De la difficile restauration liturgique
La question de la réforme liturgique est une des plus brûlantes dans le monde catholique actuel. A l’instar de la famille bourgeoise du temps de l’Affaire Dreyfus, on a envie de dire : « Surtout ne parlons pas de la question liturgique ! » afin d’éviter un pugilat général ! Il faut pourtant en parler. Un des meilleurs moyens de le faire d’une manière sereine consiste à l’étudier sous le biais historique. C’est la démarche adoptée par Yves Chiron dans sa biographie d’Annibale Bugnini.
Si cet homme demeure un illustre inconnu pour le grand public, tous ceux qui s’intéressent à l’histoire liturgique le connaissent. Très vite toutefois, les avis divergent. Pour les uns, il est l’auteur d’une des réformes les plus audacieuses de l’histoire de l’Eglise catholique, qui a adapté la messe aux exigences du XXe siècle. Pour les autres, il porte la responsabilité de la « désintégration de la liturgie » (cardinal Ratzinger), de la profonde et terrible rupture dans l’unité liturgique et de la mise en place d’une messe qui n’en est plus une. Comment y voir clair ?
L’étude d’Yves Chiron, équilibrée et fort bien documentée, est à la fois biographique et thématique puisqu’il veille à ne pas sortir Bugnini de son époque et du contexte de la réforme liturgique dont on suit le cheminement. Il nous fait connaître le parcours de cet ecclésiastique qui très tôt s’intéressa à la liturgie et voulut la modifier. Ce fils d’une famille pieuse est nommé secrétaire de la commission préparatoire pour la liturgie instituée en vue du concile Vatican II, avant d’être écarté de la commission conciliaire tout en participant aux débats en tant qu’expert. Il revient en grâce au moment de l’institution du Consilium, ce conseil chargé de mettre en pratique les directives du Concile, puis devient secrétaire de la nouvelle congrégation pour le Culte divin.
Le Père Bugnini fut donc un homme d’influence qui sut mettre à profit certaines de ses qualités : l’audace, des talents de manœuvrier et de « communicant », la force de ses convictions sur le bien-fondé des réformes liturgiques et bien sûr la confiance de Paul VI sans laquelle rien n’aurait été possible. Ceci étant, bien des questions restent encore sans réponse comme celle de son appartenance à la franc-maçonnerie ou celle de sa brutale disgrâce.
Yves Chiron, tout en conservant une impartialité absolue sur le fond de la question et en laissant le lecteur seul juge, montre très bien que Bugnini a été le grand architecte du processus réformateur qui était à l’époque motivé par le souci légitime d’enrayer l’hémorragie de la pratique religieuse. Mais avec quels résultats ?
Force est de constater que la réforme s’apparente bel et bien à une rupture conforme à l’esprit des années 1960–1970, que ses maîtres d’œuvre – y compris au plus haut niveau – ont été dépassés par les applications concrètes sur les terrains paroissiaux (mais n’était-ce pas là ce que désirait Bugnini ?) et que, trente ans plus tard, la liturgie catholique s’apparente à un champ de ruines.
Pendant son trop court pontificat, Benoit XVI tenta une restauration liturgique qui n’est guère reprise par son successeur. C’est certain, la question liturgique continuera pendant encore longtemps de diviser les catholiques. Raison de plus pour bien en connaître l’origine.
frederic le moal
Yves Chiron, Annibale Bugnini (1912–1982). Réformateur de la liturgie, Desclée de Brouwer, décembre 2015, 221 p. — 18,90 €.