XXe ciel.com ou la mémoire des anges… Yslaire, l’auteur de cette fascinante série, évoque pour nous ce qui a sous-tendu son projet artistique
Hislaire, Yslaire, Sylaire… deux noms d’auteur qui louvoient autour d’une même personne, reflétant ainsi ses multiples facettes, comme les textes et les images de XXe ciel.com louvoient autour de la mémoire d’Eva Stern, la psychanalyste centenaire… Fascinante série en quatre albums mais dont on dira qu’il s’agit moins d’une tétralogie que d’un triptyque dont le dernier volet serait double… Il est vrai que son objet est de rendre compte de ce que fut le XXe siècle ; quelque cent années riches d’horreurs abyssales et de promesses au moins aussi vertigineuses. Comment cela eût-il pu être simple ?
Yslaire a bien voulu nous expliquer sa démarche, la genèse de son œuvre — pour éclairer XXe ciel.com, y avait-il mieux placé que… lelitteraire.com ? — mais avec l’art consommé de qui sait révéler foultitude de choses sans briser le mystère ni lever les ambiguïtés auxquelles ces albums doivent l’essentiel de leur charme…
Pourriez-vous nous dire comment est né XXe ciel.com ?
Yslaire :
En 1997, j’ai commencé à éprouver le besoin de dresser un portrait du siècle qui s’achevait ; je me demandais quel regard on allait poser sur lui… et je me suis alors lancé dans une expérience purement gratuite et artistique, en utilisant le web : j’ai créé un site qui s’appelait “Mémoires du XXe ciel”, dans lequel je passais mon temps à dessiner des images… une fois mises en ligne, ces images étaient commentées par une psychanalyste, Eva Stern, qui tentait de donner un sens, de relier toutes ces images entre elles. C’était une forme de jeu, de feuilleton virtuel : tous les mois, Eva recevait des images envoyées par un certain @nonymous, qui était peut-être un ange, puis elle inscrivait dans son journal intime l’histoire de ces images. L’idée de créer un site pour évoquer la mémoire du XXe siècle m’a paru particulièrement pertinente car à ce moment-là, en 1997, Internet était en pleine explosion et suscitait un engouement énorme à cause de toutes les possibilités que ce nouveau moyen de communication pouvait offrir. J’avais à ma disposition un médium qui me permettait de raconter différemment une histoire, et j’ai eu envie d’en utiliser les ressources ; l’expérience a commencé en 1997 et devait se terminer avec le siècle. Mais d’un mois sur l’autre, le site grossissait, prenait de plus en plus d’ampleur, et pour pouvoir continuer, j’ai imaginé de transposer ces Mémoires du XXe ciel en bande dessinée.
Concrètement, comment se présentait ce site ?
Le site était divisé en deux parties : d’un côté il y avait le “bureau” d’Eva Stern, où l’on pouvait consulter les messages qu’elle recevait et le journal qu’elle tenait, dans lequel elle racontait ce qu’elle pensait, ce que ces images lui évoquaient. Ce feuilleton se poursuivait de mois en mois, avec cet arrivage mensuel d’images et la création progressive de liens grâce auxquels on pouvait revenir en arrière au fur et à mesure que se constituait cette mémoire. Et parallèlement, il y avait un autre “bureau”, celui d’une psychanalyste bien réelle, Laurence Herlich, que je rencontrais à peu près tous les mois. Nos entrevues étaient de véritables séances, au cours desquelles je racontais le déroulement du projet tandis qu’elle intervenait en soulignant certains points, en dégageant de grands axes comme une psychanalyste sait le faire. Ces séances étaient comme une mise en abyme de mon travail — une sorte de making of en direct, une “histoire de l’histoire”.
