Un livre indispensable à l’heure où se pose la question de l’intégration de la Turquie à la communauté européenne
À l’heure de sa possible inscription européenne, la Turquie — vaste comme une fois et demie la France — fait l’actualité jusque dans la politique intérieure, à tel point qu’on demande aux partis de se prononcer sur cette question. Dans ces conditions, le premier réflexe consiste à savoir de quoi l’on parle et à partir à la rencontre d’un pays réel qui n’a rien à voir avec une foultitude de clichés en prêt-à-dire.
Observateur urbain, géographe de terrain, vivant dans un pays qu’il connaît de l’intérieur comme personne et dont il parle la langue, Jean-François Pérouse dit une Turquie nouvelle en mutation, en révolution silencieuse. En effet, le Code pénal, le Code civil et la Constitution ont été révisés. Certes pour suivre l’agenda européen, mais ce geste global correspond autant aux attentes profondes du peuple lui-même. C’est bel et bien d’une nouvelle Turquie dont il s’agit.
Jeune Turquie aussi : plus de la moitié des Turcs sont nés après le coup d’État de septembre 1980. Le pays a changé et ceux qui y reviennent ont du mal à le reconnaître. Tout est construction et vie : si on inverse les vers de Hugo dans Les Orientales, on a l’idée d’un pays qui va de l’avant et se désorientalise à mesure même qu’il s’approche de l’Europe.
70 millions d’habitants en 2003 : la Turquie pèse lourd et de nouveaux comportements démographiques se font jour dans la mosaïque anatolienne qui fait une place à la question kurde et à ses minorités religieuses comme chrétiens et alévis, ou encore aux étrangers pourtant souvent vilipendés par la presse. La société reste pour elle fondée sur les réseaux. L’appartenance à la famille élargie continue à structurer la vie individuelle, tout comme les réseaux professionnels restent actifs. On voit aussi apparaître des clubs d’influence à l’étrangère, des réseaux religieux et laïcs.
La culture a ses nouvelles formes, qui se reflètent au cinéma, du Yol de Güney en 1982 au Contre le mur de Fatih Akin. Une vraie révolution culturelle a eu lieu depuis 1980 : multiplication de maisons d’édition, grands médias privés, développement de la presse, du sport (tout citoyen turc se définit par son club préféré). Culture, mais aussi éducation, chantier sensible. Les moyens sont insuffisants, le centralisme autoritaire. Massification de l’enseignement et développement du privé sont des réalités. L’enseignement est lié de près à des enjeux politiques et idéologiques. Et si la religion musulmane est une composante assumée de la culture nationale, les pratiques religieuses se diversifient.
Deux Turquie ? Istanbul, mégapole mondiale à laquelle tout Turc rêve, et le reste (sous-développement de l’Est). Le retard de l’Est est palpable au plan sanitaire. Il y a vingt millions de ruraux en Turquie. La question urbaine est pour elle un bon reflet des problèmes turcs (retard des infrastructures, problèmes d’environnement, immobilier). De fait, le rééquilibrage du territoire et le retard des infrastructures de communication est réel. Par contre, les télécommunications sont en essor : en 2003, la Turquie a envoyé son propre satellite à partir d’une base russe dans l’espace.
La vie politique se normalise, le pouvoir se démilitarise, mais la justice n’a pas encore de crédibilité et les droits de l’homme — la question kurde et le génocide arménien — restent des sujets sensibles. La vie culturelle se pluralise, même si arbitraire, opacité et corruption sont des maux persistants. La solution pourrait venir d’une lente construction de la démocratie locale et du nouveau rôle politique des associations. L’élargissement du spectre politique est un bon signe. L’économie est ouverte, mais encore fragile : le poids de l’État est persistant, il demeure de grands déséquilibres macroéconomiques. Le tourisme international et national se développe, même s’il a un poids sur l’environnement.
Au total, la Turquie a fait un formidable pas en avant. Les citoyens ont pris conscience de leur pouvoir et multiplient les initiatives dans tous les domaines. On passe d’une vision nationaliste et républicaine à quelque chose de plus ouvert, qui donne sa place à l’hier ottoman. Il ne s’agit pas d’un retour au passé mais de faire vivre des liens avec des pays proches des Balkans ou du Proche-Orient.
Là comme ailleurs, s’intéresser aux Turcs eux-mêmes et se défaire d’un regard orientalisant si l’on veut comprendre ce qui est en train de se passer. Le dynamisme (la “marche”) de la Turquie permet aussi de comprendre le projet européen. Il faut bel et bien repenser ce pays voisin qui a tant à nous offrir. On est libre de donner ou non son cœur à l’adhésion de la Turquie. Mais qu’on le fasse en connaissance de cause. En lisant ce livre à l’écriture claire, reflet aussi, de la part de son auteur, d’un amour sincère, droit et franc, de la justice pour les hommes.
pierre grouix
Jean-François Pérouse, La Turquie en marche — les grandes mutations depuis 1980, éditions La Martinière, novembre 2004, 378 p. — 22,00 €. |
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