Javier Cercas, L’imposteur

Le sillon Cercas

Ouh, le mal­hon­nête Enric Marco ! Dans son der­nier ouvrage, l’écrivain espa­gnol Javier Cer­cas raconte avant tout l’histoire de cet homme, figure de l’Espagne post-franquiste, dont la grande impos­ture a défrayé la chro­nique au milieu des années 2000. Pen­dant près de 30 ans, Enric Marco s’est fait pas­ser pour un déporté. Il a pré­sidé et dyna­misé l’Amicale de Mau­thau­sen. Il a orga­nisé confé­rences et ren­contres, par­ti­cipé à des céré­mo­nies. Célé­bré par la Cata­logne, par l’Espagne entière, invité dans les médias et dans les écoles, Enric Marco a fait par­ta­ger son expé­rience des camps… qu’il n’avait pas vécue. Son impos­ture dévoi­lée, par un his­to­rien franc-tireur, il a ensuite été jeté comme un mal­propre par tous ceux qui l’avaient porté à la lumière. Jeté comme un pes­ti­féré de l’histoire et de la mémoire. Javier Cer­cas, l’écrivain, est allé avec ce livre, le sor­tir de son trou. 
Ce livre est le récit d’une enquête et d’une ren­contre. En véri­table fouille-merde, à coup de visites dans les archives, de recherches docu­men­taires et d’échanges avec des témoins, Javier Cer­cas est allé explo­rer le passé d’Enric Marco, quitte à ne plus rien lais­ser au récit de gloire fait par l’imposteur de sa propre vie. En par­ti­ci­pant, tel un his­to­rien, à un tacite contrat de vérité, l’écrivain a débar­rassé Enric Marco de ses der­niers habits, de ses der­niers masques, le lais­sant nu, authen­tique. Vrai. Touché.

Mais pour le démas­quer et le réta­blir dans sa vérité, il fal­lait le ren­con­trer, ce ter­rible Enric Marco. Que le vieux démiurge de plus quatre-vingt-dix ans se livre pro­gres­si­ve­ment par des échanges et des entre­tiens. Dans ce jeu de la vérité, quel rap­port de confiance éta­blir avec un men­teur, un fal­si­fi­ca­teur ? Le livre raconte ces ren­contres, régu­lières et pour­tant aléa­toires, faites de faux-fuyants, truf­fées de chausse-trappes mais mar­quées par des moments de confiance, de grâce authen­tique ou d’apparence de grâce et de confiance. Car il fal­lait bien que quelqu’un mène la danse, après tout, sans savoir qui… Face à face dur et pénible, pour les deux assu­ré­ment. Que diable Cer­cas est-il allé cher­cher dans cette galère? Une rédemp­tion?
« Je ne vou­lais pas écrire ce livre » assure-t-il dès la pre­mière ligne. Et pour­tant, il l’a bien écrit : il est allé le cher­cher, ce livre. Ou plu­tôt ce livre l’a pris, Enric Marco l’a pris, lui don­nant la matière de pour­suivre son oeuvre, de conti­nuer à navi­guer sur les eaux troubles qui séparent fic­tion et réa­lité. Tout roman­cier, créa­teur de fausses his­toires, n’est-il pas un impos­teur ? Dans ce domaine-là, Cer­cas est un maître, lui qui est par­venu de manière si habile, depuis Les sol­dats de Sala­mine à mêler élé­ments d’enquête et récit fic­tion­nel. Enric Marco n’a-t-il pas été de son côté un affa­bu­la­teur génial? Un homme qui n’a fait qu’inventer sa propre vie, fai­sant en sorte que son grand men­songe s’appuie sur des véri­tés solides, ou plu­tôt que la grande vérité qu’il délivre s’appuie sur de petits arran­ge­ments avec le vrai. Il a fait ce que font tous les écri­vains : dire du vrai à par­tir du faux. Mais eux sont célé­brés pour cela, lui a été voué aux gémonies.

Le livre ras­semble donc deux mani­pu­la­teurs, dia­mé­tra­le­ment oppo­sés par leurs par­cours et leurs posi­tions. D’un côté le kitsch, de l’autre l’art. Enric Marco est l’incarnation du kitsch ; insulte et « men­songe nar­cis­sique qui cache la vérité de l’horreur et de la mort ». Javier Cer­cas est au ser­vice de l’art qui, jus­te­ment, peut tout se per­mettre, depuis Gor­gias, qui disait que « La poé­sie [c’est à dire la fic­tion et en l’occurrence le roman] est un men­songe où celui qui trompe est plus hon­nête que celui qui ne trompe pas, et où celui qui se laisse trom­per est plus sage que celui que ne se laisse pas trom­per ».
Mais ce n’est pas si simple. Enric Marco a effec­ti­ve­ment, tel Alonso Qui­jano, la cin­quan­taine pas­sée, inventé sa vie, créé son Don Qui­chotte. Mais son Don Qui­chotte a été cru, par­tagé et accepté comme vrai par toute une géné­ra­tion. Le men­songe prend alors une autre ampleur. De créa­teur, Enric Marco devient créa­ture. L’époque de sa gloire cor­res­pond à un moment par­ti­cu­lier de l’histoire espa­gnole, moment où la société s’est décou­vert un passé long­temps occulté. Enric Marco a servi ce réveil, et s’est servi de ce réveil. Parce qu’il a par­tagé les mes­qui­ne­ries et les accom­mo­de­ments avec le fran­quisme de la majo­rité des Espa­gnols, Enric Marco pou­vait racon­ter la belle his­toire que cette majo­rité était prête à entendre. Il a été à la fois acteur et ins­tru­ment d’une mémoire his­to­rique. Mais lui seul en a payé le prix. 

Le diag­nos­tic est ter­rible : la folie rôde, pas celle des alié­nés, mais celle qui se par­tage, celle qui s’installe nour­rie par les fan­tômes d’un passé qui ne passe pas, parce qu’il est une dimen­sion du pré­sent (c’est Faulk­ner qui l’a dit). Et nous sommes prêts à nous lais­ser empor­ter par de faux-semblants, à nous lais­ser embar­quer par des héros qui n’en sont pas. Il y a cette ter­reur de ne pas être quelqu’un. Alors il faut que cer­tains se perdent volon­tai­re­ment et en ramènent des livres. Pour nous rame­ner aux petites bas­sesses des impos­teurs… et aux grandes humi­li­tés qui font les héros. Cer­cas fait par­tie de ceux-là. 

J’ai parlé d’un sillon Cer­cas? Faux, c’est une rampe.

Lire un extrait

camille ara­nyossy

Javier Cer­cas, L’imposteur, trad. Eli­sa­beth Beyer et Alek­san­dar Gru­jičić, Edi­tions Actes Sud, Arles, sep­tembre 2015, 403 p. — 23,50 €.

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