Un ouvrage qui laisse parfois le lecteur sur sa faim mais qui contribue néanmoins à en faire un citoyen vigilant
Camille Aranyossy a passé une grande partie de sa jeunesse à l’étranger et, de la sorte, était, d’une certaine manière prédisposé au métier qu’il exerce : il est enseignant agrégaé d’histoire et de géographie, spécialisé en histoire contemporaine et plus particulièrement intéressé par ce qui fonde les relations internationales — la diplomatie qui les orchestre. L’on sait combien l’enseignement mène en des lieux variés et inattendus aussi ne sera-t-on guère surpris de voir que l’Education nationale a, par ses impénétrables voies, conduit Camille à rejoindre la rédaction du Littéraire pour chroniquer, en fin connaisseur, quelques-uns de ces essais historico-politiques que les profanes jugent souvent peu abordables pour eux mais que sa plume avisée se chargera de démystifier…
La rédaction
On connaît la traditionnelle histoire, souvent ennuyante lorsque les auteurs cherchent à les glorifier, des “décideurs” et des inventeurs, de ceux dont la société se souvient, de ces grands noms comme Napoléon, Pasteur ou Clemenceau mais qu’en est-il des anonymes, de ceux dont l’histoire semble ne pas avoir voulu retenir les noms ?
La recherche historique désire identifier les principales forces qui ont dirigé, rassemblé ou mobilisé les individus. Dans cette approche classique et universitaire, l’individu ne compte alors plus que comme un exemple, un “type” utilisé à soutenir, contredire ou nuancer une thèse, soumis qu’il est avec d’autres anonymes à une règle générale, comme un élément déterminé, comme une partie minuscule mais signifiante et parfois symbolique d’une masse ou d’une classe. Quelle position confortable que celle de l’historien, conscient des forces du passé, qui peut alors prédire le futur des individus qu’il étudie, expliquer leurs succès et leurs échecs, distinguer les “bons choix” des “mauvais choix”.
Dans cet ouvrage Marc Ferro replace l’individu dans sa liberté, dans sa fragilité au sein de quelques grands bouleversements (Révolution russe, nazisme, Occupation, guerre d’Algérie, crises économiques) du XXe siècle. Ce n’est pas pour autant le retour à une histoire strictement événementielle, ni anecdotique, car Marc Ferro, sans renoncer à un certain déterminisme historique, cherche plutôt à montrer les rapports entre les grandes règles et forces de l’histoire et la pluralité infinie des trajectoires individuelles.
S’abstenir de juger, mais chercher à comprendre. Le livre commence par des cas isolés : histoire absurde de Marcel N. qui veut profiter des vacances à Grenoble en juillet 1944 sans rien demander à personne et qui meurt dans un camp à la suite d’une rafle ; description ironique pleine d’une douce amertume du destin tragique de Maurice Halbwachs obsédé par son siège au collège de France également mort dans un camp pendant la guerre. Ne pas dégager des modèles d’actions individuelles mais (re)trouver des individus avec leurs ambiguïtés, leurs évolutions, leurs revirements.
Certains individus par leurs fonctions ou leur appartenance à des groupes sociaux particuliers peuvent être placés devant des situations plus complexes ou contraints à faire des choix ayant des conséquences sur leurs propres vies et sur celles des autres : les militaires, les hommes politiques, les fonctionnaires — lors de l’Occupation par exemple. D’autres par leur origine régionale, religieuse ou sociale peuvent connaître des destins particuliers, voire tragiques comme les Alsaciens pendant les guerres, les paysans propriétaires lors de la Révolution bolchevique ou les Juifs. Comme le dit prosaïquement un protagoniste, être policier sous l’Occupation peut s’avérer une position bien délicate : “Qu’on fasse arrêter 10 personnes sur les 100 qu’exigeait la Gestapo et l’on pouvait être révoqué à la Libération, après l’avoir été par Vichy pour avoir laissé échapper les 90 autres.”
À travers des exemples complémentaires et parfois contradictoires (destins croisés de Fritz Lang et de Georg Wilhelm Pabst) où se croisent des personnages connus (de Gaulle, Staline ou Mitterrand) et d’autres moins connus (Georges Guingouin), Marc Ferro tente de dégager les forces qui expliquent leurs trajectoires. Rendre visible ce qu’eux-même n’apercevaient pas. Pour cela, l’historien peut rappeler les conjonctures économiques, sociales et politiques, dégager des structures plus profondes ou des courants culturels. La radicalisation du régime mis en place au lendemain des révolutions russes s’explique par la montée des cadres d’origine populaire dans l’appareil d’État, phénomène dont les ouvriers et paysans de l’époque n’avaient pas pris toute la mesure. La description des rêves est souvent révélatrice de ces forces et de leur pouvoir ; dans une Allemagne contrôlée par les nazis, un médecin rêve de la disparition des murs de son appartement suite à un décret… Comprendre comment les colons européens d’Algérie, sourds aux exigences démocratiques des Algériens ont pu se tourner vers de Gaulle, se sentir trahis et finir par se tourner vers l’OAS. Une histoire d’aveuglements successifs.
Toutes les réponses apportées par Marc Ferro ne sont pas toujours de la même qualité, ni même toujours satisfaisantes dans la mesure où elles nous laissent parfois sur notre faim, comme il l’écrit lui-même : Pour rendre compte des réseaux d’intelligibilité et de participation à l’Histoire, oui, il reste encore du travail…
Cet ouvrage ne nous met pas seulement en appétit mais il peut aussi contribuer à faire de nous des citoyens vigilants et responsables. Que notre enthousiasme repose sur la critique plutôt que sur la crédulité : voilà un message que ce livre peut nous apporter.
camille aranyossy
Marc Ferro, Les Individus face aux crises du XXe siècle. L’histoire anonyme, Odile Jacob, janvier 2005, 426 p. — 25,00 €. |
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