L’homme au loup : rencontre avec Quentin Pradalier

Dans l’œuvre de Quen­tin Pra­da­lier (ci-contre — photo Anita Le Masne), l’image semble se retour­ner contre elle-même : n’existent plus de réa­lité en acte, de réa­lité en être. Que l’amorphie, l’inanité. Ne demeure plus de drame : juste l’attente dans un monde qui ne se ras­sem­blera plus. L’énergie des sil­houettes semble, sinon per­due, du moins affai­blie jusqu’à une limite extrême. Si bien que l’image ne peut être ni for­ma­trice, ni conduc­trice. L’existence des « per­son­nages » s’envisage sous forme d’errance sta­tique dans l’indéfini, l’indéfinissable, dans l’expulsion de la dimen­sion vitale de la vie et par les digres­sions de gris.
L’oeuvre débouche sur une étrange céré­mo­nie d’expiation. D’où ces images en creux qui portent des charges affec­tives refou­lées, au sein d’une cohé­rence défaite. Du monde ne reste que ce qu’en évo­quait Beckett : « Ce monde… petit bout de rien… loin de… quoi ? ” (in Pas moi). Tout se passe comme si les êtres ne savaient plus qui ils sont, s’ils sont, en ce qui devient la méta­phore du manque. A tra­vers de tels « miroirs» ne res­tent plus d’images sus­cep­tibles de résis­ter à la repré­sen­ta­tion telle qu’on l’entend. Tout devrait retour­ner au chaos dans l’à-peine conscience d’une non-identité por­tée vers le noir.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La pos­si­bi­lité de pou­voir res­ter au lit, un café noir et bien chaud, la néces­sité de décou­vrir ma création.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je crois qu’un de mes rêves était de ne plus jamais me lever en étant contraint, ce qui m’est arrivé toute ma sco­la­rité, du CP à la ter­mi­nale (12 ans). J’ai eu une rela­tion vio­lente avec l’école due à ma dys­lexie. Ce matin, j’ai encore réa­lisé ce rêve.

A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai l’impression que ten­ter de vivre libre est para­doxa­le­ment très contrai­gnant, j’ai sûre­ment renoncé à une cer­taine faci­lité de vie qui m’aurait été insup­por­table. Un ami qui s’est retrouvé à tra­vailler dans une entre­prise, com­pa­rait son tra­vail à une forme de mor­phine. Une dou­ceur acide, un confort irréel qui fait pas­ser les jour­nées dans une douce routine.

D’où venez-vous ?
En terme géo­gra­phique, du sud ouest de la France, Pau. En termes de par­cours, du repor­tage social d’auteur. Je me suis orienté vers des créa­tions plus plas­tiques car j’y ai trouvé plus de ques­tion­ne­ment.

Qu’avez-vous reçu en dot ?

Le mariage, pour le moment… non merci.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?

Une caresse.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Aucune idée, je n’en fré­quente peut-être pas assez pour le savoir ou je n’ai pas assez de recul sur mon tra­vail. Cette ques­tion risque de trop sti­mu­ler l’ego, ce qui est dan­ge­reux. Je crois qu’il est impor­tant de ne pas trop s’aimer. De ne pas oublier qu’aucun artiste n’est un surhomme.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Il est impos­sible de connaître la pre­mière image qui m’a inter­pellé, mes sou­ve­nirs ne sont pas assez loin­tains. Mais une des grandes images qui m’a inter­pellé est une pho­to­gra­phie de Jef­frey Sil­ver­thorne. Une jeune femme nue pho­to­gra­phiée en plon­gée et cadrée en por­trait amé­ri­cain. Elle est allon­gée, un visage d’une dou­ceur incroyable, sa main repliée, posée sous l’oreille et l’autre au niveau du nom­bril. On dirait qu’elle vat se réveiller… mais une énorme cica­trice en Y la par­court sur tout le torse. Elle est à la morgue, elle sort juste de l’autopsie. Cette cica­trice est vio­lente et douce, elle a été recou­sue comme une peluche abi­mée. C’est une image ou tout contraste, la dou­ceur et la vio­lence, une mort neuve et la vie proche, un éter­nel endormissement.

