Les infrastructures des avant-gardes
La dévotion à l’histoire entraîne sans doute un biais à l’analyse des avant-gardes artistiques telles qu’elles sont illustrées dans ce gros livre au demeurant passionnant. Ces mouvements très spécifiques dans l’histoire de l’art trouvent stricto sensu leur achèvement avec le surréalisme. Ceux qui lui succédèrent ne revendiqueront que rarement (et à l’exception de Tel Quel) ce qualificatif : que ce soit — deux exemples parmi tant d’autres — l’expressionnisme abstrait ou le mouvement lettriste. En ce sens, Béatrice Joyeux-Prunel et son équipe n’ont pas démérité dans leur tâche : arrêter les avant-gardes en 1918 est historiquement « inexact » mais intellectuellement juste. Avec le Cabinet Voltaire de Zurich et Dada, tout allait être dit et le Surréalisme ne sera qu’un succédané des derniers mouvements qui joignaient nihilisme, table rase et monde nouveau.
Le livre reste plus du côté du conditionnement et de la contextualité des avant-gardes. Il fait la part belle au mouvement des idées, au système du marché qu’à l’esthétique à proprement parler. Les auteurs s’intéressent plus aux conditions de la création qu’à la création elle-même. Certes, les stratégies commerciales ou intellectuelles, les découvertes techniques demeurent centrales afin de comprendre comment ces mouvements, en caressant des utopies et proposant des remises à zéro, dirigeaient vers des révolutions qui appelaient à « la » Révolution. Elle ne viendra pas. Ou — lorsqu’elle advint — produisit l’inverse que ce que les utopies espéraient.
Le livre est donc une fidèle trame de la fabrique esthétique, même s’il se dilue parfois plus autour d’elle qu’en son sein. Par ailleurs et en dépit de son sous-titre « Une histoire transnationale », la pelote qui est déroulée reste plutôt nationale. Certes, entre 1848 et 1918, Paris jouissait d’une superbe culturelle qu’elle allait définitivement perdre après la Seconde Guerre Mondiale. Ajoutons qu’il existe dans cette approche une lacune classique. Un mouvement capital (superbement remis à sa juste place dans le livre de Giovanni Lista et dans la même collection que celui dont il est question ici) est minoré. En effet, à l’inverse des avant-gardes russes et allemandes, le Futurisme ne jouit pas de la reconnaissance qu’il mérite.
Béatrice-Joyeux et ses historiens restent trop largement franco-français au sein de leur internationalisme. Or, Marinetti - s’il a lorgné un temps sur la France (via Apollinaire entre autres) — y renonça faute d’échos suffisants. Son mouvement fut néanmoins majeur dans l’histoire des avant-gardes. Mais il en demeure le fils maudit ou perdu. Il doit payer encore son rattachement – parfois hâtif et exagéré — au fascisme italien. C’est pourquoi, après avoir lu ce livre, il serait bon de le compléter par la lecture du livre de Lista déjà cité « Qu’est-ce que le futurisme ? » (Folio, Inédit, Essais, 2015).
Par trop d’historicité, l’art se trouve parfois amputé. Mais reste l’importance accordée aux stratégies techniques et idéologiques qui allaient le transformer. Elles ont leur rôle mais limitent ici le propos. Lequel n’ illustre que partiellement les processus de l’Imaginaire qui ont permis à l’art de passer de la représentation à la « re-présentation ». Celui qui, par exemple, a conduit un Malevitch du muralisme byzantino-sécessionniste de ses premiers tableaux au fauvisme, puis au néo-primitivisme, au futurisme, au cubo-futurisme, à l’a-logisme puis au suprématisme.
jean-paul gavard-perret
Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques, 1848–1918, Gallimard, coll. Folio inédit histoire, Paris, 2015, 970 p. — 9,70 €.