Ce procédé de mise en abyme, on le retrouve constamment dans vos albums, notamment avec le personnage de Werner Ysler — on peut dire qu’avec lui vous “rentrez” dans vos albums…
Oui, en fait cette forme de jeu — ce “jeu du miroir”, cher à la psychanalyse — m’a été suggérée par Lacan : d’après lui, tout être humain, à un certain âge, se reconnaît dans un miroir mais en même temps c’est une autre personne qu’il voit, le reflet étant inversé. Et cette mise en abyme présente chez Lacan amène nécessairement à jouer avec son identité dès lors que l’on commence à se demander qui on est. Et moi qui fais ce feuilleton, dont le propos est d’évoquer un siècle qui a vraiment existé, où est la frontière entre le réel et l’imaginaire ? Voilà comment j’en suis venu à imaginer ce Werner Ysler, qui est un peu le résumé d’un grand-père virtuel, une sorte d’ancêtre…
Vous évoquez les jeux d’identité, or vous êtes coutumier de ces jeux-là : vous avez déjà changé de nom d’auteur…
La première raison qui m’a incité à modifier l’orthographe de mon nom est un changement d’orientation graphique : j’ai commencé ma carrière en faisant Bidouille et Violette, une BD humoristique, sous la signature d’Hislaire ; ensuite j’ai créé la série Sambre, d’un registre complètement opposé, au trait réaliste, et je l’ai signée Yslaire. Je trouvais que c’était une belle métaphore de ce changement de graphisme. Ça me paraissait intéressant sur le plan esthétique que de changer ma signature ; c’est une manière de réagir par rapport à ces étiquettes que l’on à l’habitude d’accoler à un nom et se référant à un certain type d’histoire, un certain type de dessin. Et puis de toute façon, je me disais que le lecteur ne serait pas dupe, qu’il reconnaîtrait, derrière ces deux noms, un même auteur. Mais ces deux noms expriment aussi que je me ressens comme étant une personnalité plurielle, capable de choses très diverses — mais en restant le même derrière des productions artistiques différentes. Bien sûr, il y a très certainement des motivations plus profondes, moins conscientes qui sont entrées en jeu — et que la psychanalyse mettrait sans doute à jour… il est évident que changer son nom — le patronyme — a à voir avec la relation au père. Ça relève d’une volonté de briser une lignée tout en y demeurant intégré ; une volonté de faire partie de la famille Hislaire tout en affirmant “je suis unique”…
Donc si je comprends bien, entre la psychanalyse et vous c’est une longue histoire d’intérêt…
Oui (rires) ! mais je suis loin d’être le seul à être passionné par la psychanalyse ! elle a suscité un engouement tel qu’on peut dire, sans craindre d’être excessif, qu’elle constitue la “religion” dominante du XXe siècle : on ne se réfère plus à la Bible mais à l’œuvre de Freud et de ceux qui ont écrit dans son sillage. À partir des années 70 — avec Françoise Dolto, notamment — le langage psychanalytique a commencé à devenir une sorte de jargon commun, et l’on s’est mis à se servir de la psychanalyse pour expliquer tout et n’importe quoi. Elle est entrée dans la vie quotidienne des gens au point qu’aujourd’hui, dans la plupart des émissions télévisées traitant de sujets “de société”, un psy quelconque viendra tôt ou tard donner son avis sur ce qui est bien ou mal. On aboutit donc à ce paradoxe où la psychanalyse, par le biais des psychologues et autres, va proposer un point de vue moral à notre société. Or Freud, au début, s’inscrivait dans un parti pris de neutralité complète vis-à-vis du patient et ne posait jamais sur lui de regard moral.
Mais ce n’est pas seulement à cause de cette place qu’elle occupe aujourd’hui dans la société que j’ai eu envie d’utiliser la psychanalyse pour raconter l’histoire du XXe siècle… elle constitue aussi, si l’on résume à l’extrême, une manière d’explorer l’histoire d’un individu, de la retracer sans pouvoir commencer, comme dans un film ou une pièce de théâtre, par Il était une fois. Le tout début de cette histoire, je ne m’en souviens pas — pour le retrouver, je suis obligé d’établir des rapports entre différents événements de ma vie qui vont progressivement dessiner une fresque impressionniste plutôt qu’un fil qui se déroule régulièrement. Pour avancer, le patient procède par associations d’idées, par recoupements — et cela me paraissait très proche du travail que je voulais faire.
