Un livre exigeant, qui suit avec cohérence et force le cheminement de la pensée habermassienne
Yves Cusset s’est proposé, dans ce livre, de nous faire suivre le cheminement progressif de la pensée de Habermas dans sa tentative de reconstruire un programme d’éthique transcendantale susceptible de structurer normativement le monde moderne, renouvelant par là, contre les post-structuralistes, les projets de rationalité morale et politique apriorique hérités de Rousseau et de Kant. Dans ce parcours nous suivons une pensée exigeante qui s’édifie et se corrige au fil des problèmes qu’elle se pose et des modèles théoriques qu’elle utilise, problèmes et modèles toujours présentés dans ce livre de manière rigoureuse et concise.
La discussion est ce moment fondamental, essentiel au sein de la communauté pratique moderne, en tant qu’elle a déposé les ordres de la croyance et de la tradition, pour épouser les voies complexes de l’examen et de la concertation. Ce moment est éthique en tant qu’il appelle, exige de ses participants sincérité, liberté, coopération, et symétrie dans la recherche d’un accord collectif qui assure le devenir et la perpétuation idéale de l’ensemble communautaire. Il s’agit pour Habermas véritablement de reconstruire un espoir normatif actuel qui n’oublie pas les écueils de la violence concrète et des inégalités sociales, la dissymétrie foncière de nos sociétés contemporaines, mais bien s’efforce bien plutôt de déposer la tendance théorique postmoderne qui se contente d’enregistrer les pathologies éthiques de notre monde social en nourrissant le désespoir contemporain.
Dans une langue serrée et précise, nous apprendrons que ce paradigme éthique cherche à se substituer aux modèles ontologiques solipsistes classiques et modernes, en tant qu’elle sombre dans l’aporie dès lors qu’il s’agit de sonder les questions déontologiques, notamment la reconstruction, la refondation normative, depuis cette solitude ontologique de la conscience close sur elle-même, d’une communauté réelle d’esprits coopérant pratiquement et empiriquement à l’usage de leur devenir collectif. En postulant l’essence foncièrement interindividuelle de la conscience, et même de la conscience réfléchie authentique, un des premiers enjeux théoriques de ce modèle de la discussion n’est pas de se montrer plus vrai que les modèles solipsistes (promus par Descartes, Kant, ou les phénoménologues…), mais plus satisfaisant, plus pertinent pour refonder l’espoir d’une communauté moderne éthique.
Ce postulat fondateur du programme normatif communicationnel n’empêche pas la volonté chez Habermas de nous rappeler que, de fait, l’homme est constitué en un être social, infiniment éloigné d’être une conscience essentiellement solitaire, une conscience posée face à un objet. Il s’agit donc bien de repenser la nature même de la conscience réfléchie authentique, en tant qu’elle se libère de ses préjugés spontanés non par un mouvement autonome et solitaire, mais bien dans la rencontre concrète et discursive de l’autre, de tout autre dans sa différence singulière. L’homme est foncièrement langage, communication. L’homme est homme de parole. Raison et parole : Logos, l’essentiel humain.
Se présentant comme un paradigme normatif et donc apriorique, l’éthique de la communication habermassienne tente avec force d’éviter l’accusation d’être sans prise sur le réel, notamment grâce à l’utilisation que fait Habermas des analyses des contraintes et des visées illocutoires inhérentes à la pragmatique du langage, telles que développées par Austin, et qui permettent d’asseoir le modèle de l’éthique de la discussion comme une exigence tacite spontanée de tout acte de parole. Sérieusement, la parole moderne postule l’exigence et l’espoir de cette éthique de communication. En tant qu’homme habité par le langage, que m’est-il permis d’espérer lorsque je m’adresse à tout autre : à tout le moins une certaine justice de la discussion.
Nous verrons aussi en quoi cet espoir est rendu à la fois possible et nécessaire par la structure culturelle de la société moderne caractérisée par un divorce “tragique” entre le monde vécu (sphère des représentations quotidiennes qui assurent l’existence immédiate de la communauté sociale) et les systèmes socioculturels (organisations institutionnelles pratiques visant à assurer la reproduction de la communauté : systèmes économiques, administratifs…) en tant que ces derniers n’assurent plus de manière claire, directe et opérationnelle la légitimation et l’organisation de ce premier. Ce divorce entraîne la nécessité pour les individus de tâcher sans discontinuer de parvenir à une communauté coopérante et liée universellement, suppléant au déficit moderne de la croyance et de la tradition. Dans le cheminement de cette pensée, nous verrons qu’un système particulier dans la société moderne se présente comme un intermédiaire articulant positions individuelles et systèmes globaux, devenant lui-même le garant institutionnel d’un lien opérable entre les individus, d’un espace appelé à se développer de communication idéale : le droit, espace politique et culturel garantissant concrètement la correction des asymétries de position entre les individus, à la fois d’intérêt et de puissance.
Notons que Yves Cusset ne reste pas simplement descriptif dans son approche et sollicite ce modèle théorique en le questionnant sous l’angle de réelles difficultés, ne serait-ce que dans cette postulation d’une exigence éthique foncière à tout acte de parole, en tant qu’elle s’oppose à d’autres modèles théoriques : ainsi que faire de la position qui voit dans l’échange verbal une lutte, une dialectique du maître et de l’esclave, proposant un paradigme de la communication comme essentiellement conflictuelle ? De même, comment lire depuis le modèle habermassien l’usage contemporain des communications de masse qui nient essentiellement la différence, l’altérité du destinataire et la symétrie de l’échange ? Nous ne sommes pas en effet seulement des sujets parlant et agissant, mais aussi des sujets désirant et consommant.
Toutefois, nous l’avons évoqué, en prenant en compte la violence positive, l’inégalité foncière de notre société, ce modèle normatif s’expose comme la reconstruction, dans notre société déchirée, d’un espoir de communauté idéale déposant les lectures théoriques inscrivant de manière structurelle la lutte dans le programme même de toute communication : il s’agit bien à la fois de postulation et d’exigence normative.
On peut demeurer résistant face à l’organisation métempirique de ce modèle théorique : même si, en se posant comme norme, il se présente comme un impératif, une exigence du devenir et non comme un fait positif actuel, il semble toutefois demeurer trop éloigné de la lutte sociale concrète, de l’inégalité radicale de notre société, de l’engagement politique pratique (la désobéissance civile constitue la seule voie pratique supportée). De plus, il peut inquiéter par son renvoi de toute motivation humaine non rationnelle à une dimension pathologique, hétérogène à la raison et donc contestable dans l’empire de l’éthique… Mais nous ne pouvons que demeurer subjugués par la puissance conceptuelle et la force morale de cette tentative poursuivant les efforts politiques d’un Rousseau et moraux d’un Kant pour ranimer l’espoir d’une communauté humaine universelle.
s. vigier
Yves Cusset, Habermas : l’espoir de la discussion, Michalon coll. “Le bien commun”, mars 2001 — 8,90 €. |
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