse, on vous demande “com­ment conti­nuer à écrire, à des­si­ner après le 11 sep­tembre” ; j’aurais envie de refor­mu­ler la ques­tion en ces termes : “après XXe ciel, après avoir atteint un tel niveau de com­plexité, com­ment Yslaire va-t-il conti­nuer à écrire et à des­si­ner ?“
Vous savez, pour moi, cette série n’est pas une fin, mais le début d’autre chose. XXe ciel, c’était mon pro­jet expé­ri­men­tal, d’avant-garde — et je suis content de l’avoir fait parce que cela m’a ouvert des portes, j’ai le sen­ti­ment d’avoir gagné une liberté que je n’avais pas avant. Alors bien sûr, main­te­nant, je ne vais plus faire de l’avant-garde, je vais conti­nuer à racon­ter des his­toires mais d’une autre manière que dans Sambre. Pour moi, Sambre est une BD ado­les­cente, et avec XXe ciel, je me suis auto­risé la réa­li­sa­tion d’une BD vrai­ment adulte. Ces quatre albums ont repré­senté une phase de libé­ra­tion intense ; je me rends compte désor­mais que tout est his­toire, que n’importe quel petit bout de pho­to­gra­phie a déjà une his­toire et je n’ai jamais eu autant envie d’écrire que main­te­nant. J’ai un peu l’impression de res­sem­bler à un ordi­na­teur avec des tas de dos­siers en attente !
Pour l’heure, la suite s’appelle Le Ciel au-desus de Bruxelles ; c’est une his­toire d’amour très simple qui se passe en 2003 dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles. Paral­lè­le­ment, il y a aussi la suite de Sambre et d’autres pro­jets encore…

 Visi­tez le XXe cie l !

Lire notre cri­tique de la série

Biblio­gra­phie sélective

Bidouille et Vio­lette, Dupuis, 4 albums :
1 — “Les Pre­miers mots” 
2 — “Les Jours sombres” 
3 — “La Reine des glaces” 
4 — “La Ville de tous les jours”

Le Gang Mazda (scé­na­rio), Dupuis, 2 albums 
avec Chris­tian Darasse
1 — “Le Gang Mazda fait de la bédé” 
2 — “Le Gang Mazda mène la danse” 
 
Sambre, Glé­nat, 5 albums :
avec Yann :
1 — “Plus ne m’est rien” 
2 — “Je sais que tu vien­dras” 
Scé­na­rio et des­sin :
3 — “Révo­lu­tion, révo­lu­tion“
4 — “Faut-il que nous mou­rions ensemble“
5 — “Mau­dit soit le fruitde ses entrailles” 

XXe ciel.com, Les Huma­noïdes Asso­ciés, 4 albums :
1 — mémoires98
2 — mémoires99
3 — mémoires <19>00
 - mémoires <20>00

   
 

Pro­pos recueillis par isa­belle roche le 29 décembre 2004 au siège des Huma­noïdes Associés.

 
     

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Filed under Bande dessinée, Entretiens

One Response to Entretien avec Yslaire (XXe ciel.com ou la mémoire des anges)

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