Les albums de votre série XXe ciel.com relèvent en effet davantage de superpositions, de juxtapositions et de décalages permanents plutôt que de l’habituelle linéarité graphique ou narrative…
Absolument. Mais de tout façon, je pense qu’aujourd’hui, dans notre vie quotidienne, dans notre manière de penser, nous nous sommes éloignés de cette continuité linéaire — comme si toute la société avait commencé à basculer dans une autre direction, qui est en quelque sorte la fin de l’histoire. Ainsi suivons-nous l’actualité mondiale par morceaux ; par exemple, le déroulement du conflit irakien nous a été transmis par courtes séquences successives, des fragments qui nous arrivaient tous les jours et qui s’additionnaient au fur et à mesure. Où est l’origine, où est le début ? personne ne le sait. Il y a tout un pan de la guerre en Irak qui reste caché — et nous savons que ça nous est caché. Nous sommes donc conscients de la part cachée qu’a tout événement. Et puis sons sommes tous contraints au zapping : au cours du journal télévisé, nous passons d’une information à l’autre, les liaisons plus ou moins habiles étant faites par le présentateur, et ça donne ce patchwork d’émotions que l’on vit à peu près tous les jours. Notre représentation du monde passe par ce cadre télévisuel et j’ai voulu faire une BD qui soit un peu comme ça, qui procède par “bonds” successifs, par contiguïté d’éléments.
Je rappelle aussi que ce projet avait été conçu à la base pour le multimédia — un médium qui appelle ce genre de traitement : quand on pénètre sur un écran d’ordinateur, on constate tout de suite qu’il n’y a pas de “début” de la page informatique Elle peut être à gauche, elle peut être à droite… Lorsque vous vous connectez sur internet, il y a déjà des fichiers, des dossiers, il y en aura après vous… vous évoluez dans une sorte d’espace-temps indéfini où il n’y a ni début ni fin. C’est tout le contraire d’un livre, où chaque page, de la première à la dernière, est clairement identifiable — et c’est cette particularité du multimédia que j’ai voulu restituer dans ma BD.
Vous employez l’expression “bande dessinée” — et dans le dossier de presse, vous présentez ces livres comme de la bande dessinée d’auteur, mais dans quelle mesure peut-on encore parler de bande dessinée ?
Il est vrai que XXe ciel.com se situe vraiment aux frontières de la bande dessinée ! en fait, ces albums, au départ, n’étaient pas censés être des bandes dessinées à proprement parler, mais une adaptation en livre de ce site web que j’évoquais tout à l’heure. Comme je suis auteur de BD, eh bien j’ai tout simplement cherché à me servir des “ressorts” de la bande dessinée pour réaliser cette adaptation. Une démarche qui m’a amené d’emblée à me demander “qu’est-ce que la BD ?” — c’est une question de base, mais elle me passionne : c’est le genre de question que tout artiste, quelle que soit sa discipline, vient à se poser à un moment ou à un autre, qui conduit à remettre en cause les critères auxquels il a obéit jusqu’alors, et les réponses qu’il trouve — vraisemblablement un miroir de son époque — contribuent à faire évoluer les conceptions esthétiques et les pratiques artistiques.
En ce qui me concerne, ça me paraissait intéressant de creuser un peu ces questions ; pour moi, la BD, c’est davantage une vocation qu’un métier : c’est une partie de ma vie, un engagement profond, et je ne sais pas si je serais capable de faire autre chose. Donc j’ai reconsidéré cette définition de la BD qu’on m’avait apprise — une bande dessinée à la Hergé, avec des cases, des bulles, un trait “ligne claire”, un héros… etc. et je me suis demandé ce qui, là-dedans, me correspondait. Plus grand-chose, en définitive : je n’avais plus du tout envie de ressembler au “père” Hergé — en admettant qu’on ait un “père” dans une discipline, et qu’Hergé soit le père de la BD… de fait, il n’y a plus dans XXe ciel cette innocence qu’il y a dans Tintin ; il s’agit d’une autre recherche, qui est à l’opposé de ce que les albums d’Hergé donnaient à voir de la bande dessinée : je dirais de son trait “ligne claire” qu’il va contourner, et essayer de décrire une surface, de cerner tout ce qui se passe à l’extérieur. Or ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des choses et des êtres. Au terme de ces interrogations diverses, je suis parvenu à la conclusion que la BD, pour moi, était un mélange d’images et de texte. C’est ma définition la plus courte — elle paraît simple, mais il m’a fallu quand même quelques années avant de pouvoir la formuler… en fonction de cela, j’ai tenté d’apporter des réponses nouvelles, qui me correspondent au plus près et montrent que je ne m’inscrivais pas dans une tradition. Je voulais que mon travail ait un côté expérimental, qu’il aboutisse à de la bande dessinée d’avant-garde — et j’ai pleinement profité des possibilités qu’offre l’informatique. L’ordinateur s’intègre complètement au projet, et il devait donc tout naturellement y trouver sa place. Dans la mise en page, il y a un mélange de textes, d’images et de dessins qui s’interpénètrent, mais tout cela n’a qu’un seul but : raconter une histoire, produire une émotion. Ça demeure l’essentiel — la différence, c’est que dans ces albums, je me suis donné les moyens de raconter plus librement ; j’ai l’impression de mieux me reconnaître dans ce travail et, par là même, d’offrir quelque chose de plus intime au lecteur.