Et votre pre­mière lec­ture ?
J’ai un amour chien avec les mots, dû à ma dys­lexie. La lec­ture me demande beau­coup de temps et de concen­tra­tion aujourd’hui encore. Cela fait à peine 5 ans que je lis régu­liè­re­ment et c’est un réel plai­sir. J’aime aussi la com­pa­gnie des livres. Le pre­mier livre que j’ai aimé lire :  Les Fleurs du Mal de Bau­de­laire. Je devais avoir 18 ans.

Pour­quoi votre atti­rances vers “l’infra-sens” des zones d’instabilité et de dés­équi­libre ?

Je tente de tra­vailler avec le chaos, je ne sais pas si j’y par­viens, je ne le sau­rai peut-être jamais. Insta­bi­lité, dés­équi­libre, chute, fonc­tion­ne­ment hasar­deux de la matière, sur­faces trouées, obs­cu­rité, dis­fonc­tion­ne­ment, appa­ri­tion, machine qui fonc­tionne en pure perte… sont des élé­ments chao­tiques. J’aime les artistes qui me parlent, tra­vaillent ou tentent de tra­vailler avec le chaos. Il est presque inac­ces­sible, para­doxal, com­plexe, dan­ge­reux… c’est une addic­tion, une drogue, la meilleure de toute. Qui à chaque prise nous donne l’impression d’une pre­mière fois. C’est un loup, un ani­mal sau­vage qu’il faut ten­ter de suivre… l’œuvre nous dépasse car il n’est pas ques­tion de soi mais de ren­contre.

Quelles musiques écoutez-vous ?
The­lo­nius Monk, Bashung, Tom Waits, Nils Frahm, Appa­rat… du jazz, du rock, de la musique élec­tro­nique… j’aime les pro­po­si­tions sonores radicales.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
La peste
 d’Albert Camus, la pro­chaine fois je choi­si­rai Howl d’Allen Gins­berg.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Je ne me sou­viens pas d’un film qui m’ait fait pleu­rer. Mais parmi les films qui m’ont mar­qué il y a  le Fes­tin Nu de David Cro­nen­berg. En citant ce film, j’ai l’impression de tra­hir tous les autres que j’ai aussi adorés.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Cette ques­tion méri­te­rait quelques longues années de psy­cha­na­lyse… sûre­ment un étran­ger. Les miroirs ont quelque chose d’étrange, ils ren­voient une image inver­sée immé­diate du monde et sans s’arrêter… c’est un objet violent et intem­pes­tif. Un miroir a une capa­cité de pro­fu­sion d’images illi­mi­tée, cela en est ver­ti­gi­neux, au point de tom­ber et de bas­cu­ler de l’autre coté comme Alice qui nous fait décou­vrir un monde de pur chaos.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Pierre Ster­ckx. Une per­sonne qui m’a trans­mis son amour pour le chaos. J’ai assisté à plu­sieurs de ses confé­rences. C’est un immense cri­tique d’art et confé­ren­cier. Il est décédé en mai 2015. J’aurais aimé lui pré­sen­ter mon tra­vail mais je crois qu’un avis défa­vo­rable de sa part aurait pu me mettre K.O. C’est pour cela que je n’ai jamais osé.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?

Bruxelles, lieu où je me suis construis en temps qu’artiste, où j’ai eu des ate­liers incroyables dans des lieux alter­na­tifs. C’est là que j’ai vécu ma rup­ture, choisi d’être artiste, d’avoir un ate­lier, de me lever chaque matin avec la seule contrainte que l’on s’impose. J’y ai fait des ren­contres incroyables qui m’ont bou­le­versé et j’en fais encore. Je crois que c’est pour cela que j’y habite tou­jours. C’est une ville rem­plie de sur­prises qu’il faut prendre le temps de connaitre.
Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Roger Bal­len, car l’acte pho­to­gra­phique est la fin du tra­vail. Il est ques­tion de jeux, de théâ­tra­lité, de sculp­ture et de pein­ture. Il a aussi un lien direct à l’art brut.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?

