D’entre les murs ou la liberté de la pensée
Les Cahiers dirigés par Alain Jugnon et Sébastien Gallaire deviendront des outils majeurs pour tenter de cerner les voyages intérieurs de celui qui écrivait dans ses Cahiers du retour à Paris : “Les portes n’existent pas et on ne va jamais que nulle part que là où l’on est”. D’Artaud, qui demeure toujours masqué (ou passé sous silence), transparaît dans ce nouveau numéro un portrait qui est refusé trop souvent à l’auteur des Cenci. A savoir, celui qui pesa de « l’énormité de la vie matérielle et non religieuse (…) poète inique par excellence, pourfendeur de tous les occultismes et de chaque ésotérisme » (A. Jugnon). Cet angle de vue est important : lorsqu’on veut se débarrasser du corps d’Artaud et du corpus de l’œuvre, il est de bon ton (de bonne guerre pour certains ?) en effet de les pousser dance cette impasse d’où les Cahiers Deux les tirent.
Certes, il est toujours séduisant de limiter Artaud à une affirmation et sa conséquence : lorsqu’un incendie a été commis envers le langage et la pensée qu’il engendre, l’asile seul pourrait tendre les bras au « pyromane ». Mais plutôt que de convier à un banquet inattendu pour accueillir la victime-coupable, les contributions prouvent icique si les mots sont faciles la réalité l’est moins. Il convient donc de sortir le faiseur de torts de la simple affirmation qu’il est « tordu ». Ainsi, les commentaires — qui osent parfois des considérations apparemment éloignées du « sujet-Artaud » — prouvent comment un corps, ses organes, son langage dé-lié viennent « dans l’embrasure d’un malentendu articuler le réel » (Alexandre Costanzo).
Le Cahiers numéro deux embarque sans pathos en un voyage vers celui sans retour de la victime « condamnée de la société ». Il nous permet de nous immiscer par diverses entrées - pures créations littéraires (celles entre autres de Gérard Mordillat ou de Nathanaël), débat (Artaud vs Bousquet), jeu de citations (l’auteur vu par Deleuze et Derrida) ou encore en ouvrant l’œuvre à ses contextes (Jérôme Diwa, Arno Bertina) - à un approfondissement de celui qui est souvent grevé des seuls attributs de l’exclusion et de la réclusion.
Les contributions rétablissent bien des équilibres par les désenclavements proposés. Leurs auteurs se mettent en phase avec un univers dont le déplacement « initiatique » n’est pas celui qu’on croit. Les textes prouvent que ce qui était dit de l’auteur — entre autres que tout était désormais bouché au nom d’une “Réalité Divine Suprême” (termes qui mériteraient un long développement) — ne réduit pas l’homme à l’état de résidu.
Mais il y plus : l’importance des textes de création fait éprouver (mais sans compassion — elle serait bien mal venue) de l’intérieur une œuvre qu’on ne cesse de détacher de sa dernière petite fibre rouge de chair. La « souillure » lucide du poète fait que la déconstruction artaudienne s’arrachant au « néant erroné » comme sa rupture ontologique permettent une suite d’interrogations et servent de nourritures terrestres.
Ce Cahier numéro deux le démontre en faisant de la vie du poète une destinée et de son œuvre une nécessaire outrance. Celle d’un être qui, comme l’écrit Miguel Morey, « osa penser ».
jean-paul gavard-perret
Artaud, Cahiers numéro deux, Editions Les Cahiers, Meurcourt, 2015, 298 p. — 29,00 €.