C’est en tout cas quelque chose de très très neuf, et qui bouscule radicalement les habitudes de lecture. D’ailleurs, le dessin correspond à merveille avec ce système narratif qui démultiplie les points d’interrogation au lieu d’apporter des réponses…
Bousculer les habitudes, j’aime beaucoup ça ! je suis un enfant de 68, et j’en ai gardé une certaine attirance pour le provocant, le marginal — ce qui va remettre en cause l’ordre établi. Et en bande dessinée, je trouve qu’il est salutaire de dépoussiérer de temps en temps les principes en vigueur : sur le plan artistique, ça ouvre des perspectives passionnantes.
Pour ce qui est du dessin, j’ai cherché à restituer par mon trait l’immédiateté de la pulsion qui pousse le reporter photographe à appuyer sur le déclencheur — une pulsion qui résulte d’une émotion forte et fugitive. Je voulais reproduire cette instantanéité du geste premier, le laisser transparaître et montrer ainsi l’histoire du dessin, c’est pourquoi il semble inachevé et garde des zones floues, à l’instar de beaucoup de photos de reportage qui ont quelque chose de flou et d’imparfait. Mais c’est justement cette imperfection qui va véhiculer une émotion immense : lorsqu’il photographie, le reporter saisit en un instant un fragment d’humanité ; il ne va pas “lécher” sa photo parce qu’il ne cherche à faire une “belle” image au sens académique du terme mais à fixer un moment d’une intensité rare. Dans XXe ciel, il y a, à travers Frank Stern, une apologie des reporters photographes une sorte d’hymne qui leur est adressé parce qu’à mon sens, ce sont eux bien plus que les écrivains qui ont raconté ce siècle qui vient de s’achever…
Il est convenu, historiquement, que le XXe siècle commence en 1917. Là encore on retrouve cette idée de décalage puisque vos deux personnages sont dits “nés avec le siècle” or ils sont nés en 1900…
Oui, en effet, il y a un décalage… Par une sorte de convention, les historiens disent que le XXe siècle a débuté en 1917 avec la révolution russe, et qu’il se termine en 1989 avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du Bloc de l’Est. C’est parfaitement logique — et presque trop parfait ! Quand j’ai commencé le projet, en 1997, mathématiquement le siècle n’était pas encore terminé, mais je suis tout de même parti sur ces bases posées par les historiens. L’histoire s’est poursuivie, et il y a eu le 11 septembre 2001, une date beaucoup plus importante à mes yeux que 1989, et qui marque que la vérité n’est pas une mais multiple.
C’est cela que j’ai voulu signifier avec cette fin en deux albums, et surtout dire que je ne suis en aucun cas détenteur de la vérité : il n’y a pas de vérité absolue, mais une vérité qu’il convient à chacun de trouver.