Une des pre­mières œuvres de la col­lec­tion psy­chia­trique de l’hôpital de Wal­dau à Berne. Ce sont des clefs, des pis­to­lets et des mont­gol­fières que des per­sonnes inter­nées dans cet hôpi­tal ont créés, fin XIXème. Ces objets sont des actes de résis­tance totale. Elles les ont fait en secret avec ce qu’elles ont trouvé. Avec ces pis­to­lets, elles pou­vaient (sym­bo­li­que­ment) tuer tout le per­son­nel médi­cal et avec ces clefs s’échapper, sans oublier la mont­gol­fière (dont le bal­lon est une ampoule) pour s’envoler. Ce qu’elles ont pro­ba­ble­ment fait en elles grâce à ces objets.
Aussi une photo de Miro­slav Tichy.

Que défendez-vous ?

Je me per­mets de citer une par­tie d’un livre que j’ai lu récem­ment:
« Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul pro­blème avec les sons, c’est la musique. » De John Cage
“Offrir à cha­cun d’être son propre centre, au lieu de nour­rir l’illusion qu’être au centre, c’est pré­si­der. Cha­cun d’entre nous devrait être lui-même. Je parle natu­rel­le­ment d’anarchie : du credo selon lequel chaque per­sonne peut deve­nir son propre centre. »

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je n’ai jamais vrai­ment com­pris le sens de cette phrase que je trouve très pes­si­miste. Je pré­fère la phrase de Céline: “L’amour, c’est l’infini mis à la por­tée des caniches”. Elle est d’une vio­lence incroyable mais reste très réa­liste.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“

Je ne com­prends pas.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?

Avez-vous menti durant ce ques­tion­naire ? D’une cer­taine façon, cela m’a contraint à poser des mots sur des actes et des idées. Mais chaque réponse don­née en cache bien d’autres. Que l’on ne veut/peut pas dévoi­ler, que l’on n’a pas la place d’exprimer… il faut choi­sir et donc délais­ser cer­taines pos­si­bi­lité car tout ne peut pas être dit. Il faut peut-être ten­ter de répondre dif­fé­rem­ment à chaque inter­view pour, dans l’ensemble, trou­ver quelque chose de repré­sen­ta­tif. Mais il ne faut jamais tout dire, d’abord c’est impos­sible, puis on se retrou­ve­rait trop nu. On peut jouer ou men­tir… Bol­tanski com­pa­rait l’artiste à un enfant qui joue aux cow­boys et aux indiens. S’il meurt, il est vrai­ment mort dans le jeu… mais quand sa mère l’appelle pour prendre le goû­ter, il se relève, il n’est pas mort et retire son cha­peau de cow-boy. Donc on joue mais pour de vrai.
On ne peut pas être tota­le­ment artiste ou tota­le­ment libre mais on peut ten­ter. Ce jeu dure géné­ra­le­ment très long­temps, il peut être très hon­nête mais il ne faut peut-être pas oublier que c’est une forme de men­songe. Le spec­ta­teur veut voir des formes de réa­lité incon­nues et l’artiste tente de les fabri­quer de la façon la plus pré­cise qu’il soit, la plus véri­table. Comme ce fameux sque­lette de sirène pour cabi­net de curio­sité. On va au spec­tacle, à une expo… on va voir quelque chose, une pro­po­si­tion de vision. On espère res­sen­tir des per­cepts… là est peut être la seule vérité. Ce qui ce passe au moment de la ren­contre. Mais à ce moment-là, l’artiste est parti, il n’est pas là, il n’y a que le spec­ta­teur et l’œuvre. A ce moment, elle n’appartient peut-être plus à l’artiste mais à celui qui la regarde.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, le 29 octobre 2015.

1 Comment

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One Response to L’homme au loup : rencontre avec Quentin Pradalier

  1. Discamps Bernadette

    Epoustouflant!!!Bravo!!!
    Il me tarde de voir tes pho­tos.
    Bises
    Bernadette

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