A la suite de la parution de son Lisianthus, il paraissait important de découvrir une auteure qui, dès son premier livre, impose sa voix. Outrepassant explications ou descriptions, Sylvie Marot « présente », saisit la perte dans sa présence corporelle, sensorielle. Son essence implique que l’écriture devienne une perception qui procède par esquisses et fragments.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La lumière.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils sont là, évanescents ou renaissants, c’est selon…
A quoi avez-vous renoncé ?
Lisianthus évoque le renoncement amoureux. J’ose une citation : « Elle marmonne des semi-silences marmoréens. Nulle algarade, nul mot plus haut que l’autre. Elle n’énonce pas les renoncements ; elle terre sans bruissement les raisons de ses tourments. (…) D’épuisement, elle s’endort dans ses marmottements de silice. »
Dans la vie vraie, j’ai renoncé à devenir chanteuse lyrique et danseuse. La voix et le corps ne s’y prêtaient pas !
D’où venez-vous ?
Je ne sais plus.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Une mémoire sélective.
Un petit plaisir (quotidien ou non) ?
Aujourd’hui : l’odeur des dragées.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
À vous de me le dire…
Quelle est la première image qui vous interpella ?
La première, je ne sais plus. La dernière : le dernier tableau du spectacle Still Life de Dimitri Papaioannou. Un immense sas plastifié suspendu aux cintres, enfermant de la fumée, que repousse un homme en costume empoussiéré du bout d’un manche de pelle : naît l’image d’une nuée ou celle d’une mer inversée. Effleurer le ciel, toucher le fond de la mer…
Et votre première lecture ?
Je n’ai pas le souvenir d’une première lecture. Ceci dit, j’ai le souvenir d’avoir très tôt compulsé les dictionnaires et les livres encyclopédiques de fleurs ou d’animaux… Tout y était bien rangé.
Pourquoi le choix du “elle” dans votre Lisianthus ?
J’entends dans votre question : pourquoi le « elle » plutôt que le « je » ? L’usage du « elle » et du « il » permet une certaine distance. Et c’est précisément ce que la protagoniste cherche ou redoute. « Elle cherche la distance. », « Il cherche l’espace qui existe désormais entre leurs vies. Elle ne veut pas qu’il trouve. »
Ainsi, je répondrais parce que c’est être soi et surtout être autre(s). C’est être une autre plus dense que soi. C’est se décentrer pour mieux se concentrer. Mais le « elle » évacue aussi le choix d’un prénom et sa personnification. Le « elle » offre une certaine abstraction. Ce qui est certain, c’est que c’est le mot le plus récurrent du livre. Alors, sûrement, cela doit vouloir dire quelque chose…
Quelles musiques écoutez-vous ?
Ma bande sonore varie selon les humeurs et les moments… L’arc se tend entre Portishead et Monteverdi, du trip hop au baroque, en passant par Christine & The Queens et Antony & The Johnsons. Et si Philippe Jaroussky chante « Si dolce è il tormento » ou « Alto Giove », le temps se suspend.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Le Musée du Silence » de Yôko Ogawa.
Quel film vous fait pleurer ?
« Des films d’animation peuvent-ils faire pleurer ? » se demandait Walt Disney. La réponse est oui, indéniablement. J’ai pleuré, et pleure encore, sur de nombreux dessins animés.
Je me souviens aussi avoir pleuré de façon disproportionnée sur « Fur : un portrait imaginaire de Diane Arbus » de Steven Shainberg.
Mais l’émotion, pour être intense, ne se doit pas d’être forcément lacrymale ! Je conserve des frissons humides au simple souvenir de Stalker de Tarkovski, une sensation de malaise devant Persona de Bergman, une émotion plus muette en visionnant Dolls de Takeshi Kitano. Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki me transporte aussi. Je revisionne avec un émerveillement intact l’ensemble de ses films.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une silhouette vêtue de noir au visage pâle et aux cernes trop foncés, moi ?
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
…
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
L’île de Teshima abritant les « Archives du Coeur » de Christian Boltanski.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Se sentir proche ? Je peux citer quelques uns de ceux qui me touchent, et en taire tant d’autres. Cela ne va pas forcément puiser dans le milieu de la littérature, mais plutôt du côté de la danse ou des arts plastiques : Sasha Waltz, Sidi Larbi Cherkaoui, Pina Baush, Pierre Soulages, James Turrell, Egon Schiele, Moebius, les nabis, les estampes japonaises…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des rouleaux adhésifs washi, la prochaine bande dessinée de Florent Chavouet, un livre sur Chiharu Shiota, du tissu à motif asanoha, un bol raku, un mille-feuilles à la pistache, une fleur de thé…
Que défendez-vous ?
Le droit de n’avoir rien à dire.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Là ? Quand ?
Je préfère… « Elle croyait que, dans toute conversation, il existait un bol invisible. La parole était l’art de placer des mots adéquats dans le bol et d’en sortir d’autres. Dans une conversation amoureuse, on se découvrait de la façon la plus tendre, et à la fin, le bol était à nouveau vide. » ( À travers les champs bleus de Claire Keegan.)
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
J’aime son sens de la formule… Mais parfois la réponse peut être non, non ?
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Quel est le thème de votre prochain livre ? Justement, la perte de(s) mémoire(s)…
Présentation et entretien réalisé par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 1er janvier 2016.