Miroirs et selfies de Yayoi Kusama : l’autre et le même
Jadis, le miroir était interdit aux « vilains » : seuls les nobles puis les bourgeois eurent droit à leur reflet peu à peu fixé dans l’art du portrait. Celui-ci s’est démocratisé par la photographie puis l’auto-photographie grâce à l’art (ou la technique) du selfie. Ce transfert médiumnique et son déclassement social sont objet de mépris : on veut n’en retenir qu’un mauvais goût. Mais celui-ci peut devenir subversif tant la trans-visibilité anime l’être depuis la nuit des temps. Yayoi Kusama le prouve par son glissement progressif — dans l’art du portrait — d’une technicité de la self-représentation à une autre.
C’est en 1965 à New York que l’artiste japonaise a commencé ses jeux avec Infinity Mirror Room – Phalli’s Field à la Richard Castellane Gallery. Sur 25 mètres carrés, la jeune plasticienne entama ses “dédoublements” kaléidoscopiques au milieu de protubérances phalliques rouges et blanches. Cinquante ans plus tard, Yayoi Kusama reste par ses installations une sorte d’attraction pour beaucoup de grands musées et institutions dans le monde entier. On peut citer Fireflies on the Water (Musé de Nancy, Whitney Museum, 2012) ou encore The Souls of Millions of Light Years Away (The Broad de Los Angeles 2015). L’artiste cherche toujours à incarner le corps selon divers types de prolifération. Avec ses selfie chambers ou ses Selfie happy installations, ce n’est plus le visage lui-même qui est démultiplié mais les objets qui l’entourent : téléphones cellulaires ou impressions géométriques phalliques pas exemple. Manière pour l’artiste d’immerger le portrait dans une mer plastique qui est sans commencement ni fin. De telles installations sont difficilement photographiables car la 2 D ne montre que partiellement l’émotion et l’immersion que Yayoi Kusama suggère.
Ses œuvres aux miroirs peuvent aisément renvoyer aux théories de Lacan– en particulier dans son idée que le reflet est formateur de l’ego puisque toute image simple n’est jamais une simple image. Nous regardant dans un miroir, nous nous rencontrons comme une unité déceptive certes, mais créatrice d’une personne entière, un “je” simple et complet. Pour multiplier ses apparences et ses scènes personnelles, Yayoi Kusawa en multiple les reflets par les jeux de miroirs jusqu’à créer un paysage merveilleux où l’être est à la fois partout et nulle part.
Après l’utilisation des miroirs classiques, l’apport chez l’artiste des selfies comme prolongements des premiers fut capital et le demeure. Le selfie permet en effet de trouver une autre vision que celle renvoyée par le miroir. Il permet par ailleurs à tout utilisateur de devenir “performer” de lui-même en s’auto-diffusant sur les réseaux sociaux afin d’imposer aux autres ses propres genre, classe, sexualité, bref son identité. L’art du selfie — du moins tel que le développe la créatrice – permet de donner, en un clic, l’impression d’être artiste créateur d’une autofiction visuelle qui vient créer à la fois illusion et réalité selon un reflet encore plus large que celle des jeux de miroirs.
L’effet hallucinatoire se perd mais cela reste un moyen de comprendre le travail à la fois de recherche et de dissolution d’identité que l’artiste continue d’approfondir. A partir de ses propositions, beaucoup de musées où elle expose ont eu l’idée de donner à chaque visiteur quelques minutes pour expérimenter ce que les travaux que l’artiste proposent. C’est aussi une manière que le “stade du miroir” du selfie accède à une considération plus consistante. Les visiteurs peuvent se confronter à ce que Yayoi Kusama en fait dans ses habits rouges. Elle s’y projette comme un objet inanimé au sein d’autres objets ou joue de camouflages par mimétisme avec les éléments dans lesquels elle se perd pour se retrouver dans le jeu du même et de l’altérité.
jean-paul gavard-perret
Yayoi Kusama,
- The Place for My Soul, Matsumoto City Museum of Art, Nagano, Japon, 7 juillet 2015 — 26 juin 2016
- Infinity mirror Rom, Fireflies on the water, collection permanente Musée de Nancy