Indépendamment des attentats du 11 septembre, il m’a semblé que cette fin double — voire multiple, on aurait aussi pu imaginer plusieurs albums… — était déjà inscrite dans la manière dont se présentaient les deux premiers volumes…
De toute façon, ça ne pouvait pas être simple ! Ce qui a eu lieu le 11 septembre 2001 m’a simplement tendu une perche si l’on veut… Il s’est produit ce jour-là quelque chose d’énorme qui respectait le concept initial de XXe ciel ; quelque chose que j’ai traduit par cette fin double, en réponse à ces deux tours du World Trade Center — l’attaque de la première préparant celle de la seconde mais l’une renvoyant à l’autre indifféremment, puis ces images qui ont tourné en boucle sur les écrans de télé et que l’on voyait de manière presque hypnotique… un cercle d’images qui n’avait pas de début ni de fin… on assistait aux événements en même temps que l’histoire s’écrivait mais on ne savait pas ce qui se passait, on ne comprenait pas, on était simplement dans l’effroi et il était impossible de donner un sens à ce qu’on voyait. Il y avait une image qui s’imposait à nous, et j’ai essayé de rendre ça.
L’image reste quelque chose d’extrêmement ambivalent : d’une part elle fige ce qui est fugitif, mais d’autre part elle éveille la suspicion — d’autant plus maintenant, avec les possibilités de manipulations qu’offre l’informatique.
Oui, je suis tout à fait d’accord avec cette notion d’ambivalence ; mais vous savez, dès les débuts de la photographie les épreuves étaient retouchées — il n’a pas fallu attendre les ressources de l’informatique pour cela — et toujours, bien entendu, avec une intention innocente sinon louable : rendre l’image un peu plus vraie, ou bien dissimuler des défauts qui risquaient de contrarier le modèle ou le destinataire de la photo (en particulier dans le portrait de commande). Très rapidement, les pouvoirs politiques vont utiliser l’image manipulée pour imposer leur vision de la réalité. C’est là un paradoxe crucial : rien ne paraît plus proche du réel qu’une photo, et en même temps une photo est toujours sujette à caution parce qu’on n’est jamais sûr qu’elle n’a pas été remaniée. De plus, le photographe adopte un point de vue particulier parmi des millions d’autres possibles — et même lorsqu’il prend plusieurs clichés d’un même événement, on ne sait pas pourquoi, il y a une image qui va émerger et rendre mieux compte que les autres de l’événement en question… Je pense que l’un des bouleversements majeurs du XXe siècle est que la notion de vérité a cessé de se confondre avec la parole de Dieu ; dès lors se pose la question de savoir où est la vérité ? à mon sens, la vérité, qui n’est plus une, est ce que l’on cherche — et la photographie, avec son ambivalence, incarne bien cela. En fait, on a aujourd’hui une conception de la vérité où entre nécessairement une part de mise en scène, de “mensonge” ; c’est peut-être un pas vers une autre manière de penser, vers une philosophie moins manichéenne et davantage empreinte de bouddhisme…
Votre série repose sur deux découvertes majeures qui ont, selon vous, changé radicalement notre vision du monde au XXe siècle — la photographie et la psychanalyse. Un axe double incarné par le couple Eva/Frank, un frère et une sœur, jumeaux de surcroît. Or ce rapport frère-sœur est un des thèmes fondamentaux de la psychanalyse…
Certes, mais autant dire d’emblée que je ne prétends absolument pas énoncer la moindre théorie là-dessus : je ne suis pas psychanalyste ! j’ai d’abord cherché à jouer avec des éléments qui étaient proches de mon désir — et il y a certains stades où on ne peut pas vraiment analyser son désir ; la pulsion est là et on essaie de la suivre. Toujours est-il que l’étrangeté, la complexité des liens qui unissent un frère et une sœur me passionnent : rien n’y est simple ; c’est un amour un peu marginal, qui n’a rien à voir avec celui qu’on peut éprouver pour ses parents ou pour son conjoint… ces liens d’affection fraternels appartiennent à une histoire familiale, ils sont le fruit des circonstances — et bien évidemment se pose la question de l’inceste : les rapports frère/sœur ont fréquemment une part incestueuse, réelle ou fantasmée. C’est là un domaine fascinant, qui me passionne et m’inspire.
