Jacques Henric, Carrousels

De l’ombre à la lumière offusquée

« Qu’est-ce qui per­met au dis­cours de se pour­suivre ? » deman­dait Beckett. Dans un de ses pre­miers livres (enfin repu­blié), Jacques Hen­ric répon­dait en don­nant une réponse appa­rem­ment évi­dente : l’écriture. Mais pas n’importe laquelle : celle qui divise, mul­ti­plie et res­serre le temps et ses ins­tants dans le monde et afin d’habiter ses images. Celui qui entama son tra­vail d’écrivain et de cri­tique aux Lettres Fran­çaises à l’aube des années 60 et qui publia à leur cré­pus­cule son pre­mier roman, Archées, dans la col­lec­tion du mou­ve­ment Tel Quel auquel il par­ti­cipa avant de rejoindre entre autre mais sur­tout Art-Press. Il en est devenu à côté de sa com­pagne (Cathe­rine Millet) l’éminence grise. Là plus qu’ailleurs, il a conquis au fil du temps cette liberté qui était en germe dans  Car­rou­sels.
Plu­tôt que de res­ter inféo­der à des écoles de pen­sée, Hen­ric a tou­jours arpenté la lit­té­ra­ture et l’art en par­faite liberté (comme en témoignent ses essais sur Manet ou Klos­sowski). L’auteur s’est, entre autres et à juste titre, méfié des sémio­logues qui fai­saient pas­ser toute lec­ture ou regard sous leurs fourches cau­dines. Fidèle à ceux qui ont gratté le mal (Faulk­ner, Céline, Paso­lini, Guyo­tat), l’écrivain est resté en lutte pour mettre à nu les dévers de la condi­tion humaine et ses « atten­dus » sociaux et politiques.

Mêlant ombre et lumière, ter­reur et salut, il n’a cessé de pla­cer son exis­tence dans son œuvre sans pour autant la culti­ver à la Angot (spé­cia­liste d’un affli­geant pathos). Vie et écri­ture se mêlent étroi­te­ment dans un tra­vail qui tente de ne rien lais­ser dans l’ombre. Refu­sant de res­ter « planté » dans la géné­ra­tion qui l’a vu naître, Hen­ric a tou­jours recher­cher une place « dif­fe­rante » (pour par­ler comme Der­rida) afin de se déga­ger des croyances et des illu­sions idéo­lo­giques et tarau­der « la part mau­dite » et obs­cure qu’elles cachent.
Car­rou­sels reste à ce titre le texte majeur de l’auteur. Publié en 1980, ce livre ne cherche pas à épou­ser une thèse ou un genre roma­nesque. L’être y vaga­bonde. Ou y erre : « Il est des jours où je me réveille et où oui j’ai honte. Très mal­heu­reux ou très empê­ché de l’être c’est pareil et en souf­frant ». La com­plexité du moi sort de ses plis à tra­vers un mixage de poèmes, jour­nal intime, essai, récit qui signi­fie les débâcles fin de siècle (et qui per­durent) en une vision aussi radi­cale que douloureuse.

Repu­blier ce texte aujourd’hui est donc bien­venu (euphé­misme). Il per­met de resi­tuer Hen­ric à sa juste place. Le livre creuse des gale­ries dans bien des enfers déco­rés, dis­si­mu­lés, col­ma­tés, emplâ­trés et dans les­quels l’être se voit contraint de s’assimiler, de « s’incorporer » à une com­mu­nauté sociale ou reli­gieuse. L’auteur condam­nait par avance (en rete­nant les leçons de l’Histoire) les tue­ries qui per­durent et que les artistes n’ont cessé, avec leurs moyens, de dénon­cer. Même ceux qui sem­blaient ne pas y tou­cher — du Titien au Tin­to­ret, de Wat­teau à Cézanne, pour ne citer que les anciens.
Existe dans Car­rou­sels un dis­po­si­tif fic­tion­nel par­ti­cu­lier. Comme Jean-Pierre Faye, Hen­ric intègre les champs de l’émotion « pure » et de l’analyse afin de ne pas faire de l’écrivain un « chan­teur » mais un pro­duc­teur de réel par effet de frag­ments et de jux­ta­po­si­tions « intem­pes­tives » face aux repré­sen­ta­tions lisses et figées du monde. Pré­fé­rant la nota­tion simple aux grands dis­cours, Car­rou­sels reste l’exemple par­fait d’une œuvre qu’on a fini par occul­ter par ce qu’elle dérange. Par ses « repor­tages », l’auteur s’y veut en ten­sion et tou­jours res­pon­sable afin de faire jaillir de l’ombre la lumière offus­quée par ce que — sous cer­taines condi­tions– les mots ouvrent.

jean-paul gavard-perret

Jacques Hen­ric, Car­rou­sels, Édi­tions Tin­bad, 2015, 208 p. –18.50 €.

3 Comments

Filed under Romans

3 Responses to Jacques Henric, Carrousels

  1. Christelle Mercier

    Pour info, il va sor­tir, dans les jours qui viennent, une longue étude (12 pages) de Guillaume Bas­quin sur ce livre dans “La Revue lit­té­raire” (éd. Léo Scheer).

  2. Basquin Guillaume

    Ça y est ! Ça y est ! Cette étude, extrê­me­ment offen­sive, est sor­tie. (Note : il faut écrire de la cri­tique comme McEn­roe jouait au tennis.)

Répondre à Basquin Guillaume Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>