L’inceste, justement : vous poussez l’étroitesse de la relation entre Eva et Frank jusqu’à cette extrémité dans l’un des deux albums finaux — du moins dans l’esprit d’Eva, car on est encore dans le flou de la certitude/incertitude…
En fait il s’agit très probablement d’un inceste fantasmé. Eva est une psychanalyste folle — je pense qu’elle est psychotique, et on le serait à moins vu tout ce qu’elle a vécu. Elle a avec la réalité un rapport très complexe : tantôt elle est ancrée dans le réel de manière très étroite, tantôt elle s’en écarte complètement et évolue dans un contexte fantasmatique où, face à quelqu’un qui ressemble à son frère, elle est incapable d’imaginer que cette personne puisse être quelqu’un d’autre que Frank. Mais quand bien même l’acte incestueux n’a été que fantasmé, cela reste un acte incestueux puisqu’il produit, sur le plan psychique, les mêmes résonances que s’il avait été commis dans les faits. Le cas d’Eva démontre que la folie n’a pas forcément un caractère définitif, et que c’est un phénomène excessivement proche, familier et humain. Cela montre aussi que certains “fous” ne le sont pas autant qu’on se l’imagine : nombre de gens traversent dans leur vie des moments où ils débraient complètement, au pont de se retrouver internés en asile — et ces pans d’ombre finissent par se déchirer, leur laissant réintégrer la réalité avec parfois une lucidité et une intelligence propres à la psychose absolument sidérantes. L’histoire d’Eva repose sur ces allers-retours entre fantasme et réalité, de la même façon que notre regard sur l’histoire du XXe siècle est pris entre une série de faits effectivement survenus et ce que la propagande politique en a répandu officiellement et qui va alimenter nos fantasmes. Dans mes albums, j’ai essayé de restituer ce jeu-là : j’ai tâché de crédibiliser chaque événement, de lui donner une place en disant “voilà ça a existé” puis, comme en contrepoint, de montrer comment il a été raconté.
Sur le plan graphique, il y a un petit détail qui m’a frappée : la récurrence d’Eva puis de Lucienne la cigarette aux lèvres, et généralement de profil ou de trois-quarts. Cela a-t-il un sens symbolique pour vous ?
Eh bien disons que j’ai fumé pendant des années, et que la fumée avait le charme du plaisir interdit, de cette bouffée de mort qu’on respire… et puis j’ai aussi passé beaucoup de temps à regarder la fumée de ma cigarette ; c’était comme des instants de poésie, des moments où j’avais l’impression d’échapper au temps ; il y a dans la fumée de cigarette quelque chose qui a à voir avec le temps qui passe — c’est l’indicible de l’air, de l’air du temps, et l’air du temps c’est de la fumée…
Quant à la vue de profil ou de trois-quarts, c’est le regard qui part ailleurs : un personnage de profil a toujours quelque chose de contemplatif — on est témoin de lui mais il ne vous regarde pas. Quand il est dessiné de face, il s’adresse au lecteur.
Est-ce que l’aviatrice Fabienne Rouge-Dyeu a un référent historique ?
En fait Fabienne Rouge-Dyeu est une sorte de synthèse de toutes ces femmes qui ont marqué l’histoire de l’aviation, qui ont battu des records et inscrit leur nom dans la longue liste de ceux qui ont contribué à la conquête des airs. Et puis cet essor de l’aviation rencontrait mon intention de départ, qui était de métaphoriser les anges. Fabienne Rouge-Dyeu est d’abord la métaphore du rêve de tous ces poilus qui, au fond de leurs tranchées, auraient voulu s’envoler ; elle incarne aussi ces anges du XXe siècle, ces hommes volants qui on réussi à concrétiser ce rêve de l’Homme de toujours chercher un Ailleurs, un autre monde. À la question “y a-t-il eu des anges au XXe siècle ?” — des démons, on sait bien qu’il y en a eu… - je réponds oui ; à travers Fabienne Rouge-Dyeu mais également en évoquant la conquête spatiale qui est une autre façon de partir à la recherche de cet ailleurs convoité de tout temps.
Certains de vos personnages ont des noms transparents — Eva Stern (Ève la première femme, stern l’étoile), Werner Ysler qui est un peu vous dans votre histoire…). Tous les noms de vos personnages ont-ils ainsi une signification symbolique ?
En tout cas, je m’interroge toujours quand je choisis les noms : je n’aime pas le n’importe quoi, donc je tâche d’inscrire en eux un surplus de sens. Je suis guidé par une réflexion analogue en ce qui concerne les images : dans une bande dessinée, j’aime savoir pourquoi je choisis telle ou telle image — c’est-à-dire savoir précisément ce que je montre au lecteur. J’analyse beaucoup les motivations de ce que j’écris et de ce que je dessine car je pense que la richesse d’une histoire dépend de la multiplicité des niveaux de lecture : plus ceux-là sont nombreux et plus le récit aura de densité. Je fais en sorte que le lecteur puisse approfondir ce qu’il lit et réaliser qu’au-delà de ce qu’il voit il y a toute une chair, que le livre est un corpscurieux<FONTFACE=VERDANA size=“2”>à l’intérieur duquel ilpeutentreret découvrir qu’il y a une âme que condensent en partie des noms à clef comme Eva Stern.
Jouer ainsi avec les noms est extrêmement motivant pour moi en tant que créateur, mais en même temps, cela me pose des difficultés supplémentaires… par exemple, créer le nom d’Eva Stern, qui a une consonance juive, m’a obligé à évoquer certaines choses dans mon récit. Je ne me rends pas toujours compte dans l’immédiat de ce qu’impliquent mes choix, mais l’important, c’est qu’à la fin, je demeure cohérent dans l’orientation que j’ai donnée à l’histoire.
Est-ce que les bribes de langage binaire qu’on devine sur certaines planches signifient quelque chose ?
Ces phrases binaires sont surtout symboliques de cette grille de “lecture du monde” que les Américains ont imposée avec ce langage informatique : un système manichéen régi par l’opposition entre le bien et le mal, qui ne laisse aucune place à d’entre-deux. On a quitté la configuration triangulaire que proposait la religion chrétienne à travers la figure de la Trinité et ces codes binaires m’ont semblé un bon moyen graphique d’exprimer ce manichéisme.
Dans le dossier de presse, on vous demande “comment continuer à écrire, à dessiner après le 11 septembre” ; j’aurais envie de reformuler la question en ces termes : “après XXe ciel, après avoir atteint un tel niveau de complexité, comment Yslaire va-t-il continuer à écrire et à dessiner ?“
Vous savez, pour moi, cette série n’est pas une fin, mais le début d’autre chose. XXe ciel, c’était mon projet expérimental, d’avant-garde — et je suis content de l’avoir fait parce que cela m’a ouvert des portes, j’ai le sentiment d’avoir gagné une liberté que je n’avais pas avant. Alors bien sûr, maintenant, je ne vais plus faire de l’avant-garde, je vais continuer à raconter des histoires mais d’une autre manière que dans Sambre. Pour moi, Sambre est une BD adolescente, et avec XXe ciel, je me suis autorisé la réalisation d’une BD vraiment adulte. Ces quatre albums ont représenté une phase de libération intense ; je me rends compte désormais que tout est histoire, que n’importe quel petit bout de photographie a déjà une histoire et je n’ai jamais eu autant envie d’écrire que maintenant. J’ai un peu l’impression de ressembler à un ordinateur avec des tas de dossiers en attente !
Pour l’heure, la suite s’appelle Le Ciel au-desus de Bruxelles ; c’est une histoire d’amour très simple qui se passe en 2003 dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles. Parallèlement, il y a aussi la suite de Sambre et d’autres projets encore…
Lire notre critique de la série
Bibliographie sélective
Bidouille et Violette, Dupuis, 4 albums :
1 — “Les Premiers mots”
2 — “Les Jours sombres”
3 — “La Reine des glaces”
4 — “La Ville de tous les jours”
Le Gang Mazda (scénario), Dupuis, 2 albums
avec Christian Darasse
1 — “Le Gang Mazda fait de la bédé”
2 — “Le Gang Mazda mène la danse”
Sambre, Glénat, 5 albums :
avec Yann :
1 — “Plus ne m’est rien”
2 — “Je sais que tu viendras”
Scénario et dessin :
3 — “Révolution, révolution“
4 — “Faut-il que nous mourions ensemble“
5 — “Maudit soit le fruitde ses entrailles”
XXe ciel.com, Les Humanoïdes Associés, 4 albums :
1 — mémoires98
2 — mémoires99
3 — mémoires <19>00
- mémoires <20>00
Propos recueillis par isabelle roche le 29 décembre 2004 au siège des Humanoïdes Associés. |
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